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Le doute, preuve de l’humanité

II. 1. L’illusion du monde sensible

II. 1.4. Le doute, preuve de l’humanité

Rappelons encore une fois ce texte de Descartes lorsqu’il cherche à découvrir un motif rationnel pouvant motiver de douter de son propre corps : « Toutefois, j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés lorsqu’ils veillent »1. Dans ce texte, Descartes révèle

que le rêve est un acte de l’homme, une caractéristique particulière qui fait sa singularité, mais aussi il présente des songes comme parfois invraisemblables comme le sont les pensées des insensés. Or, l’homme fait souvent l’expérience le conduisant à avoir des représentations qui possèdent le même niveau d’absurdité comparable aux représentations auxquelles tiennent fortement les insensés pendant qu’ils veillent. Ainsi, être homme expose naturellement à faire l’expérience du sommeil. Et, comme il est difficile de distinguer la veille du sommeil, suspendre son jugement est d’une nécessité absolue. En d’autres termes, lorsqu’on est homme, on est appelé à dormir et avoir des songes. Ce qui oblige à suspendre son jugement même quand on croit être en éveil à l’égard des choses sensibles pour des raisons évoquées plus haut. Le doute n’est pas alors qu’un processus ou un procédé méthodologique, mais il a une portée

ontologique, une preuve de l’humanité bien comprise. Être homme est inséparable de la nécessité de douter. Du fait d’être homme, on ne peut faire l’abstraction du doute. L’homme est nécessairement et toujours déjà appelé à douter du fait de son appartenance à l’humanité.

La quête de certitude exige donc une reprise de l’esprit par lui-même. La vie humaine, comme on le sait, est faite de la constitution foncière de l’esprit humain qui engendre des événements fortuits, des croyances et des habitudes qui s’imposent comme éléments irrésistibles, mais inanalysables. La différence avec la quête de certitude est que celle-ci est de l’ordre de la réflexion métaphysique exigeant une décision volontaire qui contraste avec tout conformisme, avec tout ce qui est accepté sans avoir été l’objet d’une décision réfléchie, ce que Descartes appelle « des opinions qui s’étaient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison »1

. C’est pourquoi Descartes, lorsqu’il prend conscience de l’état de dépendance que ces opinions entraînent, il décide de s’en séparer et entreprend de se conduire par lui-même. Ainsi Descartes va s’opposer à cette situation de son passé faite des préjugés qui le contraint à la passivité en prenant la résolution de « commencer tout de nouveau dès les fondements »2.

En effet, dans l’Abrégé de ses six Méditations, Descartes reconnaît, dans la première, avoir mis en avant « les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, et particulièrement des choses matérielles, au moins tant que nous n’aurons point d’autres fondements dans les sciences, que ceux que nous avons jusqu’à présent ». Ce doute est d’une grande utilité selon Descartes, parce qu’« il nous délivre de toutes sortes de préjugés, et nous prépare un chemin très facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens, et enfin, en ce qu’il fait qu’il n’est pas possible que nous puissions plus avoir aucun doute, de ce que nous découvrons après être véritable »3. Et la principale condition pour parvenir à

accoutumer l’esprit à se détacher de nos sens et arriver ainsi à établir quelque chose de certain et indubitable reste « l’esprit… usant de sa propre liberté »4

. C’est en usant de sa propre liberté que l’esprit nie le monde et s’affirme. Ce texte, non seulement qu’il met en lumière le caractère volontaire du doute, mais également présente la liberté comme le fondement de l’entreprise cartésienne. Plus explicites encore, les

1 AT VI, 17. 2 AT IX-1, 13. 3 AT IX-1, 9. 4 AT IX-1, 9.

Principes qui font du libre arbitre la condition de possibilité du doute et de la suspension du jugement : « Mais quand, écrit Descartes, celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand il prendrait plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous plait, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés »1. C’est clair que Descartes, dans les Principes, rattache le doute à notre libre arbitre. Celui-ci n’est pas seulement dans le consentement donné, mais plus encore dans l’expérience irréfutable de notre résistance à donner notre créance à ce qui n’est pas nous tout en étant en nous. Pour attester que la liberté est le bien propre de l’homme, Descartes écrivait ainsi à Christine de Suède : « le libre arbitre est de soi, la chose la plus noble qui puisse être en nous… il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus »2

. Parce que justement le libre arbitre, outre le fait d’être le bien le plus noble et le nôtre propre qui importe le plus, il est le bien par lequel l’homme trouve le moyen de résister, de s’opposer à tous les préjugés et conformismes. Le doute est la conséquence nécessaire de l’humanité libre, parce que libérée des préjugés de l’enfance.