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III. 1. Nature comme ensemble des choses extérieures

III. 1.1. Nature comme matière

Chez Aristote, la physique, si on se réfère à son traité qui porte le même nom, avait pour objet l’étude de la nature en tant que « physis », c’est-à-dire comme principe de mouvement des choses. Chaque être qui change a sa nature. Mais la nature était comprise aussi comme le principe des mouvements de l’ensemble des choses qui changent. Avec la révolution scientifique qui prend son envol à partir de Galilée au début du XVIIe siècle, la science moderne de la nature se proposera d’atteindre comme fin la découverte et la formulation dans le langage mathématique des relations calculables entre les phénomènes naturels. Les travaux de Galilée se fondent sur les instruments, sur la mesure et donc sur les mathématiques : cela ouvre la voie plus généralement aux expérimentations scientifiques.

Quand bien même Aristote aurait eu le mérite de dire que l’on pouvait expliquer les choses en les argumentant à l’aide des propositions qui découleraient les unes des autres, sa théorie reposait sur des postulats issus de l’observation directe. L’analyse précise des phénomènes à l’aide des instruments prouva que les perceptions de l’homme étaient sujettes à l’erreur, aux déductions fausses. La seule observation de l’homme est insuffisante pour expliquer la nature. Avec Galilée, on doit quantifier les phénomènes si on veut correctement les interpréter. Cela ne passe plus par l’observation directe, mais par l’observation à l’aide des instruments de mesure. La quantification des phénomènes est finalement articulée autour des nombres, les mathématiques imposent les règles d’utilisation de ces nombres.

C’est pourquoi la science moderne de la nature n’a plus pour préoccupation de savoir ce qu’est la nature c’est-à-dire d’en chercher la définition ou mieux d’en rechercher la quiddité, mais la connaissance des lois qui régissent les phénomènes. A proprement parler, ces lois ne sont rien d’autre que celles du mouvement dans la nature. Chez Descartes, contrairement à Aristote, le mouvement désigne le seul changement de lieu, c’est-à-dire le mouvement local. Dans la physique aristotélicienne, le mouvement est essentiellement acquisition des formes, et il est conçu selon le lieu, mais aussi selon la quantité (augmentation et diminution) et la qualité (altération), sans changement de lieu. Descartes réduit l’ensemble de ces mouvements conçus comme non locaux à des effets du mouvement local des particules composant les corps.

Pour bon nombre des philosophes et savants de cette époque où la dynamique constituait le tout de la physique, on devrait entendre par la nature, la matière entendue comme organe propre à produire ou à transmettre le ou les mouvements c’est-à-dire comme ce qui est purement mécanique et non pas la matière comme l’opposé de la forme. C’est dans ce sens que Descartes identifie la nature à la matière, mais telle qu’elle est créée, conservée et mise en ordre par Dieu et en tant qu’elle est intelligible par l’idée de l’étendue géométrique à l’aide de la figure et du mouvement. Ainsi, écrit-il : « Sachez donc, premièrement, que par la Nature, je n’entends points ici quelques Déesse, ou quelque autre source de puissance imaginaire, mais je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée. Car de cela seul qu’il continue ainsi de la conserver, il suit de nécessité qu’il doit y avoir plusieurs changements en ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement attribués à l’action de Dieu, parce qu’elle ne change point, je les attribue à la Nature, et les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme les lois de la Nature »1.

Il faut souligner ici impérativement deux choses : d’abord l’identité entre l’action par laquelle Dieu conserve le monde et celle par laquelle il l’a créé. On y voit là sa théorie de la création continuée. C’est cette identité enfin qui permet d’assurer la permanence des lois du Monde. Ensuite, clairement dit, la Nature n’est pas une

déesse. L’identité de ces deux actions prive la Nature de tout pouvoir propre, et en bannit ces forces cachées qu’aimaient à y reconnaître certains auteurs de la Renaissance. F. Alquié perçoit mieux, dans le même ordre d’idée, la perspective cartésienne « de lutter contre le naturalisme propre à la Renaissance, naturalisme qui prêtait à la nature mille forces occultes… elle (la théorie des vérités éternelles) déréalise la nature, elle la prive de toute véritable profondeur ontologique, et elle reporte tout être, toute réalité sur la volonté de Dieu. Elle établit entre l’homme et Dieu un rapport dans lequel la nature créée ne peut plus jouer un rôle d’écran opaque »1. Donc, l’on comprend bien qu’ici Descartes met fin à la conception qui

attribuait un esprit ou une âme à la nature, voire une nature propre de la matière qui serait partagée par tous les corps physiques.

Voilà pourquoi, la matière étant identifiée à l’espace ou l’étendue, on ne peut que remarquer, en voie de conséquence, que le mouvement, comme souligné ci- dessus, n’est plus que local c’est-à-dire le déplacement d’un corps, d’un lieu à un autre et que l’examen des figures n’est plus une préoccupation. Désormais, l’attention doit être portée plutôt sur les figures. C’est ainsi que pour connaître des corps physiques, la science moderne préconise de recourir uniquement à la mesure des diverses dimensions sous lesquelles il importe de les considérer. En d’autres termes, ce qui désormais importe pour expliquer les phénomènes naturels, c’est seulement le recours aux notions simples comme la figure, l’étendue, le mouvement et non, comme dans la physique d’Aristote, l’idée brouillonne et confuse de principe interne de mouvement. Certainement, lorsqu’on cherche à expliquer les phénomènes naturels, on entreprend d’indiquer comment ils peuvent être reproduits par génération ou causés. Et dans cette vision nouvelle, les causes d’engendrement de tous les phénomènes naturels doivent être toutes mécaniques. La conséquence logique que cela entraîne est, sans nul doute, le refus ou le bannissement de toute finalité, de toute cause finale, qui implique également celui de la notion de la forme entendue comme le principe qui détermine la matière et lui apporte une essence déterminée et constitue, par le fait même, la raison qui explique l’existence de quelque chose, ce qui ordonne la matière dont est faite une chose, et définit son essence et sa perfection.

De ce qui précède, on comprend dès lors que les auteurs modernes, en l’occurrence Galilée et Descartes, marquent une nette démarcation avec les anciens. A

1 F. ALQUIE, Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Ed. de la Table Ronde, 2005, p.77.

leurs yeux, la science de la nature c’est la physique qui ne doit parler que de force, de mouvement, de poids, de masses, de longueurs, de vitesse, etc., et laisse la notion de forme à la biologie qui est une science qui doit s’occuper de l’explication du vivant. La forme comme principe qui détermine la matière et lui apporte une essence déterminée, c’est-à-dire la nature propre à chaque type de chose, ne constitue plus la préoccupation de la physique. Désormais ce qui constitue la nature propre d’un corps c’est l’ensemble de ses propriétés physiques, donc géométriques.

Se référant à la deuxième Méditation, du corps Descartes écrit : « Pour ce qui était du corps, je ne doutais nullement de sa nature ; car je pensais la connaître fort distinctement, et, si je l’eusse voulu expliquer suivant les notions que j’en avais, je l’eusse décrite en cette sorte : par le corps, j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure ; qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps, en soit exclu ; qui peut être senti, ou par l’attouchement, ou par la vue, ou par l’ouïe, ou par le goût, ou par l’odorat ; qui peut être mû en plusieurs façons, non par lui-même, mais par quelque chose d’étranger duquel il soit touché et dont il reçoive l’impression. » 1

Ici, le monde de la matière est le monde des corps. Ainsi donc, le concept de corps englobe l’ensemble des choses matérielles susceptibles d’être mesurées. La matière ou le corps, ne consiste pas, en effet, en ce qu’il est « une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur […], d’où il sait que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension. »2 Le corps c’est l’étendue. Il permet d’unifier les choses matérielles et permet aussi de rendre manifeste leurs propriétés communes, reléguant ainsi au second plan les différences spécifiques.

Voilà ce qui permet chez Descartes, pour une bonne intelligence du concept de la nature, de distinguer fondamentalement, distinction d’une importance remarquable et substantielle, les propriétés physiques ou géométriques des qualités sensibles. Les propriétés physiques sont liées de manière intime et nécessaire aux corps physiques tandis que les qualités sensibles sont des propriétés qui ne peuvent s’expliquer et se comprendre qu’en rapport avec la présence de l’homme et de son expérience. Celles-ci ne tiennent leur réalité que par la présence d’un sujet ayant des

1 AT IX-1, 20. 2 AT IX-2, 65.

sens et susceptible d’éprouver des sensations comme éprouver l’amertume d’un aliment ou de la dureté d’un fer à béton. Celles-ci n’ont rien à voir avec la physique, n’ont aucun sens pour la physique sauf pour l’homme. Ce qui permet à Pierre Guenancia d’affirmer qu' : « en devenant objet d’une science géométrique et rationnelle la nature physique a complètement perdu ce qui en faisait pour Aristote la source même du sens, origine et fondement de toutes les qualités qui font des choses ce qu’elles sont »1. Parce que l’objectif poursuivi par Descartes n’est pas essentiellement théorétique, mais pratique. Le but n’est pas d’expliquer la nature du monde ou de connaître l’essence des choses en particulier. Ainsi, dans la Dioptrique, par exemple, Descartes invite à percevoir la pertinence de ses propos qui ne sont pas à chercher dans la connaissance de la nature de la lumière, mais dans l’explication des phénomènes optiques qui peuvent intervenir dans la fabrication des instruments optiques fiables susceptibles d’augmenter la puissance de notre vision. L’explication des phénomènes de la nature ne se confond plus avec la connaissance de la nature des choses. Ce serait de la pure spéculation que de chercher à connaître la nature d’une chose, son lieu naturel propre. La nouvelle philosophie estime que « tous les lieux ou tous les points de l’espace sont identiques, aucun n’est plus naturels à un corps qu’un autre, tous les mouvements sont naturels, c’est-à-dire se font selon les lois de la nature, et dérivent par composition du mouvement le plus simple qu’on puisse concevoir (mais non observer), le mouvement rectiligne uniforme »2.

C’est avec raison que dans le texte déjà cité Descartes affirme que : « la nature de la matière, ou de corps pris en général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. » Dans le même paragraphe, un peu plus loin Descartes continue en ces termes : « Car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu’il n’a en soi aucune de ces qualités et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qu’il le fait corps, pourvu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit que, pour être, il n’a besoin d’elle (dureté, pesanteur, chaleur…) en aucune façon et que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance qui a de l’extension. »3

1 P. GUENANCIA, Descartes chemin faisant, p. 21. 2 P. GUENANCIA, Descartes chemin faisant, p. 21. 3 AT IX, 65.

En effet, Descartes, fait appel ici, si on se réfère à la première partie des Principes de la philosophie, à la doctrine de la distinction selon laquelle « chaque substance a un attribut principal, et que celui de l’âme est la pensée, comme l’extension est celui du corps »1. Ainsi donc, toute qualité qui peut être séparée de la matière ne lui appartient pas, mais l’étendue, élément inséparable et donc nécessaire de son idée, lui appartient. Cette argumentation nous permet de penser que Descartes ne parle des qualités sensibles qu’en modes accidentels. Ce qui constitue les racines lointaines de la distinction que fera John Locke entre les qualités secondes et les qualités premières.

De ce qui précède, on ne peut s’empêcher de constater le profond changement que Descartes introduit dans la manière même de concevoir la nature. Certes, ce changement modifie le rapport entre l’art et la nature, mais en même temps introduit une stricte et indispensable liaison entre la science et la technique. La science est conçue alors comme le moyen de l’efficacité technique. De cette manière, la connaissance n’est plus une fin en soi. Sa finalité est dans l’usage que nous serions amené à faire des ouvrages de la nature. Elle n’est plus un savoir pour savoir. On va pouvoir l’utiliser à des fins pratiques. En d’autres termes, l’usage technique de la science est une garantie, une assurance voire ce qui permet d’espérer à une science plus utile. C’est toute la différence avec la science léguée par les Anciens comme on peut s’en convaincre dans cet extrait du Discours de la méthode : « Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les autres usages

1 AT IX-2, 48.

auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maître et possesseurs de la nature »1.

Se référant à l’arbre de la philosophie prôné par Descartes, philosopher a comme caractère essentiel un parcours, un chemin qui part du fondamental (la métaphysique) et aboutit à l’utile c’est-à-dire la médecine, la mécanique et la morale. « Enfin, écrit Descartes, comme je crois qu’il est très nécessaire d’avoir bien compris, une fois en sa vie, les principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme, je crois aussi qu’il serait très nuisible d’occuper souvent son entendement à les méditer, parce qu’il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l’imagination et des sens ; mais que le meilleur est de se contenter de retenir en sa mémoire et en sa créance les conclusions qu’on en a une fois tirées, puis employer le reste du temps qu’on a pour l’étude, aux pensées où l’entendement agit avec l’imagination et les sens »2. La perception correcte de la métaphore de l’arbre de la philosophie permet de saisir la véritable orientation de la philosophie cartésienne. « L’arbre de la philosophie, estime Denis Moreau avec raison, n’est pas seulement un schéma général d’organisation des savoirs certains. Il indique aussi l’ordre logique et chronologique de leur engendrement, et permet aussi d’orienter la démarche du philosophe »3. Dans la troisième partie des Principes, Descartes propose une philosophie qui permet de découvrir des vérités utiles à la vie capable de « disposer les causes naturelles à produire les effets que l’on désirera ».4

Pour Descartes, la métaphysique ne doit nous occuper que quelques heures par an comme il écrit à la princesse Elisabeth. De l’autre côté, Descartes reconnaît aussi que « l’objet des études doit être de diriger l’esprit jusqu’à le rendre capable d’énoncer des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui »5.

C’est dans ce sens que les interrogations de Heidegger trouvent une réponse appropriée. « Dans quel sol, s’interroge Heidegger, les racines de l’arbre de la philosophie trouvent-elles leur point d’attache ? De quel fond, les racines, et par elles l’arbre tout entier, reçoivent-ils la vigueur et les sucs nourriciers ? Quel élément celé dans le fond et le sol s’entrelace aux racines qui portent l’arbre et le nourrissent ? Sur

1 AT VI, 61-62. 2 AT III, 695.

3 D. MOREAU, Descartes. Lettre-préface des principes de la philosophie, présentation et notes, Paris, Flammarion, 1966, p. 30. Encore plus de détails jusqu’à la page 33.

4 AT IX-1, 123. 5 Al I, 77.

quoi repose et prend naissance la métaphysique ? Qu’est-ce que la métaphysique vue de son fondement ? »1

Se poser ce genre de questions dans la logique de la pensée cartésienne, c’est effectuer un mauvais parcours. C’est partir dans le mauvais sens et faire figure du mauvais philosophe qui ne cherche pas des conséquences utiles qui peuvent lui permettre de transformer les conditions de vie humaine par une action justifiée sur le monde, mais qui fait de la philosophie à contresens en cherchant à découvrir s’il n’y aurait pas quelque chose sous les racines. Le risque est d’aller d’interrogation en interrogation et de n’en finir jamais : et le sol où s’implantent les racines, dans quoi prend-il racine ? Et, ainsi de suite sans fin. Il est clair, pour Descartes, que dans le pommier le plus intéressant ce sont les pommes ; la philosophie doit contribuer à améliorer la condition humaine. Certes, la question de fondement est importante aux yeux de Descartes. Dans quel sens faut-il comprendre cette question de fondement chez Descartes ? Faut-il l’entendre comme une re-construction ou comme une ré- fondation ? Au chapitre suivant, nous donnerons des amples détails à cette question, mais à ce stade qu’il nous soit permis d’indiquer simplement avec Descartes que « comme ce n’est pas des racines ni du tronc des arbres qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières »2.

Dans « Qu’appelle-t-on penser ? », Heidegger pose « la question de l’être » et fait cette observation qu’il dirige contre Descartes : « Dans le Jardin, il y a un arbre.