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1.3. La place de l’Europe, où se déploient des signes de la modernité industrielle

1.3.1. Le Pont de l’Europe

Ce tableau fait partie des plus magistralement réalisés dans les années 1870, notamment en raison de ses dimensions (124,7 x 180,6 cm). Il est également le premier d’une série de scènes des rues parisiennes présentée à l’exposition impressionniste de 1877. Il marque le début d’un nouveau type de travail d’observation basé sur une vue à hauteur d’homme. C’est pourquoi nous lui accordons une telle importance dans notre démonstration.

Depuis une des six rues convergeant en direction de l’immense pont de l’Europe (rue de Madrid), Caillebotte peint une scène quotidienne surplombée par un soleil éblouissant. Des passants, au premier plan, marchent sur le trottoir, tandis que d’autres, plus éloignés, traversent la rue aux côtés de fiacres. Parmi ces sujets, un couple, un ouvrier et un chien se détachent particulièrement. D’abord, plus près du spectateur, au centre de la composition, un chien se dirige vers l’arrière de la scène. L’ombre violacée de ce dernier se reflète sur le sol de couleur crème. À sa droite, un ouvrier, accoudé à la balustrade du pont, regarde en contrebas entre les poutrelles métalliques croisées, vers la gare Saint-Lazare. Son attitude décontractée, son habit clair et sa posture contrastent avec ceux du couple bourgeois, à quelques pas derrière lui. Une femme, se protégeant des rayons du soleil par une ombrelle, élégamment vêtue d’une robe sombre et d’un chapeau orné de différentes textures, s’avance vers le spectateur. À sa droite, un homme, aussi vêtu soigneusement, la devance quelque peu. Ce dernier tourne légèrement la tête vers sa gauche et semble vouloir entamer une conversation avec le personnage féminin, qui, à son tour, tourne la tête dans sa direction. Venant tout juste de les croiser, un second ouvrier portant casquette et blouson de travail, vu de dos, s’éloigne vers l’arrière de la scène.

L’élément central dans cette toile est le pont, comme l’indique d’ailleurs le titre. Aux teintes de gris foncé, il contraste avec les éléments pâles du plan éloigné. Il occupe une large partie de la scène. Sur la droite, près du cadre inférieur, commence son avancement dans l’espace. De bas en haut, il monopolise la partie droite de cette section du tableau. Puis, peu à peu, la forme du pont rétrécit, en raison de l’effet de perspective. Un espace en entonnoir se dessine entre son sommet et sa base pour ainsi terminer son avancée dans la scène, à la hauteur de la tête du personnage féminin tenant une ombrelle. Son terme, dans la composition, ne peut pas être observé, car une vapeur blanche et des passants le cachent. Son ombre portée sur le sol montre également sa structure.

Une vue en hauteur sur la gare Saint-Lazare se dessine sur la droite, à travers les premiers croisements du pont en treillis. Nous pouvons y apercevoir quelques cheminés et un toit bleu. Au loin, complètement en retrait, apparaît, entre les poutrelles, un train laissant échapper une fumée grise. À quelques mètres de lui, un ouvrier, vêtu d’un habit bleu, se

retrouve debout. À travers la charpente du pont, une épaisse fumée blanche, jaillissant d’un train passant tout juste sous sa structure, s’échappe dans les airs. Une partie de la structure métallique de même que quelques immeubles en arrière-plan sont dissimulés derrière la fumée. Il importe de souligner ici que dès ce tout premier tableau de notre corpus, Caillebotte accorde une importance à la vision en hauteur – qu’il exploitera bien sûr autrement et systématiquement plus tard. Il exploite, à l’intérieur de cette vue à hauteur d’œil, une vue en hauteur sur l’univers ferroviaire. Ces « prémices » à ce type de vue plongeante indiquent que le peintre répond à sa propre volonté de reproduire la ville telle qu’elle se perçoit. Il en tire les vues qu’il estime fidèles à l’urbanité qui l’entoure, pour son étude sur le Paris moderne.

Une bande d’immeubles au loin se détache du ciel bleu clair, ponctué par quelques nuages. Bien que l’architecture des bâtisses soit présente, elle se fond dans le décor. Un ton plus foncé différencie les toits mansardés bleu-gris du ciel. Quant aux façades beige clair, elles se rapprochent de la couleur du sol. Les cheminées en briques colorent toutefois ce plan éloigné, par des touches rouge orangé. À travers les poutres et au bout de la rue, les bâtiments constituent l’arrière-plan, et ce, de part en part de l’œuvre. Une ouverture vers le lointain est peinte, juste au-dessus de la tête de l’homme au chapeau haut-de-forme, près du spectateur. Il s’agit du seul endroit dans la composition qui laisse entrevoir une percée entre les immeubles. C’est d’ailleurs dans la rue Saint-Pétersbourg, entre ceux-ci, que Caillebotte s’installera pour peindre, l’année suivante, Rue de Paris, temps de pluie.

Le point de vue choisi permet une vue d’ensemble sur une bonne partie du pont. Debout, loin de la partie centrale du pont de l’Europe69, l’artiste décentre le point focal de

la scène vers la gauche. De sorte que tous les éléments de la toile, tels que la rue, le trottoir, la balustrade, le pont et les édifices au fond, convergent vers le point de fuite, situé directement sur la tête du promeneur élégant. L’espace en entonnoir aspire littéralement le spectateur vers cette partie du tableau. D’abord, son regard est entraîné par la fuite accélérée de la structure imposante métallique. L’œil, arrivé au visage de l’homme, est

ensuite redirigé vers l’ouvrier accoudé à la balustrade. Ce changement de direction est principalement causé par la tête du personnage masculin légèrement tournée vers la droite. Une fois que le regard s’est posé sur cette partie de la peinture, il suit à nouveau l’avancement du pont dans l’espace ; un va-et-vient entre ces deux parties s’active désormais. Le chien, placé au centre de cette oscillation, crée une certaine rupture. Si l’œil est porté vers la droite, l’animal, quant à lui, le conduit vers le point central. Sa posture bien droite vers l’avant, soulignée par son reflet au sol, de même que son museau levé dans les airs répètent la cadence déjà établie dans l’œuvre, soit celle de la perspective linéaire avec une nette affirmation des lignes de fuite.

Dans une idée de convergence entre chacun des éléments de la toile, Caillebotte en manipule les composantes pour atteindre un équilibre de la perspective linéaire. Il traite le site en fonction de son point de vue qui n’a pas été choisi au hasard. Nous remarquons qu’il apporte des modifications pour mieux structurer visuellement la composition (guider l’œil du spectateur) et ainsi équilibrer l’ensemble de la scène. Procédons à une analyse plus détaillée pour comprendre la méthode rigoureuse du peintre.