• Aucun résultat trouvé

III. 1. Nature comme ensemble des choses extérieures

III. 1.3. Le vrai maître, c’est Dieu

On ne peut pas s’appuyer sur la pensée de Descartes pour justifier une conquête agressive, dévastatrice d’équilibres naturels, ordonnée à d’autres fins que celles légitimes de l’existence humaine. Le philosophe ne cautionne pas une volonté de puissance pour la puissance c’est-à-dire un pouvoir technique désolidarisé du souci de la sagesse.

Il importe de prendre en compte la place du « comme » et la majuscule du mot Nature dans la construction du raisonnement de Descartes. En majuscule, la Nature signifie clairement qu’elle est une instance supérieure à l’homme et que l’homme n’est pas Dieu. Seul Dieu est maître et possesseur de la nature. L’homme ne saurait donc se substituer au créateur et disposer de la nature comme un souverain. Autrement dit, il n’y aura pas entre l’homme et le véritable maître et possesseur de la nature une relation d’identité, mais une simple similitude, une ressemblance qui limitera donc le pouvoir de l’homme sur la nature. D’ailleurs, à la lecture de la pensée de Descartes on comprend qu’il n’est pas possible que l’homme atteigne ce niveau de puissance puisque le seul maître et possesseur de la nature est son créateur c’est-à-dire Dieu. L’homme est donc investi d’une certaine responsabilité vis-à-vis de la création sur laquelle il ne peut pas agir à sa guise, simplement pour assurer son confort et satisfaire ses désirs. Les précisions qu’apporte Descartes sur la finalité de son projet confirment d’ailleurs cette analyse, car l’art de la médecine qui conjugue la

connaissance scientifique du corps humain et l’action sur celui-ci pour redonner la santé ne consiste pas à modifier la nature en profondeur, mais plutôt à la seconder pour rétablir un équilibre rompu.

Si Descartes reconnaît que Dieu a créé toutes les choses pour l’usage de l’homme, il précise également le sens de ce qu’il faut entendre par cette expression : « ce n’est que pour notre usage que Dieu a créé toutes les choses ». Ainsi, poursuit Descartes, « Car encore que ce soit une pensée pieuse et bonne, en ce qui regarde les mœurs, de croire que Dieu a fait toutes choses pour nous, afin que cela nous excite d’autant plus à l’aimer et à lui rendre grâce de tant de bienfaits ; encore aussi qu’elle soit vraie en quelque sens, à cause qu’il n’y a rien de créé dont nous ne puissions tirer quelques usages, quand ce ne serait que celui d’exercer notre esprit en le considérant, et d’être incités à louer Dieu par son moyen, il n’est toutefois aucunement vraisemblable que toutes choses aient été faites pour nous, en telle façon que Dieu n’ait eu aucune autre fin en les créant. Et ce serait, ce me semble, être impertinent de se vouloir servir de cette opinion pour appuyer des raisonnements de physique ».1

Certes, la modération de Descartes lorsqu’il incite l’homme à être « comme maître et possesseur de la nature » est avérée. Il entend par là que le seul maître et possesseur, c’est Dieu et que l’homme ne pouvait pas s’ériger en souverain de la nature. L’homme, pour Descartes, ne peut être maître du monde par ses pensées que lorsqu’il est maître de ses pensées. Ici, Descartes invite l’homme à s’imposer des limites à lui-même, car, ni la nature qu’il domine d’une manière que Descartes ne pouvait imaginer, ni Dieu qui ne peut intervenir sur la liberté, ne pousse à le faire. Toutefois, le projet scientifique cartésien est complexe, car il repose sur une subjectivité puissante, qui cherche à améliorer ses conditions d’existence, mais également consciente de ses propres limites. C’est ainsi que dépassant son époque et son contexte Descartes peut être pour nous une leçon.

En outre, si on occulte ce « comme », on fait de Descartes le pionnier de ceux qui, voulant imposer à la nature la domination de la raison, conduisent à « l’arraisonnement » technique du monde, dont nous constatons aujourd’hui les dégâts. Ce n’est pas une façon de faire justice à la philosophie de Descartes. Le « comme » marque à la fois une atténuation et une comparaison. Il est question d’être

1 AT IX-2, 104.

« Une maîtrise technique de la nature procède en connaissance de cause et suppose la conscience que le monde n’est pas fait pour nous et que la nature n’a pas d’égards particuliers envers l’homme » (P. GUENANCIA, lire Desc., p. 362).

« comme maître de la nature » comme on est maître de ses passions, en n’ignorant pas leur force, mais en modifiant leur effet par un acte de volonté. Ainsi lorsqu’on pense être les maîtres et possesseurs de la nature, l’on ne doit pas oublier que la maîtrise que nous avons sur la nature ne se justifie pas sans précisément la connaissance métaphysique que l’homme, loin d’être le maître, n’est que comme le maître. Cette comparaison annule toute idée d’identité entre le vrai maître qui est Dieu et l’homme qui n’est qu’un maître sui generis. Elle reporte ainsi l’idée de maîtrise à son ordre spécifique c’est-à-dire à la pensée ou au moi en tant que chose pensante. En d’autres termes, l’homme ne peut exercer son véritable pouvoir que sur ce qui lui appartient en propre. La seule satisfaction légitime qu’il peut ressentir en exerçant son pouvoir c’est lorsqu’il se l’applique à lui-même, à ses idées et à sa volonté. Agir autrement, c’est-à-dire trouver d’autres motifs de contentement, c’est ouvrir la voie à l’arbitraire. C’est pourquoi l’homme cartésien ne trouve d’autre contentement que celui d’user de façon appropriée de son entendement et de substituer aux présentifications incertaines et inintelligibles, des idées claires et distinctes.

Il importe de prendre l’expression de Descartes, « être comme maître et possesseur de la nature », pour ce qu’elle est : une métaphore. Avec Paul Ricœur, nous savons que « le lieu de la métaphore, son lieu le plus intime et le plus ultime, n’est ni le nom, ni la phrase, ni même le discours, mais la copule du verbe être. Le « est » métaphorique signifie à la fois « n’est pas » et « est comme »1. La

compréhension de cette expression est donnée par Descartes lui-même. Lorsqu’il écrit que l’homme est appelé à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », il laisse entendre par là qu’il ressemble, mais sans pour autant être identique au « maître et possesseur de la nature ». C’est là le propre de la ressemblance. Dans le quatrième discours de La Dioptrique, Descartes le fait savoir en ces termes : « il faut au moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait point de distinction entre l’objet et son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ; et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressemblent pas tant qu’elles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, n’étant faites que d’un peu d’encre posée çà et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes,

des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que, d’une infinité de diverses qualités qu’elles nous font concevoir en ces objets, il n’y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; … en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler »1

C’est à tout comprendre de la déduction que Descartes fait des notions générales de sa physique, les « connaissances utiles à la vie. » Elles sont utiles premièrement en ce qu’elles sont tout simplement des connaissances et secondement, elles permettent de faire disparaître les croyances erronées que se font les hommes des ouvrages de la nature qu’ils considèrent comme leur appartenant. En clair, Descartes nous invite à trouver dans la conjugaison de la maîtrise de soi d’avec l’usage de son libre arbitre comme l’unique principe auquel l’estime de soi peut être fondée en raison. Ne se fier qu’aux idées claires et distinctes de son entendement « pour bien conduire sa raison » et aux fermes résolutions de sa volonté pour bien conduire sa vie nécessitent donc de savoir au préalable que rien ne dépend de nous que nos pensées. C’est ainsi que la maîtrise devrait s’entendre comme une manière d’agir, comme un agissement découlant ou résultant d’une connaissance vraie, en l’occurrence, celle de la nature et du corps, et aucunement dans le sens d’un pouvoir s’appliquant à une chose que l’on croit à tort s’approprier.

Descartes est on ne peut plus clair à ce sujet, lorsqu’il écrit dans Les passions de l’âme : « Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblable à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne ».2

Outre ce qui vient d’être souligné ci-dessus, il y a lieu de noter d’abord que la maîtrise de nous-mêmes ne peut être comprise que lorsqu’elle est l’indice de ressemblance plus ou moins parfaite de l’homme avec Dieu. Descartes est conscient de la finitude de l’entendement humain. Elle est même à ses yeux radicale et indépassable. Mais Descartes reconnaît aussi que cette finitude n’étant pas fermée sur elle-même renvoie à l’idée positive de l’infini, ne serait-ce que le mode de l’image.

1 AT VI, 113. 2 AT XI, 445.

Cette nuance restrictive renseigne que « l’homme est aussi peu le maître et possesseur de la nature qu’il est Dieu (pour lui-même et pour les autres) ; il est, pour les mêmes raisons, comme maître et possesseur de la nature […] L’homme n’est pas un être autarcique ni une réalité sui generis… sa puissance n’est jamais que d’emprunt. Pratiquement, cela veut dire que l’homme a toujours des comptes à rendre sur l’emploi qu’il fait de ses facultés, et surtout de celles qui lui sont propres ».1

Voilà pourquoi l’homme, n’ayant aucune puissance de faire agir la nature ou de faire valoir sur les autres, doit chercher d’abord à exercer ce pouvoir sur lui-même et chercher aussi, à partir d’une connaissance quasi parfaite des causes de la nature, à obtenir des effets qui ne lui sont pas ordinaires. Ce « comme » restrictif nous indique ce qu’il faut entendre par être « maître et possesseur ». Ce n’est qu’en étant maître et possesseur de soi qu’on peut, en toute rigueur, être « maître et possesseur de la nature. » Par conséquent, l’homme est invité à un double travail. D’abord sur lui- même en cherchant à régler ses désirs et ensuite sur les choses extérieures en prenant appui sur la connaissance de la nature qui lui permet d’en tirer un usage possible. Ce qui nous permet d’affirmer que l’usage raisonné et rationnel des choses est conditionné ou mieux est la résultante du règlement de l’âme.