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CHAPITRE I LA RÉFORME DES LOIS SUR LES PAUVRES ET LA CLAUSE SUR

B. Le vote de la loi

Les recommandations de Nicholls furent diligemment entérinées par le gouvernement. Il n’en demeure pas moins qu’elles ne recueillirent pas l’assentiment général. Un autre commissaire aux Pauvres, George Cornewall Lewis, fit part de ses doutes et réticences sur les conclusions de Nicholls. Il considérait que l’enfant illégitime et sa mère étaient « une catégorie de gens qui, d’après les preuves présentées aux commissaires eux-mêmes, sont réduits à la pauvreté la plus extrême et sont soumis à des difficultés largement aussi grandes que d’autres classes de la population ».282 Il exprima

280 “The bastards, and the mothers of bastards, in all matters connected with the relief of the poor, should be dealt with in the same manner as other destitute persons, solely on the grounds of destitution”, ibid. 281 “They are evils, I believe, not remediable by legislative enactments - they must be left to the slow but certain amelioration which the diffusion of education, religious culture and the increase of intelligence, industry, and wealth will impart. These will in time improve the moral feelings of the people and correct their social habits” ibid.

282 “A class of persons who, as appears from the evidence presented to the Commissioners themselves, are reduced to the lowest degree of want, and labour under difficulties not less than any other class of the population”, Remarks on the Third Report of the Irish Poor Inquiry Commissioners; drawn up by the Chancellor of th Exchequer, for the Purpose of being submitted to His Majesty’s Government, by George Cornewall Lewis, Esq., H.C (1837) Vol. li, pp. 5-6.

son étonnement devant la décision des commissaires de ne pas inscrire les mères célibataires et leurs enfants dans une catégorie spécifique :

Leur principe a été de ne pas recommander que l’assistance soit donnée sur le seul critère d’indigence, mais de définir des classes censées avoir le plus besoin d’assistance, et d’octroyer le droit à une aide publique exclusivement à ces classes. Ayant adopté ce principe, on ne comprend pas bien pourquoi ils ont exclu la mère des bâtards.283

Il dénonça les effets pervers des propositions de Nicholls : « Puisque les commissaires recommandent que les enfants abandonnés bénéficient du système d’assistance et qu’ils en excluent les bâtards, il s’ensuit qu’un bâtard ne pourra prétendre à l’assistance que s’il devient un enfant trouvé ».284 Loin de résoudre le problème des enfants illégitimes,

une telle mesure ne ferait qu’encourager les mères à abandonner leurs enfants, ce qui ne règlerait en rien le problème de leur prise en charge.

Le projet de Loi sur les Pauvres fut rapidement déposé et, en dépit de vives oppositions, notamment de Daniel O’Connell et d’autres membres irlandais de la Chambre des Communes, le projet devint loi en 1838.285 La section 54 de la loi stipulait

que « la mère d’un bâtard était responsable dudit bâtard jusqu’à ce que celui-ci ait atteint l’âge de 15 ans ».286 Cette mesure mit un terme aux possibilités qu’avait la mère

d’un enfant illégitime d’obtenir du père putatif une petite aide financière, et la laissa sans recours et sans ressources. La workhouse devint un refuge pour elle et son ou ses enfants. Différentes théories ont été développées au cours des dernières années sur la façon dont les femmes, en général, et les mères célibataires en particulier, utilisèrent cette institution. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cette thèse. Néanmoins,

283 “Their principle has been not to recommend that relief should be given on the simple ground of indigence, but to define classes who may be presumed to be most likely to need relief, and to confer the right to a public support to those alone. As they had adopted this principle, it does not appear why they should have excluded the mothers of bastards”, ibid.

284 “As the Commissioners recommend that deserted children should be supported, and exclude bastards from relief, it follows that a bastard cannot acquire a title to relief until it becomes a foundling”, ibid. 285 The Irish Poor Relief Act, 1838.

286 “The mother of every bastard child shall be liable to maintain such bastard child until such child shall attain the age of 15”, ibid.

nous pouvons d’ores et déjà avancer l’idée que, selon plusieurs historiennes des femmes, la mère-célibataire faisait des séjours temporaires dans cette institution. Elle la quittait lorsqu’elle trouvait un emploi mais était bien souvent contrainte d’y retourner dans le cas où elle se trouvait de nouveau enceinte. Ces historiennes perçoivent ce comportement comme indiquant que les femmes, contrairement aux idées reçues, faisaient des choix qu’elles assumaient. Il s’agit bien entendu d’une théorie discutable dans la mesure où il n’existait guère d’autre moyen de survie pour cette catégorie de femmes.

La question qui se pose est de savoir si la systématisation du recours à la workhouse pour les plus pauvres affecta les taux d’illégitimité. À titre d’exemple, le comité de l’union de Lurgan287 déclara :

L’institution semble être un lieu d’hébergement très commode pour soigner les maladies et mettre au monde des enfants illégitimes ; et la possibilité d’y entrer et d’en sortir, a considérablement fait augmenter le nombre de malheureuses qui vivent du salaire de leur péché dans les zones les plus peuplées de l’union.288

Chaque workhouse attirait de futures mères célibataires originaires d’autres paroisses. C’est la raison pour laquelle le taux d’illégitimité au sein de l’institution variait considérablement. Néanmoins, les chiffres indiquent que le nombre d’enfants dans les workhouses était très élevé. Entre janvier et avril 1844, il y avait 22.585 enfants dans les workhouses du pays, dont 2.639 étaient illégitimes, 4.164 orphelins et 6.000 des enfants abandonnés. 289 Parmi les enfants abandonnés, un grand nombre étaient illégitimes.

287 Selon le système mis en place par les lois sur les Pauvres, chaque localité formait une agrégation de paroisses, en plus ou moins grand nombre, qui s’appelait une union. Chaque union était soumise à un comité de surveillance composé de guardians (curateurs), nommés par tous ceux qui contribuaient à la bourse des pauvres. Il y avait au moins un guardian par paroisse, élu pour un an. Le nombre des paroisses comprises dans une union variait selon leur étendue et leur population et la population des unions était fort inégale

288 “The house appears to be a most convenient place of accommodation for the cure of disease, and the delivery of illegitimate children ; and the facility of going in and out, has very considerably increased the number of unfortunate females, who live by the wages of sin in the most populous parts of the union”, Lurgan union : report of the committee appointed by order of the Board, Dublin: 1849, pp. 36-37. 289 Tenth annual report of the Poor Law Commissioners, appendice B.N°17.

Aucune statistique n’existe à ce sujet, mais comme nous l’avons vu précédemment, après la fermeture de l’Hôpital des Enfants Trouvés de Dublin, le taux d’abandon d’enfants semblait avoir baissé. Il ne fait guère de doute qu’avec le vote de la Loi sur les Pauvres, les mères célibataires utilisèrent la workhouse pour y laisser leurs enfants, notamment lorsqu’elles émigraient. Certaines d’entre elles envoyaient plus tard de l’argent pour qu’ils pussent la rejoindre, mais d’autres les y abandonnaient.290

Entre le 1er janvier et le 29 septembre 1845, dans 11 unions, soit 119

workhouses, on dénombrait 2091 mères d’enfants illégitimes et 3688 enfants illégitimes.291En termes de répartition géographique, l’Ulster était toujours en tête en

termes de comtés292 mais la ville de Cork enregistrait un nombre record d’enfants

illégitimes.293En mars 1846, 25196 des 50717 enfants des workhouses du pays avaient

moins de 15 ans.294 Avec le développement de la Famine, ces chiffres augmentèrent de

manière exponentielle.

L’effet de la Loi sur les Pauvres de 1838 sur le statut de la mère-célibataire et des enfants illégitimes fut considérable. La loi remit en cause le principe selon lequel une mère pouvait obtenir du père putatif qu’il subvienne, en partie, aux besoins de son ou ses enfants. En attribuant exclusivement la responsabilité légale des enfants illégitimes âgés de moins de 15 ans à la mère, le législateur la priva de facto de toute forme de recours à l’encontre du père. Cette décision se fondait, comme nous l’avons, sur le souhait des hommes politiques de traiter les mères célibataires sur des critères

290 La question de l’émigration des mères célibataires sera traitée dans le chapitre suivant.

291 Return of the Number of Women having Illegitimate Children ; and also of the Number of Illegitimate Children relieved in each of the several Poor-Houses of Ireland during the half-year ending the 29th of September 1845, H.C Accounts and Papers, Vol. xlii.1846. p. 273. Voir annexe n° 6.

292 Return of the Number of Women having Illegitimate Children, H.C 1846 ( 49) xlii

293 Report of Select Committee on administration of the relief of the poor in Ireland, July 1861, Minutes of Evidence q. 7362.

d’indigence et non de statut familial. Pour Nicholls, entre autres, elle ne devait pas bénéficier d’un traitement spécifique.

L’enquête de la commission qui présida au vote de la loi révéla que l’illégitimité était un phénomène assez rare, à l’instar de l’infanticide et de l’abandon d’enfants. Les représentations véhiculées par ces témoignages et construites par les stratégies discursives des rapporteurs permirent au législateur d’occulter la réalité des problèmes sociaux. Ils choisirent, en effet, de représenter la mère-célibataire comme une femme corrompue qui n’hésitait pas à utiliser les dispositions légales existantes pour obtenir des compensations financières dont étaient privées des femmes perçues comme bien plus respectables. En outre, en minimisant les taux d’illégitimité, ils conféraient à la mère-célibataire un statut d’autant plus exceptionnel, porteur de la marque d’une véritable dégénérescence morale.

Si la loi anglaise sur les Pauvres de 1834 fut à l’origine du vote de la loi irlandaise de 1838 et, si George Nicholls, comme nous l’avons indiqué, arriva très rapidement à la conclusion que le système anglais pouvait être appliqué à l’identique en Irlande, il n’en demeure pas moins que l’orientation idéologique du débat en Irlande fut très différente. La différence essentielle était que c’était la première fois que l’Irlande se voyait imposer un modèle social de cette nature. Contrairement à L’Angleterre, où les Clauses sur les Bâtards, selon les perceptions des témoins et des hommes politiques, permettaient à la mère-célibataire d’obtenir des avantages financiers, une telle disposition n’existait pas en Irlande. En outre, le principe des workhouses reposait sur la nécessité de faire travailler les pauvres. En Irlande, les conditions économiques ne permettaient pas que les pauvres puissent travailler. Pourtant, c’est en s’appuyant sur les dispositions anglaises que Nicholls fit son rapport à la Commission. Cela eut pour effet, d’entraîner le vote d’une loi qui ne tenait pas compte des spécificités du pays.

Néanmoins, les témoignages recueillis par les commissaires en Irlande étaient très différents de ceux recueillis en Angleterre. Nous ne pouvons manquer de noter que les paroissiens irlandais firent preuve de davantage de compassion et d’indulgence à l’égard des mères célibataires et de leurs enfants. S’ils soulignaient que les femmes utilisaient souvent leur situation pour parvenir à leurs fins, il reste que, dans la majorité des cas, les témoins s’accordaient pour reconnaître que leur condition était peu enviable et qu’elles étaient bien souvent davantage victimes que coupables. En outre, le phénomène de l’illégitimité restait, dans les perceptions des paroissiens, rare.

Finalement, ce sont les perceptions qu’avaient les paroissiens de la mère- célibataire et des enfants illégitimes, associées à la volonté des hommes politiques de soulager l’État du lourd fardeau économique que ces individus représentaient, qui déterminèrent le vote de la loi de 1838. Les considérations d’ordre économique prirent le pas sur les considérations d’ordre moral. Il est clair que les questions relatives à l’argent et aux biens, dans l’usage que la commission fit des témoignages recueillis, figuraient au premier plan. Si la mère célibataire pouvait se prévaloir d’une dot, elle pouvait trouver un époux et, partant, redevenir une femme respectable.

Comme nous l’avons vu, l’image d’une Irlande chaste et pieuse, construite par le discours politique lors du vote de la Loi sur le Pauvres de 1838, ne résiste pourtant pas à la réalité des chiffres. Le nombre de naissances illégitimes était bien plus élevé que ce que les commissaires affirmaient. L’épisode de la Famine, qui transforma le paysage démographique du pays, eut à cet égard des effets importants et déterminants sur le phénomène de l’illégitimité. Cette tragédie nationale allait plonger le pays dans une crise économique et humaine de très grande envergure. Elle bouleversa les rapports sociaux et donna lieu à un mouvement migratoire considérable qui affecta, dans une large mesure, la population féminine. Nous nous proposons, dans le chapitre suivant,

d’étudier les incidences de cet épisode de l’histoire du pays sur les comportements sexuels des Irlandais, ses effets sur l’illégitimité ainsi que les spécificités de l’émigration des femmes et, en particulier, des mères célibataires.