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Le bon sens à l’épreuve du doute

II. 1. L’illusion du monde sensible

II. 1.2. Le bon sens à l’épreuve du doute

Descartes ouvre son Discours de la méthode par une déclaration qui est en réalité une opinion commune : le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Mais Descartes constate également que « chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter à toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont »1. Ce que Descartes entend par le bon sens n’est rien d’autre que « la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux ». A Burman, Descartes livre sa propre relecture du début de son Discours et avoue qu’« il y en a beaucoup qui reconnaissent être inférieurs aux autres pour l’intelligence, pour la mémoire, etc. Mais cependant chacun pense qu’il excelle par le jugement, par l’aptitude à donner un avis au point d’être l’égal de tous les autres en cette matière. A chacun sourit son avis. Autant de têtes, autant de façons de voir »2. Que les hommes soient si satisfaits de leur jugement, parce que la puissance de bien juger est égale chez tous, cela est, bien entendu, connu de tous. « Autant de têtes, autant de façons de voir », tente-t-il de rappeler à Burman. Mais là où l’on retrouve du Descartes, c’est lorsqu’il indique par quelle voie nous devons conduire nos pensées. Si la raison est reconnue comme commune à tous les hommes de façon équitable, cela est alors une preuve « que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies ». Et notre auteur de conclure : « car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien »3. Donc, le bon sens ne suffit pas, mais le principal est ce qu’il faut savoir pour acquérir l’habitude de bien penser. En d’autres termes, le bon sens est toujours déjà et nécessairement indissociable de la méthode qui fait qu’il soit bon. Cette nécessité de bien conduire nos pensées dès lors que nous sommes tous dotés du bon sens, Descartes l’exprime aussi dans la Lettre-Préface en ces termes : « J’ai pris garde, en examinant le naturel de plusieurs esprits, qu’il y en a presque point de si grossiers ni de si tardifs, qu’ils ne fussent capables d’entrer dans les bons sentiments, et même d’acquérir toutes les plus hautes sciences, s’ils étaient conduits comme il faut »4.

1 AT VI, 1-2.

2 Descartes, Œuvres et Lettres, Textes présentés par André Bridoux, Gallimard, 1953, p. 1397. 3 AT VI, 2.

Cependant, cette invitation à l’évidence ne va pas sans solliciter quelques incertitudes, et donc quelque doute. C’est ainsi que Père Mersenne fait parvenir à Descartes cette objection de certains théologiens et philosophes : « Et d’où avez-vous appris que, touchant les choses que vous pensez connaître clairement et distinctement, il est certain que vous n’êtes jamais trompé, et que vous ne le pouvez être ? Car combien de fois avons-nous vu que des personnes se sont trompées en des choses qu’elles pensaient voir plus clairement que le soleil ? »1

. L’objection est de taille et observe qu’il ne suffit pas de penser connaître ou voir clairement et distinctement que l’on ne peut pas se tromper. Même ce qui peut être considéré comme évident peut se révéler sans cohérence. Mais sur ce point, Descartes est d’une lucidité exemplaire qui a peut-être échappé à ses objecteurs. Parce que lui-même déclare dans le Discours de la méthode que « souvent les choses qui m’ont semblé vraies, lorsque j’ai commencé à les concevoir, m’ont paru fausses, lorsque je les ai voulu mettre sur le papier »2.

Même lorsqu’il découvre l’évidence de « je pense, donc je suis » comme modèle de toute évidence, au moment d’établir la règle générale, Descartes n’occulte pas la difficulté de son établissement et s’exprime en ces termes : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : « je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; mais qu’il y a seulement quelques difficultés à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement »3. Et comme

l’indique la première Méditation, cette difficulté est ce qui va engendrer le premier moment de l’entreprise philosophique de Descartes. « Il y a déjà quelque temps écrit Descartes, que je me suis aperçu, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain »4

. L’on comprend dès lors que l’expérience que fait Descartes est celle d’un homme qui se croit riche, mais avec des poches remplies de fausses monnaies. Autrement dit, avant l’évidence, il y a la pseudo-évidence comme le moment marquant l’origine d’une philosophie de l’évidence. C’est ainsi que Descartes, lorsqu’il écrit le Discours de la méthode pour

1 AT IX-1, 99-100.

2 AT VI, 66. 3 AT VI, 33. 4 AT IX-1, 13.

bien conduire sa raison, sait d’expérience ce que signifie une raison mal conduite, prenant ainsi le familier pour le rationnel.

Par conséquent, Descartes qui a conscience du caractère ambigu de toute évidence, s’évertuera à définir les moyens de reconnaître une évidence de ses contrefaçons. En relisant attentivement le premier précepte de la méthode, on peut se rendre compte que, non seulement que Descartes indique que la fin, c’est l’évidence, mais aussi qu’il signale les dangers à éviter pour l’atteindre. Ainsi y lit-on : « … ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention »1. Pour

Descartes, le bon sens, qui est la puissance de bien juger, a comme objectif de distinguer le vrai d’avec le faux. Cet objectif peut ne pas être atteint lorsque le jugement affirme trop vite ou lorsqu’il est une reprise d’un jugement tout fait. Certes, il convient de retenir son jugement en évitant la précipitation et la prévention. Mais pour atteindre l’évidence de façon certaine, Descartes conseille, toujours dans ce premier précepte de la méthode, de « ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute »2. Ce qui résiste au doute est donc le signe de

la vérité.

De toute évidence, la démarche de Descartes est de nous inviter à exercer notre vigilance rationnelle. Celui qui cherche à être rationnel, doit veiller aux jugements des hommes et en particulier doit faire attention à son propre jugement, en prenant soin de repérer ce qui relève des préjugés, des jugements tout faits pour laisser place à une démarche plus circonspecte. Certainement, le début du Discours de la méthode est une proclamation de confiance fondamentale dans l’esprit humain, mais cette confiance ne peut être crédible que si celui-ci est bien assuré c’est-à-dire s’il s’engage à obéir à une conduite ou mieux une méthode susceptible de le conduire à des connaissances certaines. La connaissance des hommes pourrait être grande, à condition d’être convenablement et décemment conduite. Cette philosophie considère que l’esprit humain est un véritable trésor qu’il faut apprendre à bien l’utiliser, car, pour Descartes, il n’y a pas d’esprits si grossiers ni si tardifs, mais tout simplement que des esprits mal utilisés.

1 AT VI, 18.

Il est important pour dissiper tout malentendu, de préciser que Descartes ne nous impose pas une méthode particulière et unique. Ainsi, définit-il son dessein : « mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables »1. Le propos de Descartes est de se donner en exemple et non en modèle.

Il s’adresse à toute l’humanité en lui délivrant un message de confiance en son esprit, qu’il est un trésor qui renferme d’immenses potentialités de création et d’invention et qu’il serait désastreux de ne pas pouvoir bien l’utiliser. Et pour bien utiliser son esprit, une bonne méthode pour l’y conduire est indispensable, parce que la créance que nous accordons à notre jugement et à tout ce qui nous entoure sans la garantie que nous apporterait une bonne méthode est souvent source d’erreurs. Le bon sens a beaucoup de risques de s’enfoncer dans l’erreur s’il ne sollicite pas le secours de la méthode.