• Aucun résultat trouvé

La distanciation représentationnelle

II. 1. L’illusion du monde sensible

II. 1.1. La distanciation représentationnelle

Qu’est-ce qui est à l’origine du doute ? Qu’est-ce qui le fait apparaître ? Certes, lorsque Descartes se retire dans son poêle, la question qu’il s’est posé et qui va désormais conduire toute son entreprise philosophique est de savoir, où trouver le point fixe, le roc qui servirait de socle pour arrimer la connaissance et par conséquent arrêter le foisonnement de l’erreur. C’est ainsi que Descartes commence son entreprise par une révocation en doute de tout savoir accumulé. Mise en suspens qui va renvoyer le moi à lui-même, délivré ou dégagé de ce qui l’encombrait et qui n’est pas lui. C’est en quelque sorte une authentique annonce de ce qui sera « la réduction eidétique » de Husserl. Ce qui manifestement fait apparaître une véritable volonté héroïque de reprise de soi par l’intermédiaire d’une mise en question du savoir et de tout principe d’autorité. Ce doute a été radical, jusqu’à considérer que même le moi peut être aussi le fruit d’une apparence, un rêve qui s’impose à l’esprit. Toutefois, il y a une chose que le doute ne peut annuler, même si rien n’existe, c’est ce « moi » qui doute, qui nie le monde et lui-même. Et ce qui est à l’origine du doute, c’est l’aptitude ou le pouvoir que possède le moi à être distinct du contenu des représentations qui le composent, en être en même temps la source susceptible de les produire. C’est ce que nous appelons « la distanciation représentationnelle », c’est-à-dire que l’esprit humain possède un énorme pouvoir qui lui permet de ne pas se laisser confondre avec ses représentations, mais il est capable de les tenir à distance, de les juger ou d’agir sur elles voire de les rectifier.

Etant un esprit humain capable de prendre de la distance vis-à-vis de ses représentations, le moi cartésien ne peut pas être qu’une illusion qu’on mettrait indistinctement au rang des préjugés admis en notre créance. Le « je » est ainsi une substance pensante, et donc une conscience considérée à juste titre comme la présence

à soi de l’esprit dans tout ce qu’il peut entreprendre et qui est la base suprême de la vie mentale. Par conséquent, penser c’est à la fois se représenter et juger. Cette attitude permet à la fois un esprit de découverte de l’homme, et de la réduction, dans l’agir de celui-ci, de la part d’involontaire et d’irréflexion. Cela ne peut que rejoindre la volonté de Descartes de fonder une science certaine et féconde et d’unifier la pensée. C’est ce que veut entendre Ferdinand Alquié lorsqu’il écrit que le doute, « voulant sortir de cette incertitude de fait, retrouve d’emblée deux grands projets […]. Le premier de ces projets, est de fonder une science certaine et […]. Le second est celui de l’unité »1. C’est à partir de cette volonté de se détacher de ses représentations pour mieux les juger que la construction d’une science certaine devient possible. C’est pourquoi il faut d’abord reconstruire du fond en comble après avoir déraciné l’erreur et les préjugés, jeter de nouvelles fondations. « Si l’on veut aboutir à une certitude entière, affirme Gueroult, il ne faut rien admettre en nous qui ne soit absolument certain, en d’autres termes, il faut frapper de doute tout ce qui n’est pas certain d’une certitude absolue, et d’autre part, il faut absolument exclure de nous tout ce qui est frappé de ce doute »2. Donc, c’est l’esprit qui décide de répudier

pour faux ce qui n’est que vraisemblable. Justement, c’est parce que je prends du recul nécessaire vis-à-vis des représentations que je découvre que ce monde est saturé des fausses informations objectivement contestables. Voilà pourquoi je peux être conduit à les remettre en cause. Pour se rendre compte du caractère inconsistant du monde, il importe d’abord d’opérer cette « distanciation représentationnelle » telle que nous l’avons définie.

En effet, le point de départ de l’entreprise philosophique de Descartes n’était pas d’abord la déception. Avant la désillusion, il admirait l’ambiance du collège de la Flèche, il était fasciné par « les bons esprits » qu’il aimait côtoyer par les livres, il avait de l’admiration pour la beauté de l’éloquence, pour l’adresse des mathématiques, pour la culture encyclopédique de la philosophie. Il affirme même avoir été séduit par « la gentillesse des fables ». Cependant, c’est lorsqu’il se retire dans son poêle c’est-à-dire lorsqu’il prend distance, laquelle ne peut être à proprement parler qu’épistémologique, que Descartes découvre les limites de toutes ces sciences. Certes, l’éloquence est estimable et digne de recevoir des louanges, mais constitue-t-

1 F. ALQUIE, Leçons sur Descartes. Sciences et métaphysique chez Descartes, Paris, La table Ronde, 2005, p. 101.

elle le résultat de la réflexion ? Penser et parler sont deux choses différentes. Car il est souvent avéré que l’on parle si régulièrement sans penser. Une chose est de penser, une autre est de parler. L’on pense non pas parce que l’on parle, mais parce que l’on réfléchit sur ses propos. Concernant la philosophie, l’on ne réfléchit pas parce que l’on a une connaissance encyclopédique. Penser ne signifie pas tout savoir, mais c’est arriver à porter un jugement sur les choses par soi-même. Il en est de même de la logique. En effet, la logique ne nous fait rien découvrir de nouveau, parce qu’elle ne consiste qu’à obéir à certaines règles, à les appliquer alors que penser c’est juger directement par soi-même. C’est pourquoi nous pensons qu’à l’origine du doute, il y a cette capacité qu’a l’esprit humain d’opérer le « décollage épistémologique » qui favorise l’esprit de découverte et qui lui fait découvrir la précarité du monde. Et dans cette entreprise, Descartes estime que l’habileté intellectuelle ne peut produire des effets que l’on doit attendre d’elle sans la conscience. Le fond ultime de la science véritable est dans le fait de penser à partir de soi. Cela implique une attitude qui consiste à surveiller et à maitriser ce que l’on dit tout en étant en même temps capable de faire connaître la raison de ce que l’on dit ou mieux de l’expliquer.

Dans la deuxième des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes préconise qu’« il vaut mieux ne jamais étudier, plutôt que de s’occuper d’objets si difficiles que, dans l’incapacité où nous serions d’y distinguer le vrai du faux, nous soyons contraints d’admettre comme certain ce qui est douteux ; dans un domaine pareil, en effet, l’espérance d’étendre notre savoir n’est pas si grande que le risque de l’amoindrir »1. Puisque la raison n’est rien d’autre que la faculté de discerner le vrai et le faux, redonner ses droits à la raison dans la connaissance, c’est donc refuser de s’en tenir à la simple vraisemblance où vrai et faux sont indistincts. Ce refus est un acte de volonté qui décide de se défaire de toutes les opinions reçues sans qu’elles soient ajustées au niveau de la raison. Le but est sans nul doute de parvenir à la certitude, à quelque chose de ferme et assuré. Et le point de départ de ce travail d’épuration, de purge commence par une retraite, comme on peut s’en rendre compte dans cet extrait de la première Méditation : « Maintenant donc que mon esprit fut libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerais sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions »2.

Et comme Descartes réalise que ses anciennes opinions reposaient sur des principes

1 AT X, 362. 2 AT IX, 13.

non fermes, et sachant que « la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice »1

, il prend soin d’abord de s’attaquer aux principes sur lesquels étaient appuyées ses anciennes opinions.

Quels sont alors ces fondements mal assurés sur lesquels reposaient ces anciennes opinions ? Ils diffèrent selon qu’il s’agit des Méditations métaphysiques ou du Discours de la méthode. Dans le Discours, ce fondement porte sur les disciplines scientifiques. C’est l’ensemble du savoir philosophique qui est douteux en raison d’un manque d’accord entre les opinions des philosophes. Et cela pour Descartes est révélateur d’une absence de garantie rationnelle conséquente susceptible de faire l’unanimité. Comme celle-ci fait défaut en philosophie, raisonnablement ses thèses ne peuvent être qu’incertaines et donc sujettes au doute. Certes, la philosophie n’est pas la seule discipline qui l’a déçu, mais c’est la seule à laquelle il applique l’adjectif « douteux ». Ainsi, écrit-il : « je ne dirai rien de la Philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits aient vécus depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’ils en puissent avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable »2

. Quant aux « autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie », Descartes estime « qu’on ne pouvait avoir rien bâti, qui fût solide, sur des fondements si peu fermes »3. Voilà comment la ruine des fondements entraîne le reste de l’édifice. Les

autres sciences, parce qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie, qui, elle- même est douteuse par son incapacité à faire l’unanimité, ne peuvent qu’être douteuses.

Le manque de consensus autour des thèses philosophiques rend la philosophie douteuse. Douteuses sont aussi les autres sciences du fait qu’elles procèdent de la philosophie comme de leur fondement. Mais dans les Méditations métaphysiques, ce sont les sens qui constituent les fondements sur lesquels tous les savoirs nous ont étés transmis. Or il s’avère que les sens sont trompeurs. Le constat de

1 AT IX, 14. 2 AT VI, 8. 3 AT VI, 8.

Descartes est clair : « tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés »1

. Ce qu’il faut retenir c’est le fait que, comme le savoir qui nous est transmis sollicite le concours des sens alors qu’ils sont trompeurs, la transmission de ces savoirs ne peut être que douteuse. Le doute ici, contrairement au Discours, ne frappe pas les savoirs, mais leur transmission qui fait recours aux sens trompeurs et tout autre savoir que nous aurons construit nous-mêmes à partir de nos sens. Donc, le savoir reçu peut être vrai, mais parce qu’il sollicite la médiation des sens, je ne peux lui accorder ma créance. Ce n’est pas le monde en soi qui est douteux, mais sa connaissance qui m’est donnée par les sens qui est douteuse.

Alors que dans le Discours le doute frappe les choses du monde, dans les Méditations, ce ne sont plus les objets du monde qui sont douteux, mais la connaissance qui me vient des sens à leur sujet. Dans tous les cas, c’est ma capacité de prendre du recul vis-à-vis de ce qui est ou ce qui m’est transmis qui est à l’origine du doute. C’est cette capacité qui est une disposition d’esprit qui fait qu’à un moment déterminé et déterminant de son histoire personnelle ou collective, un penseur prend conscience du sens élaboré jusqu’alors, le juge sans complaisance et indique sans prétention des pistes d’une réflexion nouvelle. Cette disposition d’esprit invite à bien penser et bien penser implique la résolution de se défaire de toutes sortes de conformismes, seule condition pour être capable de prendre de l’initiative et pour avoir le courage d’entreprendre ou de créer quelque chose de nouveau. Elle est un appel à notre vocation existentielle, celle des sujets pensants capables de mettre fin à une façon hasardeuse de conduire nos affaires tant personnelles que privées. Cet aspect des choses bénéficiera des amples détails dans les chapitres cinquième et sixième qui traiteront des conséquences du rapport fécond que Descartes institue entre l’homme et la nature. A présent, nous poursuivons en montrant qu’en raison de mon appartenance à l’humanité, même le bon sens peut subir l’épreuve du doute.

1 AT IX, 14.