• Aucun résultat trouvé

Du doute du monde au doute des opinions

II. 1. L’illusion du monde sensible

II. 1.3. Du doute du monde au doute des opinions

Si Descartes sollicite notre vigilance rationnelle, c’est parce que souvent le faux prend la forme du vrai et que nous devons le démasquer. Dès ses premières années, comme le souligne la première Méditation, Descartes reconnaît avoir reçu quantité de fausses opinions pour véritables. Il parle des opinions parce qu’il s’agit justement des idées non fondées. Lui qui s’assigne comme objectif d’« établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences », ne peut pas admettre le vraisemblable ou le probable, car la connaissance exige des certitudes. Dans cette attitude de Descartes, on retrouve alors l’attitude de réserve, de doute qu’il éprouve à l’égard de l’éducation qui lui a été donnée et qui le conduit à révoquer en doute l’ensemble des opinions reçues, tant philosophiques que scientifiques. Il estime que rien de vrai ne peut être fondé sur les a priori. Ainsi le début de la première Méditation ressemble au Discours de la méthode dans la mesure où il fait ressortir l’idée qu’ayant été enfants avant d’être adultes, nous avons donc admis sans esprit critique ce qu’on nous a transmis. C’est ainsi que notre esprit est plein de préjugés sur lesquels on ne peut rien fonder dessus. D’où il faut les remettre en cause parce qu’il

s’avère que le préjugé en tant qu’opinion ou en tant qu’une idée préconçue ne peut constituer le fondement de la connaissance.

Pour se défaire des opinions reçues et commencer tout de nouveau dès les fondements afin d’établir quelque chose de ferme et constant dans les sciences, Descartes reconnaît l’immensité de l’œuvre. Ainsi, énonce-t-il deux conditions pour entreprendre l’ouvrage : la maturité et le loisir. « Mais cette entreprise, écrit Descartes, me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps, qu’il me reste pour agir »1. Derrière ce texte, il y a certainement l’idée, comme l’affirme Henri Gouhier, que « l’état d’enfance crée une situation où la pensée est subordonnée à la vie »2.

Autrement dit, les propos de Descartes assimilent la jeunesse ou l’enfance à l’âge des passions. Or, la passion est l’affection ou le changement interne que subit l’âme sous l’impulsion du corps. Dans sa lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, il définit les passions comme « les pensées qui sont ainsi excitées en l’âme sans le concours de sa volonté »3. Donc, c’est l’action du corps qui domine sur l’âme ou sur la raison. Dans cette perspective, il n’est pas aisé à l’homme passionné de raisonner avec clairvoyance et lucidité, car il est un homme qui se laisse commander par ses appétits. Il manquerait cette intelligence pénétrante et subtile qui saisit ce qui échappe à la plupart des hommes. Ainsi, le projet cartésien de se défaire de toutes les opinions reçues, dont il avoue avoir eu l’idée depuis longtemps, « a donc été ajourné en même temps que formé »4. Dans cette entreprise, il est question « d’asphyxier l’enfant qui

survit dans l’homme mûr, c’est moins un accouchement, selon la métaphore socratique, qu’un infanticide »5. Par conséquent, la première tâche de la philosophie

va consister à « détruire une structure mentale durement solidifiée au cours de l’enfance »6. Comme avec l’âge, les passions s’amenuisent, Descartes se sent apte à mener à terme avec réussite son projet et qu’il ne peut plus attendre pour ne pas prendre le risque d’être trop tard.

1 AT IX-1, 13.

2 H. GOUHIER, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, J. Vrin, 1999, p. 57. 3 AT IV, 310.

4 Al II, 404 note 2.

5 H. GOUHIER, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, op. cit., p. 58. 6 Ibidem, p. 58.

Outre la nécessité de faire mourir l’enfant en nous pour se défaire des opinions reçues, il importe également d’observer un certain « otium philosophique », c’est-à-dire le temps de repos qu’on peut se donner pour se consacrer à la méditation ou au loisir studieux. C’est un temps de loisir personnel, aux incidences intellectuelles, vertueuses ou morales avec l’idée de se tenir à l’écart du quotidien, des affaires et dans le but de favoriser les activités ayant trait au développement artistique ou intellectuel. C’est ce qu’il faut comprendre lorsque Descartes écrit : « Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions »1

. Ce qui revient à dire qu’une certaine disponibilité sociale pour philosopher est nécessaire. C’est dans une solitude paisible et assurée que Descartes est arrivé à se consacrer à l’élimination des opinions. C’est l’idée d’avoir un esprit libéré de tout souci pour le maintenir dans une attention soutenue. Laisser son esprit s’affranchir du quotidien et des affaires devient la condition de possibilité pour penser librement.

Ce texte nous fait voir certainement que le doute porte moins sur le monde que sur les opinions que nous nous faisons à son sujet. D’où, il faut se débarrasser de ces opinions incertaines pour ensuite pouvoir repartir à zéro et n’accepter que ce qui est certain. Mais la difficulté que Descartes exprime ici de façon implicite est de savoir comment faut-il se débarrasser de ces anciennes opinions. Faut-il examiner toutes les opinions et les mettre en cause une à une ? « Or, écrit Descartes, il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout »2. Etant donné que le nombre de nos

opinions est immense, il sera infini le travail qui va consister à les prendre chacune séparément. C’est ainsi que Descartes indique comme solution de détruire les fondements sur lesquels reposent les opinions. Il suffit de saper les fondements des anciennes opinions pour les démolir toutes parce que, si les fondements sur lesquels elles reposent sont faux, elles ne peuvent elles-mêmes qu’être douteuses. Ce qui permet à Descartes de dire : « Et pour cela il n’est pas besoin de les examiner en particulier, ce qui serait d’un travail infini ; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux

1 AT IX-1, 13. 2 AT IX-1, 13-14.

principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées »1. De cette

façon, la tâche devient facile, car les fondements sont justement tous des préjugés c’est-à-dire des fondements supposés vrais sans aucune justification ou vérification. Ainsi le doute se veut nécessairement et foncièrement fondamental et radical. Dès lors, Descartes n’entend pas seulement critiquer les illusions des sens, mais va jusqu’à s’attaquer aux fondements sur lesquels reposent nos opinions, et, de ce fait, il se bornera moins d’attaquer les représentations sensibles que l’adhésion au sensible. Jamais personne avant lui ne s’était attaqué aux principes de nos opinions pour mettre à nu la fatuité de nos assentiments.

Certes, la démarche cartésienne consiste à affranchir l’esprit d’une certaine façon de penser qui le caractérise. Si l’on est en droit de douter donc des anciennes opinions reçues, c’est en raison du caractère incertain de leur fondement. Celui-ci désigne à la fois ce sur quoi se reposent les opinions qui m’ont été transmises et en même temps la manière dont cela m’a été transmis. C’est ainsi que Descartes, dans la première Méditation, entame cette œuvre de démolition des anciennes opinions par douter des connaissances sensibles. Il entreprend d’abord le doute à l’égard des sens sur les objets extérieurs avant d’évoquer l’argument du rêve. Autrement dit, comme toutes mes anciennes opinions ont presque été toutes acquises soit par expérience personnelle, soit par apprentissage, sans examen critique, j’ai fait miennes des connaissances enseignées par d’autres, je suis en droit de douter de la fiabilité des sens. Descartes apporte lui-même d’importantes précisions dans son entretien avec Burman lorsqu’il écrit : « Des sens, à savoir de la vue, grâce à laquelle j’ai perçu les couleurs, les figures, et toutes choses semblables ; mais, en dehors de la vue, j’ai reçu les autres choses par les sens, c’est-à-dire, par l’ouïe, car c’est ainsi que j’ai reçu et recueilli de mes parents, de mes précepteurs, des autres hommes, ce que je sais »2.

Dès lors, on comprend pourquoi nos opinions ont pour fondement les sens alors que nous devons reconnaître qu’ils sont source d’erreur.

En effet, les impressions qui nous viennent des sens ont souvent l’apparence des évidences par le fait qu’elles constituent pour l’homme des convictions premières. Descartes n’affirme-t-il pas que « tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et le plus assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens » ?3 C’est ainsi qu’il va

1 AT IX-1, 14.

2 Descartes, Œuvres et Lettres, Textes présentés par André Bridoux, Gallimard, 1953, p. 1355. 3 AT IX-1, 14.

faire appel à l’expérience pour montrer que celui qui se fie au sens s’expose aux contradictions et à l’arbitraire. C’est à partir des sens qui nous ont trompés quelquefois que Descartes met en doute les sens. Les sens sont eux-mêmes à la base de leur mise en cause du fait qu’ils se contredisent. Prenons l’exemple cartésien du bâton brisé dans l’eau. Mes sens me l’ont fait voir dans l’eau comme brisé, alors qu’en sortant de l’eau, les mêmes sens me le présentent comme droit. Donc mes sens se contredisent et par conséquent me trompent. La prudence veut que je ne puisse pas me fier à ce qui m’a trompé, car il peut encore me tromper. C’est dire que ce qui vient des sens est incertain. Or, comme on le sait, il est question de tenir pour absolument faux ce qui est douteux. Donc il est fort logique de tenir pour faux ce qui est donné par les sens.

Si les choses extérieures sont douteuses en raison de la suspicion qui frappe sur les sens, qu’en est-il de mon corps ? La différence avec mon corps est dans le fait que je ne sens pas les choses au même titre que mon corps parce qu’elles sont justement extérieures, et donc « peu sensible », tandis que mon corps je le sens de l’intérieur. Les choses extérieures sont séparées de moi par l’espace, elles sont « fort éloignées ». Je fais d’elles une expérience externe, elles ne me touchent pas directement. Alors qu’avec mon corps, l’expérience est interne. Le fait d’être assis près du feu, d’être vêtu d’une robe de chambre ou d’avoir ce papier entre mes mains, pour n’utiliser que ces quelques exemples tirés de Descartes lui-même, constitue des expériences que je fais à l’intérieur de moi-même et non de l’extérieur. L’on comprend comment il y a une apparente résistance au doute lorsqu’il s’agit de la présence de mon corps. Peut-on douter de ses mains, de son corps, ou simplement du fait qu’on a une telle position ? Et pourtant cette expérience interne passe par les sens qui me le font percevoir. Faut-il douter seulement des corps extérieurs et exclure du doute le corps propre ou les corps extérieurs liés au corps propre ? Tout semble indiquer qu’on ne saurait révoquer en doute son corps propre. C’est alors qu’on voit apparaître la question de la folie.

De tout ce qui précède, il importe de remarquer que le corps propre ou les corps extérieurs liés au corps propre semblent présenter une évidence. Le simple fait que c’est parce que ce sont les sens qui me permettent d’y avoir accès n’est plus suffisant pour prétendre les révoquer entièrement en doute. L’argument de la folie intervient pour montrer qu’il peut y avoir des erreurs concernant le sensible proche : on les trouve dans les extravagances des fous ou des insensés. Comme on peut le

remarquer, cela concerne les erreurs de jugement. Car les fous sont, par principe, ceux qui ont le jugement faussé, « de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; en s’imaginant être des cruches, ou avoir un corps de verre »1. Leur cerveau est donc déréglé ; ce qui ne leur permet donc pas d’avoir un raisonnement juste et correct. C’est au niveau du cerveau, selon Descartes, s’il faut le rappeler, que le corps exerce son action sur l’âme et donc sur la raison, en ne lui permettant pas d’avoir un fonctionnement normal et libre. Donc le fou est celui qui a des jugements altérés, détraqués par son corps.

Mais, il convient de noter à cet effet que l’argument de la folie n’est pas nouveau parce qu’on le trouve chez les sceptiques notamment chez Montaigne. Ce dernier le considère comme un argument déterminant qui l’oblige à suspendre son jugement. Car, pour lui, rien n’assure que toute pensée ne soit objet d’absurdité ou de manque de bon sens. Alors que Descartes ne trouve pas décisif l’argument de la folie et va totalement l’éliminer de sa démonstration ou de son argumentaire. Descartes dit tout simplement que s’il doute que les mains qu’il a et qu’il voit soient les siennes, il est pareil à un insensé ou un fou. « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? S’interroge Descartes… Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples »2.

Descartes entend ainsi décrire la situation de celui qui continuerait à douter des choses sensibles qui lui sont proches par la seule dénonciation des sens. L’argument de la folie n’est donc pas concluant. Si on est arrivé à douter de l’existence des choses extérieures, il n’en est pas le cas pour le corps propre. Mais comment se fait-il que Descartes n’évoque l’argument de la folie que pour ne pas le prendre en considération ? Certainement, pour faire voir, malgré tout, que l’illusion est possible dans le domaine du corps propre. Comment alors le savoir ? C’est ainsi que Descartes va examiner s’il n’y a rien qui est pareil à la folie dans ce que nous nous représentons. Ne rencontre-t-on pas des représentations de soi qui ressemblent en tout point de vue à la folie ? C’est alors que Descartes fait intervenir l’argument du rêve.

En effet, lorsque je rêve, je ne suis pas différent d’un insensé. Dans le rêve, je crois me trouver dans un lieu alors que je n’y suis pas ou que je me crois être

1 AT IX-1, 14. 2 AT IX-1, 13-14.

habillé alors que concrètement je suis nu. Il y a donc bien des représentations comparables et identiques à la folie. Hélène Bouchilloux n’en dit pas autre chose lorsqu’elle écrit : « le rêve est à l’homme sain ce que la veille est à l’homme malade : l’homme sain croit sentir quand il rêve ce que l’homme malade croit sentir quand il veille »1. La préoccupation de Descartes, à ce niveau de la première Méditation, est de

trouver un fondement rationnel qui ne soit pas en contradiction avec la raison, mais qui lui permet de douter de son propre corps. On comprend dès lors que la pensée qui doute est pensée et volonté de douter et ne saurait être donc dans la déraison involontaire du fou. Ce fondement rationnel est aux yeux de Thibaut Gress l’équivalent « de la vigilance de l’esprit qui se révèle alternative, c’est-à-dire celui du rêve au sein duquel nos pensées nous semblent tout aussi vives que lorsque nous veillons, alors qu’elles procèdent de l’imagination »2. Ainsi donc écrit Descartes : « Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou (en pire même) quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent »3. Néanmoins, au premier aspect, il peut sembler facile de distinguer l’éveil du rêve, tellement que le sentiment profond d’être en état de veille est indéniable. « Mais, en y pensant soigneusement, souligne Descartes, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions »4

. Croire qu’il peut être facile de distinguer la veille du rêve, à vrai dire, n’est qu’une illusion. Car, lorsqu’on y réfléchit, on se rend finalement compte que pendant que l’on rêve, on est persuadé d’être éveillé. Cela semble tellement évident qu’on peut arriver à se demander, « si manifestement qu’il n’y a points d’indices concluants ni de marques assez certaines » pour permettre de distinguer la veille du sommeil. Dans un cas comme dans l’autre, on a affaire aux images et aux représentations sensibles. Et parce qu’il n’y a ni d’indices concluants ni de marques assez certaines, rien ne permet de distinguer l’imaginaire du réel. Car, tout ce que je peux me représenter est de même essence : des images, du sensible. C’est-à-dire qu’il se pourrait que je rêve pendant que je crois être éveillé. Par conséquent, douter de mon corps devient possible parce que justement il est possible que pendant que je suis en train de m’imaginer être dans

1 H. BOUCHILLOUX, L’ordre de la pensée. Lectures des Méditations métaphysiques de Descartes, Paris, Hermann Editeur, 2011, p. 15.

2 T. GRESS, Descartes et la précarité du monde, Paris, CNRS Editions, 2012, p. 55. 3 AT IX-1, 14 Souligné par nous.

tel état ou dans telle position que je suis plutôt en train de rêver. De cette manière, ce que je me représente de mon corps ne peut être certain que si je suis certain que je ne dors pas. Et pourtant, puisqu’il m’arrive d’être convaincu que je suis en état de veille alors que je suis en sommeil, rien ne m’autorise à croire avec certitude que, bien qu’ayant le sentiment d’être éveillé, je ne suis pas en train de dormir. Par conséquent, en l’absence d’indices certains qui me mettent en incapacité de savoir si réellement je suis en éveil, il devient rationnel de douter de mon corps. Car il se pourrait que cette main que je crois voir parce que je crois être éveillé, ne ressemble en rien concrètement.

Si par la simple dénonciation des sens, le doute sur le corps propre n’était pas possible, cette résistance au doute du corps propre vient d’être brisée par l’évocation de l’argument du rêve. Or Descartes constate qu’il y a une nouvelle résistance au doute. C’est ainsi qu’il entreprend l’examen de l’imagination. Il passe ainsi des sens à l’imagination et donc à quelque chose de plus intellectuel. Nous venons de voir qu’entre le rêve ou le fictif et le réel, il n’y a pas d’indices concluants pouvant nous