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II. 2. De l’effondrement complet à la certitude

II. 2.1. La découverte du cogito

Après une tension dramatique menée et entretenue, Descartes va maintenant trouver une issue purgative. En d’autres termes, Descartes va finalement arriver à la certitude après le doute qui a consisté à une suspension de toute affirmation, voire de toute science. Cette première certitude s’apparente alors à la première réalité. Elle est la première vérité ou le premier maillon positif de la chaîne des raisons qui n’est rien d’autre que le fameux, « je pense, donc je suis ». Il convient de signaler au préalable que cette première vérité formulée ainsi dans la quatrième partie du Discours de la méthode et dans la première partie des Principes de la philosophie ne reçoit pas la même formulation dans les Méditations métaphysiques. Le changement de formulation suppose aussi un changement de perspective. Donc il y a ici des distinctions à faire pour éviter toute confusion de genre en faisant croire découvrir les mêmes occurrences dans les textes.

A la lumière de ce qui vient d’être dit, essayons d’examiner tout d’abord le texte du Discours de la méthode : « Mais aussitôt après, affirme Descartes, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose »2. De cette citation, la

première chose qui est à retenir, c’est l’affirmation de l’existence du moi ; c’est ce moi qui pense qui existe. Le doute implique nécessairement l’existence de celui qui doute. Deuxièmement, ce moi est affirmé comme quelque chose. Il dira plus tard que ce moi est une chose qui pense. Pour Descartes, affirmer les choses de cette manière voudrait tout simplement dire que ce moi qui pense n’est pas un pur esprit parce qu’il est aussi une chose ; il n’est pas non plus totalement une chose parce qu’il est un

1 AT IX, 18. 2 AT VI, 32.

homme, un être humain. Descartes restera constant sur ce point : il tiendra toujours le cogito comme une affirmation du moi, et le moi sera tenu toujours comme une chose, c’est-à-dire une substance pensante, une chose pensante. La certitude ainsi découverte prépare déjà la véracité divine, et même la réalité des idées. Cela ne fait que rejoindre ce que nous avions dit, à savoir que chaque moment de la philosophie cartésienne suppose ce qui le précède et engendre le suivant.

Poursuivant sa réflexion Descartes écrit ce qui suit : « Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie, que je cherchais »1. Pour Descartes, ce principe est ferme, assuré et

inébranlable. Dans les Principes, Descartes reviendra sur cet argument en affirmant « que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut acquérir… car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement en même temps qu’il pense que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : je pense, donc je suis, ne soit vrai, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ces pensées par ordre. »2 Le cogito

fait exception au doute, et cette exception est une exception de fait et non de raison. La preuve que Descartes donne de la vérité du « je pense » se résume en ceci qu’il est impossible de douter de son existence au moment où l’on entreprend de douter. Cette impossibilité est plus constatée que comprise. Un jugement contraire, c’est-à-dire celui qui consiste à ne pas conclure à l’existence de celui qui doute, n’est pas possible. Le doute atteste qu’il y a en face l’existence d’une pensée qui doute. Et cela est un fait qui apparaît clairement et de façon distincte à tout esprit. Le doute coïncide avec ma pensée et les deux ne constituent qu’une même chose. Ce qui témoigne de la particularité du doute par rapport à ma pensée. Sa situation est particulièrement unique parce qu’il n’est rien d’autre que ma pensée même.

En effet, le doute à l’égard de la réalité extérieure est toujours possible et se justifie par le fait qu’il y a entre le réel et moi une distance que l’on ne peut pas éliminer. C’est-à-dire en face de la réalité tangible, je suis devant les idées qui me représentent les choses, mais jamais en face des choses elles-mêmes. Mais lorsque je

1 AT VI, 32. 2 AT IX-2, 27.

doute ou je pense, il n’y a pas de distance entre moi et ma pensée. Celle-ci « est en face de ce qu’elle affirme, puisqu’elle est ce qu’elle affirme »1. Mais lorsque je pense, ma pensée coïncide avec l’idée qui est la chose même. Elle est en face de ce qu’elle affirme parce qu’il y a identité entre ma pensée et ce qu’elle affirme. Je ne puis donc douter que je pense, et donc je suis. Ici, on est en présence de quelque chose de nouveau voire d’inédit, car le doute n’est pas sollicité pour révéler ce qu’est le monde, mais pour révéler ce qu’est l’esprit. Pour arriver à penser que tout est faux, si je doute, cela implique qu’il y a une instance qui considère que tout est faux. Aucune pensée ne peut être possible s’il n’est pas affirmé l’existence de celui qui doute. Impérativement, je dois être pour penser que tout est faux.

Précisons tout de même que cette affirmation de Descartes suscite quelques difficultés du fait de l’existence du « donc » comme charnière du « je pense, donc je suis ». L’existence du « donc » laisse suggérer l’idée d’un raisonnement ou d’un syllogisme alors que Descartes affirme qu’il s’agit là d’une intuition. Même alors les difficultés à ce sujet sont réelles. La première de ces difficultés c’est qu’on peut qualifier le cogito ergo sum d’être comme la conclusion d’un syllogisme décapité de sa majeure, selon Gassendi 2. Ce syllogisme serait soit : Tout ce qui pense est.

Or je pense, Donc je suis

Sous cette forme, le cogito ergo sum comporterait deux insuffisances capitales. La première est de ne plus le considérer comme première vérité parce qu’il suppose une autre vérité avant lui. En effet, ce syllogisme comporte un handicap par rapport à sa majeure. Celle-ci est loin d’être une évidence. Elle peut tout au plus constituer, ainsi prise en extension, la majeure d’un syllogisme conceptuel. D’où cette autre majeure possible : pour penser, il faut être. Or, dans la mesure où pour dire « je pense donc je suis », il faut avoir préalablement à l’esprit pour penser, il faut être, le « je pense donc je suis » cesse d’être le premier maillon de la chaîne des vérités comme le soutient, mordicus, Descartes.

La deuxième insuffisance porte sur la liaison nécessaire que laisse supposer l’expression « pour penser il faut être ». Ainsi, parce que cette liaison rationnelle est évidente, on peut dès lors conclure logiquement que le doute cartésien n’a pas été

1 F. ALQUIE, Leçons sur Descartes. Sciences et métaphysique chez Descartes, Paris, Table Ronde, 2005, p. 131.

total du fait qu’il laisse subsister cette liaison rationnelle sans pouvoir la considérer comme douteuse ou sans la suspecter d’inconsistance. Descartes lui-même parle de cette liaison rationnelle, dans le dixième paragraphe de la première partie des Principes de la philosophie, lorsqu’il écrit : « Lorsque j’ai dit que cette proposition, “je pense, donc je suis” est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables ».1 Donc, il ne fait pas l’ombre d’un doute que

Descartes reconnaît qu’avant le cogito ergo sum, il y a « pour penser, il faut être ». « Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, écrit Descartes, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu’un dit : je pense, donc je suis, ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit »2.

Apparemment, nous sommes en présence de deux positions contradictoires. En effet, dans les Principes de la philosophie, on a vu Descartes reconnaître l’antériorité de « pour penser il faut être ». Cela donnait l’idée d’un raisonnement sous forme de syllogisme. Alors que dans les Secondes Réponses ci-dessus citées, Descartes réaffirme la position déjà soutenue dans le Discours de la méthode que le cogito n’est pas la conclusion d’un syllogisme, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme. Et dans tout cela, aux yeux de Descartes, il n’y a pas de contradiction. Ceci est compréhensible dans la mesure où le doute cartésien, dans le Discours de la méthode, ne met pas en question les vérités de la raison. Par contre, c’est dans la Méditation première, et aussi dans les Principes de la philosophie que ces vérités et même les liaisons rationnelles se voient mises en cause par l’hypothèse du mauvais génie et par celle du Dieu trompeur.

Faisons toutefois remarquer que le doute de Descartes sur ces vérités ne porte pas sur leur structure interne, mais sur leur valeur ontologique. Il est question ici d’un problème d’existence. En d’autres termes, la question fondamentale a toujours été celle de savoir : qu’est-ce qui est ? Dans ce sens, le doute eut été absolu, total. Seul le « je pense, donc je suis » a réussi à mettre fin au doute. Descartes lui-même affirme n’avoir jamais mis en doute « les simples idées, ou les « notions, qui se connaissent

1 AT IX-2, 29. 2 AT IX-1, 110.

sans aucune affirmation ni négation »1, mais seulement les jugements dans lesquels

seuls il peut y avoir de l’erreur et de la vérité. C’est dans ce sens que dans le paragraphe dix des Principes déjà cité, Descartes affirme que c’est « à cause que ce sont là des notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune chose qui existe »2. Il devient maintenant clair que l’antériorité dont il a été question est une antériorité logique. Seule l’expression « je pense, donc je suis » est évidente. C’est elle qui rend évidente l’expression « pour penser il faut être » et constitue par le fait même son fondement logique, a priori. Dans le souci de toujours donner solution à cette difficulté, Descartes fait observer que l’erreur de beaucoup serait de croire qu’on doit toujours à partir des propositions universelles déduire des propositions particulières. Or, dans le cas de « je pense, donc je suis », il s’agit d’une induction au sens moderne du terme, c’est-à-dire un passage du particulier au général, une perception évidente, une saisie de l’esprit des vérités particulières au sein desquelles se révèlent les vérités universelles. Ainsi, dit Descartes : « L’erreur qui est ici la plus considérable est que cet auteur suppose que la connaissance des propositions particulières doit toujours être déduites des universelles »3.

Dès lors, on peut comprendre avec moins de difficultés la signifiance de l’expression « je pense, donc je suis » dans le Discours de la méthode. Répétons-le, le problème cartésien dans le Discours est essentiellement scientifique et non ontologique. Le vrai problème est celui de pouvoir trouver un critère de vérité pour les sciences. D’où cette proposition énonciative : « je pense, donc je suis ». Elle est d’abord un fait et laisse apparaître en même temps une liaison nécessaire. Dès lors, on passe « de la contingence à la nécessité ou si l’on préfère, on va bien de la nécessité particulière d’un fait faisant échec au doute à une nécessité universelle d’une vérité de droit, d’un principe à savoir pour penser il faut être »4. « Je pense, donc je suis » est une vérité indubitable qui nous est donnée par intuition. Il est question d’un simple procédé d’exposition qui n’a pas de valeur de raisonnement. Nous intuitionnons la pensée et l’existence ensemble, mais nous sommes obligés de les exposer l’un à la suite de l’autre. L’emploi ou la présence de « donc » qui relie la pensée et l’existence

1 AT IX-1, 206. 2 AT IX-2, 29. 3 AT IX-1, 205.

4 F. ALQUIE, Leçons sur Descartes. Science et métaphysique sur Descartes, Paris, Table Ronde, 2005, p. 138.

n’a qu’une valeur de liaison et non de déduction. Celle-ci suppose au préalable quelque chose à partir duquel on déduit c’est-à-dire une intuition de départ dont on tire d’autres vérités. Or, dans le cas du « je pense, donc je suis », on est au commencement puisqu’il a douté de tout, il ne sait rien. L’existence n’est pas déduite de la pensée, elles sont connues et saisies en même temps dans une intuition rationnelle, car il n’y a pas de pensée sans existence. C’est à partir de cette vérité qu’on peut déduire d’autres vérités. Dans le Discours, ce qui importe c’est la compréhension de cette vérité universelle : on ne peut pas penser sans être. On peut s’en apercevoir à travers cet extrait : « après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine, car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude ».1 Il devient clair, à travers ce texte de la quatrième partie du Discours de la

méthode, que le « je pense, donc je suis » est la vérité la plus claire et certaine de toutes. Ce qui explique qu’elle soit le critère et le modèle de toutes les autres vérités, spécialement des vérités de type mathématique. Elle peut servir d’exemple et de fondement aux autres vérités. Cette vérité exprime que celui qui pense ne doit pas manquer d’être ou d’exister pendant qu’il pense en sorte qu’il soit exclu comme éventualité de parler de l’être totalement séparé de la pensée et de la pensée sans statut ontologique.

En dépit des difficultés qui se posent dans l’aperception du cogito du Discours de la méthode, son intelligibilité ne peut se poser en dehors du contexte général de celui-ci. Le Discours de la méthode pose uniquement un problème scientifique. Il trouve dans le cogito la vérité la plus certaine et le fondement aux autres. En réalité, c’est l’autonomie d’une science qui trouve dans sa propre évidence le critère de sa valeur qui était cherchée. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, le problème qui se pose n’est moins qu’un problème de méthode.

Ceci étant dit, venons-en maintenant au cogito des Méditations. Il sied de remarquer que les perspectives sont différentes. La première chose à faire remarquer, c’est l’absence du « donc » dans la formule des Méditations. Et la deuxième chose c’est l’apparition de « je suis » avant le « je pense ». Dans la deuxième Méditation Descartes est persuadé que même si rien n’existait dans le monde de sorte qu’il n’y a : « aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps », mais celui qui entreprend

cette remise en question doit nécessairement être quelque chose. Il peut exister n’importe quel trompeur très puissant et rusé « qui emploie toute son industrie à me tromper toujours », il faut que moi qui suis l’objet de ses ruses et tromperies puisse exister réellement. C’est ainsi que Descartes arrive à cette conclusion : « après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit »1.

Avant de revenir sur l’éclipse de « donc » et l’introduction de « je suis », faisons d’abord observer l’idée que le doute est une pensée. C’est ce qui ressort de cet extrait de la deuxième Méditation. Je me suis certes persuadé que le corps et les esprits ne sont pas, mais si seulement je m’en persuade, c’est que je pense : « j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose ». S’il y a une pensée, il faut faire nécessairement référence à un sujet qui pense. Ainsi si je pense, il n’y a pas de doute que je sois. Mais, alors qu’on croyait sorti définitivement du doute, Descartes fait appel à une dernière objection : « mais il y a je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploi toute son industrie à me tromper toujours ». Descartes conduit le doute à l’extrême jusqu’à mettre le doute lui-même en doute. Pendant que je crois douter, il se pourrait que je me trompe encore et par conséquent je ne doute pas. La négation est niée, le doute est lui-même mis en doute. L’on aura compris que c’est l’hypothèse du malin génie qui est évoquée. Très rusé et très puissant, il me fait croire que je doute et que par là je suis, alors que c’est faux, je ne doute pas et donc je ne pense pas. Ce n’est que l’œuvre du malin génie qui met toute son industrie en marche pour me tromper toujours.

Toutefois, il demeure que, si le malin génie me trompe, il ne fait l’ombre d’aucun doute que c’est moi qui suis trompé, je suis celui qu’il trompe. Par conséquent que je doute vraiment ou que je crois seulement douter, il faut que moi qui doute ou crois douter existe. Car on ne peut pas parler de doute ou de certitude et donc d’une pensée sans recourir à un sujet. Même si je peux douter de mon doute, il n’en reste pas moins quelque chose d’indubitable, la pensée qui rend possible le doute. La pensée est donc la condition de possibilité du doute. Or la pensée renvoie nécessairement à l’existence du pensant. Donc si je pense, j’existe. C’est fort logique que la pensée et l’existence me soient données en même temps, car on ne peut pas

concevoir qu’il y ait une pensée sans qu’il y ait en même temps quelqu’un qui pense, à savoir moi qui pense. Donc le point de départ, c’est le sujet. La première affirmation est celle du moi : je suis, j’existe. Et c’est nouveau. Car Descartes ne part pas des objets de pensée, ou mieux des représentations, mais du sujet de ces représentations. Le point de départ et donc la première affirmation n’est plus « je pense » pour passer ensuite au « je suis », mais c’est « je suis, j’existe ». Avec Descartes, on assiste ainsi au déclin de l’ontologie. La philosophie devient une anthropologie.

Comme on peut le constater, le « je pense » et le « je suis » sont toujours là et