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Analyse des témoignages et réception du rapport

CHAPITRE I LA RÉFORME DES LOIS SUR LES PAUVRES ET LA CLAUSE SUR

C. Analyse des témoignages et réception du rapport

Comme nous l’avons souligné dans l’introduction de ce chapitre, ce rapport est très pertinent pour notre étude en ce qu’il pose les bases sur lesquelles s’est construite toute la législation sur les enfants illégitimes au début de la période que nous avons choisi d’étudier, en Angleterre mais aussi et surtout en Irlande. En outre, une lecture attentive de ce texte et une analyse approfondie du « dit » mais surtout du « non-dit » se sont avérées particulièrement décisives pour d’appréhender les notions de perceptions et de représentations. Ce rapport a été construit sur la base de questionnaires, d’enquêtes et de témoignages mais aussi commandé et préparé en vue d’amender la législation existante sur l’assistance aux pauvres. Partant, Nassau Senior et Edwin Chadwick, les deux rédacteurs principaux de ce document, avaient à cœur de présenter une vision de

138 “We do not believe that infanticide arises from any calculation as to expense. We believe that in no civilized country, and scarcely in any barbarous country, has such a thing ever been heard of as a mother's killing her child in order to save the expense of feeding it”, ibid. , p.351.

l’illégitimité qui était en conformité avec ce que l’idéologie libérale à laquelle ils adhéraient devait refléter. Il fallait, à la fois donner une image inacceptable de l’illégitimité en en présentant des perceptions spécifiques et ciblées, mais également reconstruire de nouvelles représentations de ce phénomène.

L’illégitimité, sous le régime des Anciennes Lois sur les Pauvres, n’était pas représentée comme un phénomène aussi pernicieux. Elle était, certes, considérée comme un manquement à la morale, mais elle s’inscrivait davantage dans l’ensemble des phénomènes sociaux auxquels les lois sur les pauvres avaient choisi de s’attaquer. En outre, la mère d’enfants illégitimes, pendant des siècles, n’était ni véritablement ni systématiquement stigmatisée. Bien au contraire, les différentes dispositions légales qui avaient été adoptées tendaient à lui rendre plus aisé l’accès à une compensation financière. Nous avons vu, en examinant les différentes lois votées, que si la femme était devenue, au fur et à mesure, la seule coupable du péché d’immoralité qui accompagnait la naissance d’un enfant illégitime, le législateur ne jugeait pas pour autant que le père devait échapper à ses responsabilités. Il avait été ainsi décidé que c’était lui et lui seul qui devait subvenir financièrement aux besoins de cet enfant. Cela procédait d’une logique selon laquelle les femmes avaient bien moins de chances d’avoir un emploi rétribué que les hommes, et cela, a fortiori, si elles étaient mères. Pour éviter que la paroisse n’ait à supporter les coûts de prise en charge des enfants illégitimes, le législateur avait jugé qu’il fallait que le père puisse contribuer. Faute de pouvoir offrir des garanties nécessaires, il se voyait condamné à l’emprisonnement.

Il est bien évident qu’il y avait, dans cette législation, un certain nombre de paradoxes et d’erreurs de jugement qui ne pouvaient, à terme, que conduire à un mauvais fonctionnement du système. Il paraissait difficile et peu cohérent de jeter l’opprobre sur la femme tout en condamnant l’homme, dans les faits. Pourtant, dès

1610, il avait été décidé que la mère-célibataire serait enfermée si elle mettait au monde un enfant illégitime. Il va de soi que cela n’avait, en rien, résolu la question de la prise en charge des enfants, qui était, au bout du compte, le nœud gordien de ce problème. L’enjeu économique et financier était celui auquel il convenait de s’attaquer.

Si les commissaires avaient imaginé que leurs propositions feraient l’unanimité et seraient bien reçues, ils furent sans aucun doute surpris de constater qu’aussi bien au Parlement qu’au sein de l’opinion, les dispositions qu’ils avaient prévues ne furent pas bien accueillies.

Les amendements aux Clauses sur les Bâtards dans le cadre de la réforme des Lois sur les Pauvres furent introduits à la chambre des communes le 17 avril 1834 par Lord Althorpe. Ils prévoyaient l’abolition de toutes les lois qui autorisaient une femme ou les autorités locales à accuser un homme d’être le père d’un enfant illégitime, ou qui permettaient à un magistrat de percevoir de l’argent de cet homme, de l’arrêter ou de saisir ses biens. Les hommes qui avaient été emprisonnés sous les anciennes lois en vigueur seraient relâchés. De fait, la mère d’un enfant illégitime devait assumer l’entière responsabilité dudit enfant. Si elle ne pouvait subvenir à ses besoins, il était prévu que ce fût ses parents qui le fissent.

La réception de ces propositions fut, dans l’ensemble, favorable, mais une minorité de parlementaires déterminés s’indignèrent du contenu de la loi. Ils considéraient qu’en faisant porter la responsabilité exclusive de l’enfant illégitime sur la mère, le risque des naissances illégitimes ne diminuerait pas. Au contraire, cela risquait de conduire les femmes à avoir des conduites plus immorales et les pousser vers la prostitution, voire vers l’infanticide.139 Ces voix s’exprimèrent lors des débats sur le

vote des amendements. M. Robinson invoqua que « cette clause et celles qui en

dépendaient avaient été élaborées par des hommes qui n’avaient regardé la vie que dans des livres, et qui n’avaient pas de connaissance pratique de la nature humaine ».140 Pour

lui, ces nouvelles clauses ne résoudraient pas la question de l’augmentation du nombre des enfants illégitimes et il cita le cas de la France où un système comparable de lois sur les pauvres n’existait pas et où, pourtant, le nombre d’enfants illégitimes était bien plus élevé.141 Il n’y avait pas, selon lui, de corrélation entre les lois sur les pauvres,

anciennes ou amendées, et l’illégitimité. En revanche, il s’inquiétait de ce que « le vote de ces nouvelles clauses ne conduisît à la dissimulation des naissances et à l’infanticide, des crimes qui étaient déjà trop répandus parmi nous ».142 M. Robinson fit également

une remarque intéressante, même si dans le cadre du débat sur l’illégitimité, elle n’eut aucun impact spécifique. Il invita les autres parlementaires à remarquer que « puisque toutes les femmes étaient exclues, non seulement des sièges parlementaires mais également du suffrage lors des élections, il considérait que la Chambre ne devait pas, sans y avoir mûrement réfléchi, cautionner des dispositions qui s’appliquaient à elles de manière si partiale et si sévère ».143

Cette mention de l’inéligibilité des femmes et de leur absence de droits civiques était davantage de nature à marquer une rupture politique qu’à influencer le débat, mais elle avait le mérite de mettre en relief un aspect essentiel de la question. L’essentiel du débat sur la réforme des Clauses sur les Bâtards était centré sur les femmes, les mères d’enfants illégitimes, pour qui il était question de trouver une forme de subsistance qui ne ruinât pas les paroisses et qui fût suffisamment punitive et dissuasive. Comme nous 140 “This clause and those which depended on it, had been framed by men who had looked at life only through the medium of books, and who had no practical knowledge of human nature”, Hansard, 3rd. Series, Vol 24 (1834), p. 523.

141 Ibid.

142 “He was afraid that the enactment of these bastardy clauses would lead to the concealment of the birth of children, and to infanticide – offences which were already too rife among us”, ibid., p. 523.

143 “As females were excluded not only from all seats in the legislature, but also from all suffrage at elections, he thought the House ought not, without mature deliberation, to sanction clauses which presses so partially and severely upon them”, ibid., p. 523.

le verrons dans la troisième partie de ce chapitre, l’enfant était presque totalement absent du débat, essentiellement orienté sur la mère et dans une moindre mesure sur le père. Pourtant, seuls des hommes participèrent au débat et aux différents votes qui permirent l’application des dispositions votées.

Sous la pression, Althorpe accepta de revoir ses propositions et d’en amender certaines. Les paroisses pourraient de nouveau obtenir du père qu’il subvînt aux besoins de l’enfant si rien n’était versé à la mère, les dispositions abolissant l’emprisonnement des femmes furent rétablies et les parents de la mère d’un enfant illégitime ne seraient pas responsables de l’enfant si la mère ne pouvait subvenir à ses besoins. Les dispositions amendées produisaient un ensemble assez incohérent, mais Althorpe espérait ainsi obtenir le soutien de la majorité parlementaire, ce qui fut le cas. En revanche, il dut faire face à une opposition bien plus farouche lorsque le texte de loi fut soumis aux Lords. La proposition passa sans difficulté le stade de la première et de la seconde lecture. Mais lorsqu’elle arriva devant les Lords pour le troisième examen, Henry Phillpotts, évêque d’Exeter, se lança dans une attaque véhémente des Clauses sur les Bâtards.144 Pour Phillpotts, il n’était pas concevable qu’une telle distinction fût faite

entre une mère pécheresse et coupable et un père putatif victime. « Dans le Rapport, on a invariablement fait référence aux pères des enfants bâtards comme à des malheureux (…) mais toutes les fois qu’il s’est agi de la mère, il y a eu une allusion faite à son « vice » qui était le sujet de récriminations amères ».145 Phillpotts estimait qu’il n’était

pas pertinent d’en appeler au « laisser-faire » ou Lois Naturelles pour contrôler les comportements licencieux. Sa conception de la Loi Naturelle participait d’une justice équitable, dans laquelle les deux parents devaient assumer la responsabilité des enfants

144 Voir Hansard, Vol 25 (1864), pp. 586-94 .

145 “In the Report, the fathers of bastard children were uniformely spoken of as unfortunate persons (…) but whenever the mother was spoken of, allusion was certain to be made to her ‘vice’, which was the subject of bitter complaint”, Hansard, 3rd series, Vol 25 (1864), p. 586.

qu’ils avaient tous deux conçus. Renvoyant les Lords présents lors du débat à une phrase du rapport invoquant la nécessité de s’en remettre aux freins naturels de la Providence146, Phillpotts précisa que pour lui, il n’existait que trois formes de freins : le

premier était le sentiment d’avoir commis un péché ; le second, avoir compris et pris conscience de ce que devenir parent dans de telles circonstances impliquait et, enfin, la crainte d’être exposé aux sanctions qui en découlaient. Le débat prit la forme d’une joute verbale entre Phillpotts et Blomfield, évêque de Londres, chacun défendant son point de vue du concept de responsabilité parentale au moyen de références bibliques. Pour Henriques, les arguments de Phillpotts avaient les forces et les faiblesses des arguments Tory en général.

Leurs analyses des causes des maux de la société étaient souvent moins doctrinaires, moins simplistes, moins émouvantes, plus empiriques et pertinentes que celles des « réformateurs » mais ils n’avaient pas d’alternative concrète à offrir pour s’attaquer au mécontentement des classes les plus pauvres, qui était l’expression menaçante de ce qui effrayait les classes dirigeantes, et les conduisait à saisir toute solution plausible qu’on leur proposait.147

Finalement, ce fut le duc de Wellington qui présenta la version amendée des Clauses sur les Bâtards. L’emprisonnement des femmes au comportements licencieux était définitivement aboli ; la résidence d’un enfant âgé de moins de 16 ans était celle de sa mère ; les jugements en constatation de paternité étaient retenus mais ils étaient transférés aux Quarter Sessions148 et le témoignage de la mère devait être corroboré par

celui d’un témoin indépendant ; l’indemnité pour l’enfant ne devait pas dépasser les coûts réels de l’enfant pour la paroisse et ne serait versée que jusqu’aux sept ans de l’enfant ; si la paroisse ne pouvait obtenir l’argent du père putatif, elle devait prendre

146 Voir note 54, p. 26 de ce chapitre.

147 “Their analyses of the causes of social evils were frequently less doctrinaire, less over-simplified, less emotional, more empirical and more relevant than those of the “reformers”, but they never could offer a consistent alternative plan for tackling the discontents of the “lower orders”, the menacing expression of which frightened the ruling classes into clutching at any plausible scheme laid before them”, Henriques, “Bastardy and the New Poor Law”, Past and Present, N°. 37 ; (Jul., 1967), pp. 114.

148 Sessions d’un tribunal présidées par un juge de paix qui se tenaient quatre fois par an et qui entendaient aussi bien des affaires civiles que criminelles.

l’enfant à sa charge ; un homme ne pouvant pas payer ne pouvait plus être emprisonné ; et enfin, aucune somme d’argent ne serait versée à la mère. En cas d’indigence, elle pouvait avoir recours à la workhouse. Les clauses furent adoptées à une courte majorité de 93 voix pour et 82 contre. Pour les commissaires, cela ressemblait à une victoire. La mère d’un enfant illégitime ne pouvait plus espérer tirer profit d’une accusation mensongère et tout homme qui épousait la mère d’un enfant illégitime devait prendre en charge ses enfants.

Il n’en demeure pas moins que Les Clauses sur les Bâtards suscitèrent la plus grande controverse dans le débat sur les Nouvelles Lois sur les Pauvres qui avait transcendé les divisions politiques. Ce consensus fut désespérément absent lorsqu’il fut question de l’illégitimité. Selon Lisa Forman Cody,149 le débat était, en réalité, très

révélateur des tensions politiques qui existaient sur les questions du paternalisme, de l’extension du droit de vote et des droits de propriété dans les cas d’illégitimité. Les réformateurs libéraux insistaient sur la mère-célibataire et les droits et les devoirs du père alors que les opposants à la réforme mettaient en avant la situation difficile d’une mère célibataire dans une société où elle était forcément désavantagée. C’est la raison pour laquelle ils jugeaient que priver cette femme de l’aide qu’elle percevait jusque-là de la paroisse était cruel et injuste. En termes politiques, toujours selon Cody, les Tories et les Radicaux réitéraient la faiblesse intrinsèque de la femme, de la mère mais surtout de la mère-célibataire. Mais leurs intentions étaient différentes. Pour les Tories, le paternalisme avait domestiqué les pauvres, afin qu’ils soient dociles et reconnaissants. Pour les Tories ultraconservateurs, les Libéraux étaient responsables de l’augmentation de l’illégitimité puisqu’ils avaient remplacé les valeurs traditionnelles comme la morale

149 Lisa Forman Cody, “The Politics of Illegitimacy in an Age of Reform, : Women, Reproduction, and Political Economy in England’s New Poor Law of 1834” in Birthing the Nation : Sex, Science and the Conception in 18th Century Britons, OUP, 2005, p. 148.

et les valeurs familiales par un nouveau langage de marché, de liberté et de droits politiques. Tout cela était vecteur d’individualisme et d’indépendance et conduisait nécessairement à des comportements sexuels beaucoup plus relâchés. Pour les Radicaux, les Clauses sur les Bâtards étaient une expression de l’oppression des classes. Leur schéma était celui de la femme pauvre séduite par l’homme de rang supérieur, voire aristocrate. Ils considéraient qu’il était du devoir du gouvernement, des autorités et des paroisses de défendre les plus faibles. À ce titre, on peut citer le témoignage de Henry Drummond of Albury qui recommandait que la mère fût moins accablée et que le père putatif endossât la responsabilité de ses actes : « Faites supporter toutes les dépenses au père. Faire porter tout le fardeau à la mère n’est qu’un exemple supplémentaire du fait que les lois sont faites par les forts pour opprimer et non protéger les faibles ».150

Ces clauses furent finalement modifiées par la « Petite Loi sur les Pauvres » de 1844 et de nouveau altérées en 1872. De fait, elles demeurèrent fort impopulaires et rien ne put démontrer qu’elles avaient fait baisser le taux d’illégitimité dans le pays. Bien au contraire, les chiffres tendent à montrer que celui-ci augmenta entre 1831 et 1841. Pour autant, ce ne fut qu’en 1871 que, pour la première fois, un recensement de population prit en compte la proportion de naissances illégitimes. Il est par conséquent difficile d’avoir une idée précise de la baisse ou de l’augmentation de cette proportion. Il faut donc faire preuve de prudence à la lecture de ces chiffres dans la mesure où, comme nous le constatons, la question de l’illégitimité était utilisée à des fins politiques.

150 “Charge the whole expense to the Father. Throwing the whole burden on the mother is another exemple of how the laws are made by the strong, for the oppression, and not for the protection of the weak”, Appendix B.1 : Answers to Rural Questions, in Report from His Majesty’s Commissioners for Inquiring Into the Administration and Practical Operations of the Poor Laws, 14 : pt. 5, 175e.

Notre choix d’étudier la Nouvelle Loi sur les Pauvres, les enquêtes qui la précédèrent et le texte du rapport nous a contraint à examiner plusieurs aspects. D’une part, il a fallu replacer la loi dans le contexte politique et idéologique de l’époque et montrer comment et pourquoi il parut, à un moment donné, nécessaire de réformer les lois existantes pour en mettre en place de nouvelles. Les Clauses sur les Bâtards, même si elles ne représentaient qu’une infime partie de la Nouvelle Loi sur les Pauvres, eurent, comme nous venons de le montrer, un impact considérable. En outre, ces clauses furent déterminantes puisqu’elles fondèrent les principes sur lesquels toute forme de prise en charge des mères célibataires et des enfants illégitimes s’exerça par la suite et ce, pendant plus d’un siècle. Elles furent également le socle sur lequel reposa toute la mise en place de la prise en charge des mères célibataires en Irlande. En effet, la Loi sur les Pauvres irlandaise adoptée en 1838 était dans une très large mesure, adaptée de la Nouvelle Loi sur les Pauvres anglaise. Enfin, les Clauses sur les Bâtards sont également un exemple très pertinent du type même de discours qui crée l’objet, pour reprendre la théorie généalogique de Michel Foucault.151 C’est à cette analyse de discours et à ses

incidences que nous allons consacrer la troisième et dernière partie de ce chapitre.

III. Les Clauses sur les Bâtards : exemple de construction d’un discours de

normalisation sexuelle.