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PERCEPTIONS ET REPRÉSENTATIONS DES MÈRES CÉLIBATAIRES EN IRLANDE DE 1838 À 1937

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UNIVERSITÉ DE LILLE III-CHARLES DE GAULLE

TH

È

SE

Pour l’obtention du grade de

Docteur de l’Université de Lille III - Charles de Gaulle

Discipline : Civilisations, Langues et Lettres Etrangères – Civilisation irlandaise

Présentée et soutenue publiquement le 9 décembre 2008 par

Nathalie SEBBANE

PERCEPTIONS ET REPRÉSENTATIONS

DES MÈRES CÉLIBATAIRES

EN IRLANDE DE 1838 À 1937

Directrice de thèse

Madame le Professeur Catherine Maignant

Jury

Monsieur Bernard ESCARBELT, Professeur émérite (Université Lille III) Madame Élisabeth GAUDIN (Université Paris VII)

Madame Valérie PEYRONEL, Professeur (Université Paris III) Madame Ailbhe SMYTH, Professeur (University College Dublin)

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REMERCIEMENTS

Pour m’avoir donné le goût de l’Irlande, m’avoir mise sur le chemin des Études Irlandaises et pour m’avoir accompagnée lors des premières années de cette thèse, je remercie sincèrement le très regretté Monsieur Paul Brennan.

Je souhaite exprimer ma plus profonde reconnaissance à Madame le Professeur Catherine Maignant qui a bien voulu reprendre la direction de cette thèse après le décès de Monsieur Paul Brennan. Je la remercie de sa patience, de ses encouragements, de sa disponibilité et de ses conseils avisés, sans lesquels je ne serais pas parvenue à faire aboutir ce travail.

Je remercie chaleureusement mes parents, qui n’ont jamais cessé de me soutenir et de m’encourager. Rien n’aurait été possible sans eux.

Mes remerciements vont également à mes amis, et plus particulièrement à Karine Bigand, qui s’est toujours rendue disponible dans les moments difficiles et qui m’a accompagnée durant ces années avec gentillesse, humour et efficacité. Je souhaite également remercier ceux et celles qui, par leur présence infaillible, m’ont soutenue.

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TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES ... 5

INTRODUCTION ... 13

PREMIÈRE PARTIE PAUVRETÉ ET ILLÉGITIMITÉ AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE : REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉ ... 48

CHAPITRE I LA RÉFORME DES LOIS SUR LES PAUVRES ET LA CLAUSE SUR LES ENFANTS ILLÉGITIMES EN ANGLETERRE. ... 49

I. Le débat sur la réforme des lois sur les Pauvres (1832-1834) : contexte politique, idéologique et social. ... 51

A. Le cadre idéologique de la réforme. ... 51

B. Contexte politico-économique ... 56

II. Philosophie et rapport de la Commission Royale. ... 60

A. Esprit et modalités de fonctionnement de la commission. ... 60

B. Le rapport de la commission. ... 63

1. Les dispositions relatives à l’illégitimité en vigueur en 1834. ... 63

2. Les témoignages. ... 67

3. Les propositions de réforme ... 74

C. Analyse des témoignages et réception du rapport. ... 78

III. Les Clauses sur les Bâtards : exemple de construction d’un discours de normalisation sexuelle. ... 86

A. Discours, sexualité et pouvoir. ... 86

B. Stratégies discursives ... 90

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CHAPITRE II PAUVRETÉ ET ILLÉGITIMITÉ : LA LOI SUR LES PAUVRES

IRLANDAISE DE 1838 ... 97

I. La Commission d’enquête sur les Pauvres, 1833-1835 : perceptions et représentations des mères célibataires et de leurs enfants. ... 97

A. Le contexte de la mise en place de la commission. ... 97

B. Le premier rapport des membres de la Commission d’enquête de Sa Majesté sur la Condition des Classes les plus Pauvres en Irlande, 1835. ... 100

II. Présentation des témoignages ... 104

A. Aspects de l’illégitimité examinés ... 104

1. L’étendue de l’illégitimité ... 104

2. Les cas d’infanticide et d’abandon ... 106

3. Statut et conditions des « mères de bâtards » ... 107

4. Solutions s’offrant à la mère d’un enfant illégitime ... 110

5. L’avenir de la mère-célibataire qui ne peut subvenir aux besoins de son ou ses enfants ... 113

6. Perceptions des mères d’enfants illégitimes ... 115

7. Perception des « bâtards » ... 117

B. Analyse des témoignages ... 118

C. Les recommandations de la Commission. ... 132

III. Le vote de la Loi sur les Pauvres ... 134

A. Le rapport de George Nicholls ... 134

B. Le vote de la loi ... 135

CHAPITRE III EFFETS ET CONSEQUENCES DE LA GRANDE FAMINE SUR L’ILLEGITIMITE ... 142

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A. Théories économiques et statut des femmes ... 145

B. Impact et incidences de la Famine sur les comportements sexuels et l’illégitimité. ... 148

C. Aspects socio-économiques de la vie des femmes pendant et après la Famine ... 155

II. Famine et émigration. ... 159

A. Une histoire de l’émigration écrite au masculin. ... 159

B. Spécificités de l’émigration des femmes ... 160

C. Une autre représentation de l’émigration des femmes : la contribution de la Commission du Folklore Irlandais (UCD). ... 164

DEUXIEME PARTIE FONCTION DES INSTITUTIONS DANS LA PRISE EN CHARGE DES MÈRES CÉLIBATAIRES ... 173

CHAPITRE IV INSTITUTIONS, ENFERMEMENT : DÉFINITIONS ET ÉVOLUTION ... 175

I. De Foucault à Bentham ... 180

A. « Le grand renfermement » : misère, assistance et enfermement ... 180

B. Foucault, Bentham, et les femmes ... 188

1. « Corps dociles » et corps de femmes ... 189

2. Le projet Panoptique de Bentham ... 193

3. Jeremy Bentham, sexualité et féminisme ... 196

II. Histoire des institutions pour femmes. ... 204

A. Nouvelle périodisation, nouvelles perspectives. ... 204

B. Préhistoire des institutions pour femmes. ... 208

CHAPITRE V LA WORKHOUSE ... 217

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A. L’assistance en Irlande avant 1838 ... 217

B. « Des oiseaux de passage » : la workhouse comme stratégie. ... 221

II. La question de la classification morale au sein de la workhouse ... 228

A. La prostitution ... 228

B. la classification au sein de la workhouse ... 231

III. Réformes législatives. ... 233

A. La loi d’amendement à la Loi sur les Pauvres de 1862: dispositions spécifiques concernant les enfants illégitimes. ... 233

B. Réformes de la Loi ... 237

C. Enfants abandonnés et prosélytisme : la question religieuse au sein de la workhouse. ... 240

CHAPITRE VI LE MAGDALEN ASYLUM : UNE SPÉCIFICITÉ IRLANDAISE? 245 I. Le Magdalen Hospital de Londres ... 247

A. Origines et idéologie de l’entreprise ... 247

B. Le fonctionnement de l’institution ... 252

II. Les Magdalen Asylums en Irlande et la prise en charge des mères célibataires.256 A. Le Magdalen Asylum de Leeson Street. ... 256

B. Le développement des Magdalen Asylums au dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle ... 268

C. La mise en place du réseau conventuel et le « madeleinisme à l’irlandaise »277 1. La contribution des femmes aux mouvements religieux ... 277

2. Le développement du réseau conventuel ... 281

III. Les lois sur le Maladies Contagieuses et l’évolution vers une prise en charge spécifique des mères célibataires. ... 290

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TROISIÈME PARTIE LA MÈRE-CÉLIBATAIRE ET LES DISCOURS DE

CONSTRUCTION IDENTITAIRE DE L’ÉTAT LIBRE ... 299

CHAPITRE VII LA DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LES DISCOURS SUR LA MÈRE-CÉLIBATAIRE ... 301

I. Les enseignements de l’Église catholique ... 304

A. Nation, nationalisme, identité(s), femmes. ... 305

B. Les textes du Magistère ... 307

1. Rerum Novarum ... 309

2. Quadragesimo Anno ... 311

3. Casti Connubii ... 313

II. Les débats sur la mère-célibataire au sein de L’IER ... 316

A. Présentation des articles ... 316

B. Analyse des discours ... 332

CHAPITRE VIII LA PLACE DES FEMMES DANS LES DISCOURS DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE ... 349

I. De l’égalité inconditionnelle à l’égalité constitutionnelle ... 349

A. La Proclamation de 1916 ... 350

B. La Constitution de l’État Libre d’Irlande ... 352

II. Le gouvernement de William Cosgrave et le statut des femmes ... 357

A. Les lois sur les Jurés de 1924 et 1927 ... 357

1. La loi de 1924 ... 357

2. La loi de 1927 ... 359

B. Le Projet d’Amendement de la Loi sur la Réglementation de la Fonction Publique ... 368

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D. Censure et contrôle ... 372

E. La loi sur les Enfants illégitimes et la Constatation de Paternité ... 374

CHAPITRE IX DE LA COMMISSION CARRIGAN À LA CONSTITUTION DE 1937 : DISCOURS, POUVOIR ET EXCLUSION ... 383

I. Le contexte de la mise en place de la commission Carrigan ... 383

A. La réforme des Criminal Laws Amendment Acts de 1880 et 1885 ... 383

B. La mise en place et la composition de la commission ... 388

II. La commission ... 390

A. Les témoignages et auditions ... 390

1. Le témoignage des femmes ... 391

2. Le témoignage des hommes ... 401

3. Le témoignage des membres du clergé. ... 404

B. Le rapport de la commission ... 412

1. Représentations des témoignages dans le rapport final ... 415

2. Les recommandations de la commission ... 418

3. L’accueil du rapport ... 419

4. La réponse législative: la Criminal Law Amendment Act de 1935 420 III. La constitution de 1937 ou le code moral de de Valera ... 425

CONCLUSION ... 443

ANNEXES ... 459

BIBLIOGRAPHIE ... 489

TABLE DE LA BIBLIOGRAPHIE ... 491

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INTRODUCTION

Une Histoire des femmes est-elle possible ? 1

C’est la question que se posèrent les historiennes et les historiens réunis en 1983 lors du colloque éponyme à St Maximin, qui se proposait de faire un bilan de l’avancement de la recherche en histoire des femmes en France.2 Cette question faisait

d’ailleurs écho à celle qui avait été posée 10 ans plus tôt dans le cadre d’un enseignement à l’Université de Jussieu, intitulé : « Les Femmes ont-elles une Histoire ? ».3

Si nous avons choisi d’ouvrir notre propos avec cette citation, c’est afin d’illustrer de la manière la plus pertinente possible le type de questionnement qui a sous-tendu notre travail de recherche. En effet, proposer d’écrire l’histoire des mères célibataires en Irlande de 1838 à 1937 procède d’une double problématique. Il s’agit d’une part d’analyser l’évolution du concept, du statut, des représentations et des modes de prise en charge de la mère-célibataire dans une société donnée, sur une période d’un siècle, selon des modèles idéologiques en mutation. Il s’agit également de faire un travail scripturaire historique ayant pour objectif d’inscrire cette catégorie de femmes dans le champ de l’histoire des femmes en particulier, et dans celui de l’histoire du pays en général.

1 Michelle Perrot (dir.), Une histoire des femmes est-elle possible ?, Paris : Rivages, 1984. 2 Colloque éponyme organisé à Saint-Maximin en 1983 ;

3 Enseignement fait à Jussieu (PARIS VII) en 1973-1974 sous la responsabilité de Michelle Perrot. Perrot explique que les débuts furent difficiles car à cette époque les étudiants, dont beaucoup étaient engagés politiquement voyaient d’un mauvais oeil que l’on aborde ce type de questions. Ils finirent par y venir assez nombreux même si les jeunes hommes étaient rares. Entretien avec Michelle Perrot et Alain Corbin, Vingtième siècle, 2002-3 (no 75), p. 171.

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Nous souhaitions, à l’origine, travailler sur les Magdalen Asylums en Irlande et nous interroger sur la spécificité de l’évolution de la prise en charge des mères célibataires, notamment au sein des institutions religieuses catholiques. Cette spécificité s’inscrivait dans le schéma idéologique du projet, ou ordre, civilisateur qui s’était installé dans le pays dès le dix-neuvième siècle, dont la particularité fut, comme l’explique Tom Inglis, qu’il se développa au sein de l’Église catholique, et que cette même Église fut responsable de sa mise en oeuvre.4 Au coeur de ce projet civilisateur, il

échut au prêtre et à la religieuse de contrôler les âmes et les corps par le biais d’une réglementation stricte des pratiques et des discours sexuels. Cette réglementation s’imposa d’autant mieux que l’Église contrôlait les écoles et l’éducation. Ainsi, l’enfant servit de relais entre l’Église, l’État et la famille.

Pourtant si l’enfant était un élément central de la transmission des codes moraux, on ne peut guère évoquer le concept de morale sexuelle sans aborder le rôle majeur que joua la Mère dans ce projet. Tom Inglis n’a d’ailleurs pas hésité à l’élever au rang de véritable institution :

Ce fut la mère qui, dès le milieu du dix-neuvième siècle, devint le lien organisationnel entre l’Église catholique et l’individu. Ce fut elle qui transmit le nouveau code moral et civil de l’école et l’église jusqu’au foyer. Ce fut elle qui, par le biais d’une variété de pratiques sociales et culturelles, transmises de mère en fille, de génération en générations, donna naissance aux Catholiques de l’Irlande moderne.5

Pour Inglis, la Mère incarnait, en quelque sorte, le processus de moralisation et de civilisation. « Il est crucial de comprendre que l’un des aspects majeurs du processus civilisateur en Irlande résidait dans le fait qu’on attendait des Irlandaises qu’elles soient 4 Voir Tom Inglis, Moral Monopoly.The Catholic Church in Modern Irish Society, Dublin: Gill and Macmillan, 1987, p.138.

5 “It was the mother who, from the middle of the nineteenth century, became the organisational link between the Catholic Church and the individual.It was she who carried through the new moral and civil code from the church and school into the home. It was she who, through a variety of social and cultural practices which were handed down through generations from mother to daughter with the support of the priest and Church, produced the Catholics of Modern Ireland“,Tom Inglis, ibid. , p. 188.

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de bonnes mères ».6 Il va de soi, dès lors, que les femmes qui transgressaient ce modèle

se voyaient reléguées en marge de la société. En outre, au dix-neuvième siècle, la famille assumait de nouvelles fonctions et jouait un rôle essentiel dans la société.

La famille (…) tend néanmoins, au XIXe siècle, pour des raisons en partie politiques, à absorber toutes les fonctions, y compris la sexualité dont elle est « le cristal » (M.Foucault), et à définir les règles et les normes. Les institutions et les individus célibataires - prisons et internats, casernes et couvents, vagabonds et dandys, religieuses et amazones, bohèmes et apaches - sont souvent contraints de se définir par rapport à elle, ou dans ses marges. Elle est le centre dont ils constituent la périphérie.7

À ce titre, la mère-célibataire était un parfait contre-exemple de ce modèle de civilité et d’ordre moral que représentaient, au premier chef, les religieux. Elle était à la fois pécheresse, puisqu’elle avait eu des relations sexuelles hors mariage, et était de surcroît mère et responsable de la mise au monde d’un ou plusieurs enfants illégitimes. N’ayant pas sa place dans la structure familiale, elle posait un double problème à la société : celui de sa prise en charge et celui de la prise en charge de son ou ses enfants. Cette prise en charge, d’abord purement économique dans la première moitié du dix-neuvième siècle, notamment dans le cadre de la Loi sur les Pauvres8, prit, petit à petit,

une dimension morale, spirituelle et religieuse, au cours de la deuxième moitié de ce même siècle ; elle devint, au début du vingtième siècle et aux premières heures de l’État Libre, un élément-clé dans la construction du discours identitaire irlandais. C’est la raison pour laquelle la mère-célibataire fit l’objet d’une attention particulière dès le dix-neuvième siècle, à la fois de la part des politiques anglais pour qui elle représentait un fardeau économique et un problème social, et de l’Église catholique qui, soucieuse 6 “It is crucial to realise that a major aspect of the Irish civilising process was the expectation (…) that Irish women become good mothers”, Inglis, ibid. ,p 197.

7 Michèlle Perrot, ‘La famille triomphante’ dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Vol.4, p 79-80.

8 The Irish Poor Relief Act, 1838.Cette loi, calquée sur la loi anglaise de 1834, visait à endiguer le problème de l’extrême pauvreté qui régnait en Irlande. Elle prévoyait le découpage du pays en unions, chacune administrée par un Board of Guardians ou comité de gardiens. Chaque union devait faire construire une workhouse chargée d’héberger et nourrir les individus classés comme « pauvres ».en échange de travail. Cette loi fera l’objet d’un développement détaillé dans le deuxième chapitre de la première partie.

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d’asseoir son autorité et son pouvoir, se lança dans une vaste entreprise de moralisation des Irlandais, visant à construire les bases de l’identité irlandaise.

En 1838, le vote de la Loi sur les Pauvres en Irlande, qui était la réplique d’une loi similaire votée en Angleterre 4 ans auparavant, institua la mise en place de 130 puis 163 workhouses9 sur le territoire irlandais. Ce système était censé résorber la pauvreté

sans pour autant que les pauvres fussent complètement assistés. En effet, au sein des workhouses, ils devaient fournir un travail en échange de l’hébergement dont ils bénéficiaient. La question de l’illégitimité fut traitée dans le cadre de cette loi et il fut décidé que les mères célibataires seraient désormais exclusivement responsables de leur (s) enfant (s) jusqu’à ce que ceux-ci aient atteint l’âge de 15 ans. Par conséquent, elles étaient privées d’une disposition qui existait auparavant et qui leur permettait d’obtenir du père putatif une petite pension hebdomadaire en déposant une requête devant les Petty Sessions10.

Le vote de la loi marqua un tournant dans l’histoire des mères célibataires, et plus largement, dans l’histoire des femmes. En dégageant le père putatif d’un enfant illégitime de ses responsabilités financières, elle ôtait à la femme toute possibilité de trouver un emploi et de vivre correctement, et l’obligeait à avoir recours à la charité publique. Contrainte de trouver refuge au sein de la workhouse, la mère-célibataire devenait ainsi infiniment moins visible aux yeux de la société. De plus, cette mesure contribuait à l’enfermer dans le schéma de la double norme de morale sexuelle11, propre

9 La workhouse fut mise en place dans le cadre des Lois sur les Pauvres en Grande-Bretagne. Il s’agissait d’un établissement dans lequel les pauvres d’une paroisse recevaient toit et nourriture en échange de travaux.

Nous garderons la terminologie anglaise, faute de pouvoir proposer une traduction satisfaisante. Le système des workhouses fera l’objet d’une étude détaillée dans le deuxième chapitre de la première partie et le statut des mères célibataires au sein de ces institutions sera traité dans le chapitre V.

10 Petty Sessions : sessions d’un tribunal présidées par un juge de paix.

11 The double standard of sexuality : concept exprimant la différence de traitement dont bénéficiaient les hommes dans les questions relatives à la morale sexuelle. On punissait les femmes sans prendre en compte le fait que la responsabilité était partagée. Ainsi, on jetait l’opprobre sur la prostituée et on la

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au dix-neuvième siècle, selon lequel la faute incombait à la femme et à la femme seulement. Elle était la seule à en porter le fardeau et, en conséquence, à en encourir la punition. À compter de cette date, la mère-célibataire fut jugée suffisamment coupable pour se voire retirer toute aide financière et être contrainte de devenir une pensionnaire attitrée de la workhouse. Dès lors, elle ne fut envisagée qu’en vertu de son statut d’indigente. Par conséquent, on ne tint guère compte des besoins spécifiques qu’elle et ses enfants pouvaient avoir. Nous verrons que la question fut cependant abordée lors de la préparation du vote de ladite loi. Il fut, à plusieurs reprises, question d’envisager un régime spécifique pour elle, au sein même de l’institution. Il est d’ailleurs très intéressant de constater que, dans ce domaine, les préoccupations étaient davantage de nature morale qu’économique et sociale.

Toutefois, cette loi et la rupture historique qu’elle entraîna ne s’appliquait, comme son nom l’indique, qu’aux mères célibataires pauvres. Les conceptions et naissances illégitimes n’étaient pourtant pas l’apanage des classes les plus pauvres. Des jeunes femmes des classes moyennes et de la bourgeoisie étaient également victimes ou instigatrices de situations conduisant à des grossesses extraconjuguales. Cependant, contrairement aux plus pauvres, elles étaient moins visibles et du même coup, ne faisait pas l’objet de tant d’attention. Leurs familles, par souci de discrétion et afin de dissimuler la honte qui risquait de peser sur elle, mettaient tout en oeuvre pour que les jeunes femmes soient envoyées chez des parents, loin de chez elles, ou les contraignaient à séjourner dans des établissements privés, afin qu’elles soient remises sur la chemin de la rédemption morale. Leurs enfants étaient adoptés ou placés en nourrice. À l’abri d’une situation financière précaire, elles ne représentaient un enjeu que pour leur famille. C’est la raison pour laquelle elles demeuraient invisibles et ne punissait mais son client n’était pas inquiété. Il est difficile de proposer une traduction satisfaisante pour rendre compte de ce concept. Nous avons choix d’utiliser « double norme de morale sexuelle ».

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firent pas l’objet d’une réflexion politique au dix-neuvième siècle. En revanche, les mères célibataires pauvres, qui ne pouvaient guère subvenir aux besoins de leur(s)enfant(s)illégitimes représentaient un lourd fardeau économique et leur visibilité troublait l’ordre social. Dès lors que ces femmes devaient avoir recours à la charité publique ou à quelque forme d’aide social que ce fût, elles faisaient l’objet de discours politiques, religieux et sociaux. C’est la raison pour laquelle notre travail concerne essentiellement cette classe de la population.

Il fallut pourtant encore un siècle pour que la question refît surface, dans le cadre du projet d’amendement des Criminal Law Amendment Acts de 1880 et 1885, destinées à régler les questions relatives à la prostitution juvénile. En 1930, une commission d’enquête présidée par le juriste William Carrigan fut chargée d’« examiner l'aspect laïc de la morale sociale que l'État a intérêt à préserver et sauvegarder pour la protection et le bien-être de ses citoyens ».12 Au cours de cette enquête, de nombreux sujets relatifs à

la prostitution juvénile furent examinés et parmi eux les Jugements en Constatation de Paternité, les Industrial Schools13 et l'illégitimité, qui était considérée comme un indicateur fort de l'état moral du pays et qui était intimement liée à la prostitution juvénile.

C'est ainsi que la commission s'intéressa de près aux mères célibataires et à leurs enfants. James Smith a analysé les effets du rapport Carrigan sur le climat moral de l’État-nation et il développe une thèse intéressante :

Je postule que le rapport Carrigan fut un moment formateur dans la mise en place d’une attitude officielle de l’État envers « l’immoralité sexuelle », et la législation qui

12 Report of the Committee on the Criminal Law Amendment Acts (1880-1885) and Juvenile Prostitution. Preliminary, §2 p.4

13 Industrial Schools : il s’agissait d’institutions pour enfants, orphelins ou considérés comme tels, dont il avait été décidé que leurs parents ne pouvaient s’en occuper, financièrement ou moralement. Ces établissements étaient financés par l’État. La première institution de ce type ouvrit ses portes à Sandymount le 25 février 1869. Voir Mary Raftery, & Eoin O’ Sullivan, Suffer the Little Children, Dublin: New Island Books, 1999.

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s’ensuivit sanctionna l’architecture irlandaise d’endiguement. Dans sa forme concrète, cette architecture englobait un réseau d’institutions interdépendantes parmi lesquelles les maisons maternelles, les agences d’adoption, les Magdalen Asylums, les Industrial

Schools et autres maisons de redressement. Oeuvrant conjointement, ces sites

d’incarcération cachaient au regard public les éléments les plus indésirables relevant des trois phénomènes sociaux suivants : l’adoption, l’infanticide et la prise en charge des enfants en établissements spécialisés. Dans sa forme plus abstraite, cette architecture comprenait aussi, à la fois la législation qui définissait ces trois problèmes, et de nombreux discours, officiels et publics, qui refusaient d’admettre l’existence et la fonction des institutions chargées der régler ces questions.14

Le cas de la mère-célibataire était directement lié aux trois phénomènes sociaux mentionnés par Smith. Ces mesures s’inscrivaient clairement dans une politique qui visait à exclure les éléments qui allaient à l’encontre de l’idéologie dominante. Les travaux de la commission soulevaient des questions et apportaient des réponses qui dérangeaient l’ordre établi. Il y était question d’illégitimité et de prostitution juvénile, notamment. C’est la raison pour laquelle, du point de vue du jeune État, il devenait indispensable de légiférer en matière de morale sexuelle, afin de garantir d’une part le bon fonctionnement de la nouvelle nation, dans le respect de relations cordiales entre l’État et la hiérarchie catholique et, d’autre part, de lever toute ambiguïté sur le sort de ceux qui transgressaient ces lois.

C’est dans cet esprit que fut rédigée la Constitution de 1937. Ce document porte les marques du souci de (re)définition d’une véritable identité irlandaise, catholique et morale. Dans ce contexte, un soin particulier fut apporté à réaffirmer les principes idéologiques qui avaient présidé à la rédaction de la fondation de l’État Libre, et les valeurs énoncées dans la Constitution de 1922 furent, certes, reprises mais de Valera mit

14 “The Carrigan report, I propose, was a formative moment in establishing an official state attitude toward ‘sexual immorality’, and the subsequent legislation authorized Ireland’s containment culture. In its concrete form, this architecture encompassed an array of interdependent institutions including mother-and-baby homes, adoption agencies, Magdalen laundries, and industrial and reformatory schools. Working together these sites of confinement obscured from public view the less desirable elements attached to three interrelated social phenomena: adoption, infanticide and residential child care. In its more abstract form, this architecture also comprised both the legislation that inscribed these three issues as well as numerous official and public discourses that resisted admitting to the existence and function of their affiliated institutions.”, James M. Smith, Ireland’s Architecture of Containment : Reading Contemporary Narratives of the Nation State, Boston University, 1999 (PhD thesis).

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tout en œuvre pour que son texte fût porteur d’un certain nombre d’articles affirmant sans ambiguïté les lignes directrices de son idéologie. Les articles les plus controversés de cette constitution et qui ont fait l’objet de nombreuses analyses critiques sont ceux qui font explicitement référence à la position de l’Église catholique dans l’État et au rôle attribué par ces deux instances à la citoyenne irlandaise.15 On peut, en effet, y déceler la

volonté de l’Église et de l’État de cantonner la femme à son rôle d’épouse et de mère. La femme est virtuellement désexualisée et ce ne sont que ses fonctions reproductrices et maternelles qui sont valorisées. Hors de ce modèle, la femme est condamnée à l’invisibilité et à l’exclusion.16 L’article 41.2 a contribué à transformer l'enfermement

des femmes dans la sphère privée en véritable idéologie. Ce qui auparavant était de l’ordre des représentations de la femme devint, dès 1937, une réalité codifiée.

C’est précisément ce qui a permis que fonctionne « à plein régime » la politique d’endiguement et d’enfermement en Irlande. Les Magdalen Asylum, les Maisons Maternelles17, mais aussi les maisons de redressement et autres orphelinats, tels que

Goldenbridge18 pour ne citer que lui, se multiplièrent pour accueillir un nombre

grandissant d’individus dont les autorités, les prêtres et les familles considéraient qu’ils devaient faire l’objet d’une prise en charge spécifique. Il fallait les cacher, afin que la société ne pût les voir, mais il fallait aussi les protéger d’eux-mêmes et les mettre sur le chemin de la rédemption par le biais de la punition.

15 Articles 41.1 et 41.2 de La Constitution Irlandaise, Bunreacht Na hEireann.

16 Il convient de revenir à l’étymologie du mot « enfermer dehors ». Nous entendrons par exclusion de la mère-célibataire tous les discours, comportements, lois et institutions qui ont d’une part, contribué à la laisser « en marge », à la périphérie de la société et, d’autre part garanti qu’elle serait enfermée afin qu’on ne la voie ni ne l’entende pas.

17 Mother-and-Baby Homes. Institutions dans lesquelles les filles mères pouvaient aller mettre au monde leur(s) enfants. Elles étaient gérées par des institutions religieuses, la discipline y était stricte et l’empathie limitée. Ces Maisons Maternelles virent le jour au vingtième siècle lorsqu’il fut question de séparer les différentes catégories de mères célibataires. Voir chapitre IX.

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Ainsi, de 1838 à 1937, le statut de la mère-célibataire ne cessa d’évoluer. Elle fut d’abord une indigente, accompagnée de ses enfants, qu’il fallait mettre à l’abri et nourrir. Puis, progressivement, elle fut envisagée comme un facteur moralement déstabilisant. Plus on avançait vers une construction identitaire fortement marquée par le catholicisme, plus elle devenait encombrante, gênante, troublante. Incapables de s’accommoder d’individus qui ne correspondaient pas au nouvel ordre moral, les autorités civiles et religieuses en firent un fléau dont il fallait se débarrasser. C’est la raison pour laquelle les années 1920 furent la décennie durant laquelle furent votées plusieurs lois à caractère discriminatoire qui avaient pour objectif de réprimer toute forme de trouble à l’ordre moral. On peut affirmer que cette législation atteignit son paroxysme avec la Constitution de 1937.

Le choix des limites temporelles de notre étude s’est imposé dès lors qu’il nous est apparu que le cadre législatif était un élément déterminant dans le fonctionnement de l’idéologie en oeuvre. En effet, la prise de conscience par les autorités politiques, largement encouragées par les autorités religieuses, des problèmes que pouvaient poser l’existence d’individus aux mœurs transgressives et répréhensibles, fut relayée, à chaque période, par une ou plusieurs lois. Il nous semble donc pertinent de montrer comment les perceptions et représentations de la mère-célibataire ont déterminé des modes de prise en charge qui répondaient à une idéologie donnée, à un moment donné, mais aussi comment chaque type de prise en charge répondait à son tour à la représentation et perception de la mère-célibataire à une époque donnée. Toutefois, c’est hors du cadre législatif et bien au-delà de nos limites temporelles qu’il faut aller chercher l’origine de notre questionnement.

La question de la prise en charge des femmes dites déchues fit l’objet d’un vaste débat lorsque, dans les années 1990, un certain nombre de révélations mirent en cause

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des membres influents de l'Église catholique, mais aussi des religieuses et des prêtres. C’est en 1992 que l’on peut situer le début des scandales qui portèrent un coup fatal à l’institution religieuse en Irlande. En effet, cette année-là, le pays apprenait que l’un de ses évêques les plus charismatique, Mgr Eamon Casey, avait eu un fils, alors âgé de 17 ans. Dans ses mémoires, le rédacteur en chef de l’Irish Times de l’époque, Conor Brady, se souvient du dilemme auquel le quotidien avait été confronté lorsqu’il avait été question de rendre publiques les révélations d’Annie Murphy, la femme avec qui Casey avait eu cet enfant. « Casey avait à l’époque 65 ans. C’était un des membres les plus hauts en couleur de la hiérarchie catholique irlandaise et l’un des ‘hommes forts’ de l’Église catholique ».19 De plus, on accusait Mgr Casey d’avoir utilisé les fonds de

l’Église pour acheter le silence de cet enfant et de sa mère. Pour Brady, ces révélations ont marqué le début d’une longue "descente aux enfers" pour l’Église catholique en Irlande. « On peut affirmer que la diminution spectaculaire de la pratique religieuse, le déclin marqué des vocations et la perte quasi totale d’autorité de l’institution de l’Église qui a eu lieu dans les années 1990 datent de la chute de l’Évêque Casey ».20

Vinrent ensuite les affaires, plus graves, de pédophilie au sein de l’Église. Le cas de Brendan Smyth, recherché, arrêté, jugé et condamné pour des affaires de pédophilie, en Irlande du Nord et en République, est tristement célèbre. Les plus hautes instances de la hiérarchie ont, pendant des années, protégé des religieux accusés de s’être livrés à des abus sexuels sur des enfants. Certains ont été « mutés », mais un grand nombre d’entre eux ont continué à faire subir des violences sexuelles à des enfants alors même que leurs exactions avaient été dénoncées. À cet effet, des évêques ont dû démissionner, faute

19 “ Casey was by now 65 years of age. He was one of the most flamboyant members of the Irish hierarchy and one of the ‘ strong men ‘ of the Catholic Church.”, Conor Brady, Irish Times, le 8 octobre 2005.

20 “The dramatic fall-off of religious practice, the steep decline in vocations to the religious life and the near total loss of authority by the institutional church that took place during the 1990s can be said to have begun with the fall of Bishop Casey ”, Irish Times, 8 octobre 2005.

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d’avoir pris des sanctions adéquates dans des affaires avérées de pédophilie ou d’abus sexuels sur des enfants. Cela a notamment été le cas de Mgr Brendan Comiskey, évêque de Ferns, dans le comté de Wexford.21

Dès lors, l’Église a été contrainte de sortir de l’ombre et de s’exprimer. Cela a d’abord été pour regretter l’impact des révélations. Un rapport rédigé par le comité consultatif des Évêques Catholiques Irlandais intitulé : Child Sexual Abuse: Framework for a Church Response, fut publié en 1996.22 L’objet de ce document, résultat de deux

années de travail, d’auditions et de réflexion, était triple. Dans un premier temps, il permettait à l’Église catholique en Irlande de reconnaître les torts et dommages émotionnels, psychologiques et physiques subis par les enfants victimes d’abus sexuels. Il permettait ensuite à l’institution de présenter des excuses publiques aux victimes et à leurs familles : « Nous exprimons notre honte et notre peine que de tels abus aient eu lieu. Au nom des évêques, prêtres et autres religieux, nous présentons nos excuses à tous ceux qui ont souffert d’abus sexuels de la part de prêtres et autres religieux ».23

Enfin, il proposait un projet structuré visant à mettre en place une véritable politique de prévention pour éviter que de tels abus ne se reproduisent, et, le cas échéant, les procédures à suivre pour dénoncer les coupables et qu’ils soient traduits devant la justice

À la suite de ces affaires, les médias se sont emparés de la question et plusieurs documentaires ont été réalisés sur les institutions de prise en charge des femmes et des enfants. En février 1996, RTE diffusa Dear Daughter, du réalisateur et producteur Louis Lentin, qui relatait l’histoire de Christine Buckley, une ancienne pensionnaire de 21 "Bishop Comiskey failed to remove priests after sex abuse allegations", Irish Times, 26 octobre 2005. 22 Child Sexual Abuse: Framework for a Church Response, Report of the Irish Catholic Bishops’ Advisory Committee on Child Sexual Abuse by Priests and Religious. Dublin : Veritas Publications, 1996. Foreword, p.9

23 “We express our shame and sorrow that such incidents of abuse have occured . On behalf of bishops, priests and religious we apologize to all who have suffered because of sexual abuse inflicted on them by priests and religious”. ibid.,p.9

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l’orphelinat de Goldenbridge, et révélait les mauvais traitements subis par les jeunes filles qui y avaient séjourné. La diffusion de ce reportage déclencha une avalanche de réactions, tant de la part d’anciennes pensionnaires qui apportèrent des témoignages d’expériences similaires dans d’autres institutions, que des religieuses de l’ordre des Soeurs de la Miséricorde, à la tête de l’orphelinat.

En 1999, Mary Raftery réalisa un documentaire en trois parties intitulé States of Fear, récompensé par de nombreux prix. Elle publia, quelques mois plus tard, un ouvrage pionnier dans lequel elle décrit l’histoire des Industrial Schools. Ayant eu accès aux archives du Ministère de l’Éducation, Raftery y retrace l’histoire de ces institutions, leur mode de fonctionnement et l’idéologie qui sous-tendait cette vaste opération.

Pour comprendre parfaitement l’opération des maisons de correction et des Industrial

Schools, il faut considérer ces institutions comme un des éléments d’un système plus

large destiné à contrôler les enfants et, à un moindre degré, les femmes de ce pays.(...) Plusieurs ordres religieux catholiques mirent en place un grand nombre d’institutions dans le but spécifique de « sauver les âmes » des femmes et des enfants, avant tout. Parmi ces institutions, il y avait les Industrial Schools et maisons de redressement, financées par l’État, des orphelinats privés, des county homes24 (qui avaient remplacé

les workhouses), des Magdalen laundries et des maisons maternelles.25

En 1993, les Magdalen Asylums26 avaient déjà fait l’objet d’une controverse

publique lorsque Les Sœurs de Notre-Dame de la Charité du Refuge, contraintes pour

24 Les county homes: remplacèrent les workhouses à partir de 1923.

25 “To understand fully the operation of reformatory and industrial schools in Ireland, these institutions must be viewed as part of a larger system for the control of children and, to a lesser extent, of women, in this country ( …) Several Catholic religious orders established a large number of institutions with the specific aim to ‘save the souls’ of women and children. They included state-funded reformatory and industrial schools, private orphanages, county homes (the replacements for the old workhouses), Magdalen laundries and Mother and Baby Homes.” Raftery Mary and O’Sullivan Eoin. Suffer the Little Children. Dublin :New Island Books, 1999, p.18.

26 Magdalen Asylum est le nom générique donné aux institutions religieuses, de nature conventuelle, dans lesquelles étaient placées des jeunes filles et femmes qui devaient être mises à l’abri après avoir péché - avoir eu des relations sexuelles hors mariage -ou dont on supposait qu’elles risquaient de le faire. Ces établissements, que l’on décrit, à tort, comme étant une invention irlandaise du dix-neuvième, ont connu un véritable essor en Irlande à partir des années 1930.

La question de la traduction du terme Magdalen Asylum se pose. Il faut rendre compte de la polysémie du terme Asylum, en anglais, qui renvoie à la fois à une institution de prise en charge d’un groupe vulnérable,

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des raisons économiques, de vendre à un promoteur immobilier le terrain sur lequel avait été construite l'une des plus grandes institutions du pays, le Magdalen Asylum de High Park, à Drumcondra27, demandèrent au Ministère de l’Environnement un certificat

d’exhumation car 177 pensionnaires y étaient enterrées. Lors des exhumations, on découvrit les corps de 80 pensionnaires dont le décès n’avait pas été signalé et 22 corps de pensionnaires anonymes, mortes entre 1960 et 1970. Interrogées sur cette affaire, les autorités, politiques et policières, déclarèrent que rien ne justifiait une enquête plus approfondie et que tout avait été fait dans les règles.28 Sur une pierre tombale portant

l’inscription : « St Mary’s High Park, In Loving Memory Of », on peut lire les noms de 175 femmes décédées entre 1858 et 1994 dans cette institution. Cette pierre tombale est le seul vestige de l’existence de ces femmes et de leur passage dans ces institutions.

généralement les malades mentaux, mais aussi à la notion de refuge, de lieu où est offerte une protection et une mise à l’abri du danger.

Magdalen renvoie au personnage biblique de Marie-Madeleine, dont la présence dans les Écritures est controversée. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans un débat qui oppose les théologiens, mais rappelons que la pécheresse qui a arrosé de ses larmes les pieds du Christ, les a essuyés avec ses cheveux et a obtenu le pardon de Jésus (Luc, VII, 37-50) reste anonyme. Elle était une femme « qui était de mauvaise vie ». D’autres références sont faites à ce personnage dans la Bible. Il s’agit tantôt de Madeleine, de Marie ou de Marie de Magdala.. Elle fut la première à avoir une apparition du Christ ressuscité.

Néanmoins, c’est sur l’image de la pécheresse absoute que se base l’idéologie madeleiniste de prise en charge des femmes déchues. Cette idéologie madeleiniste est, en quelque sorte, corrélative au culte marial de l’Europe catholique et de l’Irlande, selon lequel l’idéal féminin est représenté par la Vierge Marie. Nous pourrions proposer de traduire le terme Magdalen Asylum par « Refuge de Madeleine », mais refuge ne rend pas compte de la polysémie d’Asylum. Nous pourrions aussi utiliser le terme «asile » qui a le même double sens en français, mais les connotations de vieillesse, d’infirmité et d’aliénation mentale sont trop lourdes. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi, dans ce travail, de conserver la terminologie anglaise.

En revanche, les pensionnaires de ces institutions étaient fréquemment appelées Magdalens. Nous pourrons alors utiliser le terme de Madeleines. On pourra aussi parler de madeleinisme, en précisant bien qu’il s’agit là d’un néologisme, pour décrire l’idéologie qui consistait à isoler les femmes à problème pour mieux les réhabiliter.

Enfin, le terme de Magdalen laundries est également souvent utilisé, notamment dans les médias. Il renvoie à l’activité de blanchisserie à laquelle étaient occupées la plupart des pensionnaires des Magdalen Asylums. Cependant, l’utilisation de ce terme peut prêter à confusion dans la mesure où il semble renvoyer à un établissement industriel. Or, il s’agit bien des mêmes institutions que celles citées précédemment,. Le travail de blanchisserie, qui y était effectué, servait à financer le fonctionnement de l’institution. Nous garderons, ici aussi, le terme anglais afin d’éviter toute confusion.

La troisième partie ce cette thèse est consacrée aux différentes institutions qui ont pris en charge la mère-célibataire aux dix-neuvième et vingtième siècles. Les Magdalen Asylums y sont étudiés en détail. 27 Le Magdalen Asylum de High Park, Drumcondra à Dublin ouvrit ses portes en 1833 selon G.D Williams ( Dublin Charities, Being a Handbook of Dublin Philanthropic Organisations and Charities, Compiled and Published by the Association of Charities, Dublin : 1902) et 1853 selon Rosa M. Barrett (A Guide to Dublin Charities, 1884).

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Faute de certificat de décès, il ne reste rien d’elles. En 2002, la sortie du film de l’acteur et réalisateur écossais, Peter Mullan, The Magdalen Sisters, a conféré une dimension internationale à cette page douloureuse de l’histoire irlandaise. Le film, très chaleureusement accueilli par le public irlandais, européen et américain, a provoqué un tollé au sein de l’Église catholique, en Irlande et dans le monde. Depuis, de nombreux ouvrages autobiographiques relatant les expériences de femmes ayant séjourné dans des institutions similaires ont été publiés.29

Ces révélations, à l’instar des accusations de pédophilie au sein de l’Église et des mauvais traitements infligés aux enfants dans les orphelinats, ont été rendues possibles grâce aux médias, comme l’explique John Dardis dans un article consacré aux différents scandales qui ont éclaboussé l’Église dans les années 1990.

Nous avions matière à scandale dans l’Irlande des années 40, 50 et 60…mais personne ne le savait. Avec l’avènement d’un plus grand nombre de moyens d’information, le développement du journalisme d’investigation et un durcissement de l’attitude des médias se percevant comme les gardiens des valeurs morales de la société, tout était prêt pour qu’éclatent les scandales.30

En effet, c’est principalement la presse écrite et la télévision qui ont joué ce rôle. Toutes deux se sont relayées pour tenter de faire éclater au grand jour des histoires qui avaient des chances de provoquer la chute des personnes ou institutions impliquées. C’est d’ailleurs la vertu spécifique du scandale que d’entraîner la chute.31 La notion de

scandale apparaît dans les Écritures saintes (Marc, IX, 42) et désigne une occasion de tomber dans l’erreur ou dans le péché. Dardis explique que les scandales sont « des contextes propices à des réflexions morales importantes, même si parfois imparfaites

29 Goulding, June, The Light in the Window, Dublin :Poolbeg, 1998. O’Malley, Kathleen, Childhood Inetrrupted, Virago, 2005. O’Beirne, Kathy, Kathy’s Story, Edinburg :Mainstream Publishing, 2005. La liste n’est pas exhaustive.

30 Dardis, John, SJ,“ Scandals in the Church : The Irish Response” in Studies :An Irish Quarterly Review ;Winter 2000, Vol 89, N° 356.

31 Étymologie du mot scandale : vient du grec skandala, qui signifie obstacles et skandalizei qui siginifie pécher.

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».32 Le scandale aurait selon lui, des vertus spéculatives qui permettraient voire

encourageraient l’opinion à changer d’avis. C’est ainsi que la perception de la grossesse hors mariage aurait évolué dans la société irlandaise.

En Irlande dans les années 50, une grossesse hors mariage était un « scandale » et l’on devait la cacher et ne pas en parler. Lorsque l’on commença à en parler, l’opinion changea. À présent, ce qui est considéré comme le véritable scandale c’est que la société ait pu être si dure avec les femmes dans ces situations délicates.33

Dans les années 1940, 1950 et 1960, ces grossesses étaient perçues comme un scandale, dans la mesure où elles concourraient à la chute de la femme ainsi qu’à celle de son entourage proche. Elles provoquaient indignation, répulsion et exclusion dans une société largement préoccupée des questions de morale sexuelle. Aujourd’hui, ce qui confine au scandale, c’est cette même perception et les conséquences qu'elle a pu avoir. Le silence, l’exclusion, l’isolement et le rejet de la mère-célibataire sont aujourd’hui perçus comme scandaleux. Ce changement d’opinion s’est produit grâce aux différents moyens d’information qui ont permis que soit dit ce scandale. Dès lors que le voile de silence a été levé, que les faits ont été dits, le scandale a cessé pour céder la place à la réflexion et à l’analyse et permettre l’émergence d’un nouvel ordre moral. On ne s’indignait plus de la grossesse mais de la manière dont elle avait été perçue. Cette perception dépendait, dans une large mesure de l’idéologie et du code moral de l’époque.

Les différents discours, politiques, religieux ou moraux qui ont contribué à construire un mode de représentation de la mère-célibataire et de l’illégitimité étaient autant de réponses au défi que de telles situations représentaient à une période donnée. Chaque période avait son image et sa représentation de la mère-célibataire, qui

32 “ Scandals are contexts for significant, if sometimes imperfect, moral reflexion.”, ibid.,p.

33 “ In the Ireland of the 1950s, pregnancy before marirage was a ‘scandal’ and was to be hidden away and not talked about. When it began to be discussed, public opinion began to shift. Now the real scandal is considered to be how society could have treated women in crisis pregncy so badly”, ibid.,

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correspondaient à l’idéologie du moment. Les mesures de prise en charge visant à gérer ce problème, qu’elles aient été philanthropiques, sociales, économiques ou institutionnelles, ainsi que le degré d’exclusion ou de tentative d’intégration, étaient différentes selon l’époque. Perception et représentation apparaissent ainsi être deux notions fondamentales lorsqu’il s’agit d’analyser des phénomènes liés à l’ordre moral. La perception de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas dépend, dans une large mesure, de l’image ou de la représentation construite à partir d’un discours. On peut envisager que la perception d’une réalité donnée soit un modèle de cette réalité, construit à travers le prisme de la mémoire et des représentations. Dans le contexte qui nous intéresse, il en s’agit pas de perceptions visuelles mais davantage de perceptions mentales. Les discours que nous allons analyser, qu’ils soient politiques, religieux ou des témoignages de paroissiens à une époque donnée, ont construit des représentations des mères célibataires et des enfants illégitimes qui, à leur tour se sont transformées en perceptions. Ces perceptions ont ensuite permis que se construisent de nouvelles représentations. Nous verrons à quel point l’opération discursive est essentielle dans ce schéma.

La confrontation entre les histoires et l’Histoire explique, selon James Smith, ce qui a fait de l’Église la principale accusée dans le scandale des Magdalen Asylums :

De manière ironique, parce que les Magdalen laundries existent dans l’opinion publique au niveau des histoires (témoignages de survivantes et représentations culturelles) plutôt qu’au niveau de l’Histoire (archives et sources) ce sont les ordres religieux, et non l’État ou le peuple irlandais, qui demeurent au centre de l’opprobre national et international.34

Cette distinction est fondamentale et très pertinente. Les nombreux témoignages de femmes ayant séjourné dans des institutions de prise en charge sont venus compenser les lacunes laissées par le travail des historiens. Ces histoires semblent être autant de 34 “ Ironically, because Ireland’s Magdalen laundries exist in the public mind at the level of stories (survivor testimonies and cultural representations) rather than history (archival records and documentation) the religious orders, not the state or the Irish public remain at the centre of national and international opprobrium.”, Smith, James., M, Irish Times, 1er septembre 2003.

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manières de contester et remettre en cause « l’histoire officielle », afin de réinscrire les victimes de cette histoire dans une nouvelle écriture de l’histoire nationale. S’engage alors une confrontation nécessaire entre les histoires, l’histoire officielle et l’Histoire nationale dont l’issue doit être une réconciliation. Les histoires ont été déterminantes dans la prise de conscience et ont révélé, outre l’expérience individuelle, la conspiration du silence et du secret autour de ces femmes. Refusant de rendre accessibles leurs archives et registres, les ordres religieux n’ont fait que renforcer et accroître la suspicion qui pesait sur eux, laissant ainsi l’imaginaire collectif combler les lacunes et les blancs. Les représentations culturelles - films, livres, documentaires, sites Internet - sont, dès lors, devenus les lieux où s’est construite cette nouvelle histoire et elles se sont investies du rôle qu’auraient dû jouer les autorités civiles et religieuses. Ce refus de reconnaître ses responsabilités ont permis que soient proférées des accusations et que soient désignés des coupables qui, s’ils ont certes joué un rôle prépondérant dans ces histoires, n’en demeurent pas moins des éléments d’un tout qu’il s’agit de reconstruire. Cette reconstruction ne se fera que si les histoires sont replacées dans une perspective historique plus large, une perspective qui non seulement donnera une voix aux femmes « invisibles » de l’histoire de l’Irlande, mais qui contribuera aussi à replacer les femmes au cœur de l'histoire du pays. Démontrer que les femmes font partie intégrante de l’histoire nationale revient à entreprendre un travail qui relève à la fois de l’écriture de l’histoire en général, mais qui s’inscrit aussi, de par la spécificité de l’objet de recherche, dans le domaine de l’histoire des femmes.

Définir le concept d’histoire des femmes n’est pas chose facile. En effet, si la discipline s’est considérablement développée au cours des trente dernières années, elle n’a pas encore atteint le statut et la reconnaissance dévolus à la discipline historique en général. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. La première est que

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l’histoire des femmes vient du mouvement des femmes des années 1960 et 1970, notamment aux États-Unis et en France. C’est ce que l’on appelle communément la « seconde vague » du féminisme.35 Ces mouvements sont à l’origine d’une nouvelle

conception de la place et du rôle des femmes dans l’histoire. Les combats dits féministes, dont l’objectif essentiel était de mettre un terme aux inégalités de toute nature qui existaient entre les hommes et les femmes, reléguant souvent cette dernière au rang de citoyenne de deuxième ordre dans le meilleur des cas, ont permis que s’élabore une réflexion intellectuelle sur la nature même de l’histoire telle qu’elle avait été conçue jusque-là. Remettant en cause une version de l’histoire écrite au masculin, des historiennes ont entrepris de révéler et de démontrer la contribution des femmes dans l’histoire de leurs pays et sociétés. À l’aide de nouvelles sources, ou grâce à la relecture de sources classiques sous un autre angle, un nouveau courant historique s’est développé.

Cependant, pour que cette réflexion eût lieu, il fallait que la pensée historique ait elle-même évolué. Michelle Perrot rappelle qu’en France l’histoire positiviste du dix-neuvième siècle avait « opéré un véritable refoulement du thème féminin et, plus largement, du quotidien. Elle se voue au politique, aux affaires de l’État : le diplomatique, le militaire envahissent la scène d’une histoire publique et nationale ».36

Avec l’École des Annales37 dans les années 1930, le champ de l’histoire s’est

considérablement étendu, faisant une grande part à l’économique et au social. S’il existait une dimension féminine de l’histoire à cette époque, elle restait pourtant en 35 Les historiennes du féministe distinguent deux temps dans le développement du mouvement : un premier temps, généralement lié à la conquête du suffrage au dix-neuvième siècle en Europe. Aux Etats-Unis, la première vague fut intimement liée au courant abolitionniste ; et une « deuxième vague », située à la fin des années 1960 et au début des années 1970, liée aux mouvements des droits civiques et aux étudiants, qui vit naître des nouvelles revendications.

36 Michelle Perrot, Une Histoire des femmes est-elle possible ? op. cit. p.8

37 L'École des Annales est un courant historique fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch. Grâce à son évolution, les Annales domineront pratiquement toute l'historiographie française du XXème siècle. Elle succède au courant historique de la Revue historique fondée en 1876 par Gabriel Monod.

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marge et isolée, se concentrant essentiellement sur la famille comme entité. La véritable percée s’est opérée avec le développement d’une anthropologie historique, dans le cadre de la « Nouvelle Histoire ». La Nouvelle Histoire est un courant historiographique correspondant à la troisième génération de l'École des Annales française, apparue dans les années 1970 et dont les figures de proue étaient Jacques Le Goff et Pierre Nora. C’est, avant tout, une « histoire des mentalités », c'est-à-dire des représentations collectives et des pratiques quotidiennes des sociétés. Pour Michelle Perrot « c’est assurément une conjoncture plus ouverte à l’écoute de l’histoire des femmes ».38

En Irlande, le premier ouvrage dans le domaine de l’histoire des femmes, dirigé par Margaret Mac Curtain, une historienne et Sœur Dominicaine, a été publié en 1978. Women in Irish Society - the Historical Dimension est considéré comme l’ouvrage pionnier dans ce domaine. Dans l’introduction, Mac Curtain explique que l’objectif de ce projet était « dans un premier temps de conférer une dimension historique au rôle joué par les femmes dans la société irlandaise, puis d’analyser et de commenter certains des enjeux et défis les plus importants concernant les femmes au cours de ce siècle ».39

Ainsi, des sujets comme les femmes et l’Église, le droit de vote, le syndicalisme, ou encore la famille étaient abordés. C’était une approche tout à fait novatrice, puisque jamais auparavant ces questions n’avaient été examinées sous l’angle de la contribution ou des expériences des femmes. Depuis, un nombre important d’ouvrages et de publications ont vu le jour, ayant tous pour objet principal de placer la femme au cœur de l’histoire.

38 Perrot, op. cit p. 9.

39 “(...) the intention to give first an historical dimension to the part played by women in Irish society, and then to analyse and comment upon some of the more important issues and challenges which have concerned Irish women in this century”, Margaret Mac Curtain and Donncha O’Corrain, Women in Irish Society - the Historical Dimension, Greenwood Press, Westport, Ct :1978.

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Maria Luddy et Cliona Murphy40, toutes deux grandes spécialistes de l’histoire

des femmes en Irlande, ont retracé le parcours de cette discipline depuis le début des années 1980, en démontrant que, du milieu des années 1980 au début des années 1990, les historiennes avaient essentiellement orienté leurs recherches autour de la contribution des femmes à l’histoire politique, au mouvement nationaliste, au mouvement pour l’obtention du droit de vote et au domaine de la religion. Ce parcours n’était en aucun cas propre à l’Irlande. C’est un phénomène qui a été largement analysé et commenté par un grand nombre d’historiennes comme Joan W. Scott, Joan Kelly et Gerda Lerner. L’histoire des femmes a, en effet, suivi un certain nombre d’étapes. Mary Cullen41 en a distingué cinq, que nous allons brièvement résumer.

Elle considère que la première étape indispensable est celle qui consiste à reconnaître et admettre l’invisibilité des femmes dans l’histoire. S’ensuit généralement une phase dite « compensatoire »42, qui consiste à identifier et mentionner les femmes

« exceptionnelles » de l’histoire. La troisième étape est dite « contributive », et consiste à analyser la contribution des femmes aux mouvements et développements politiques, sociaux et intellectuels. C’est précisément à cette étape que Murphy et Luddy font référence dans l’article cité plus haut. Une quatrième étape consiste à envisager les femmes comme un groupe distinct ayant « une histoire faite de continuité et de changements qui requiert l’attention des historiens ».43 Enfin, la dernière étape est celle

qui consiste à « écrire un nouveau genre d’histoire qui incorporera les expériences historiques des deux sexes ».44

40 Women’s History Review, Vol 6 number 4, 1997. Introduction de Maria Luddy et Cliona Murphy. 41 Mary Cullen « History Women and History Men : the Politics of Women’s History » in History Ireland, 2/2, summer 1994, pp. 32.

42 Concept développé par Joan Kelly et repris par Gerda Lerner.

43 Mary Cullen « History Women and History Men : the Politics of Women’s History » in History Ireland, 2/2, summer 1994, pp. 32.

44 “ The ultimate stage should be the writing of a new integrated history incorporating the historical experience of both sexes”, ibid., p.33

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Cette dernière étape opère un glissement de l’histoire des femmes vers l’histoire du « genre ».45 C’est un sujet qu’il n’est pas question d’éluder, puisque c’est une

dimension importante de la recherche en histoire des femmes. « Utilisé avec précision dans des contextes historiques spécifiques, le ‘genre’ est un concept précieux dans le domaine de la recherche et de l’interprétation historiques ».46 Le concept du « genre »

étudie les rapports entre les sexes, leurs modalités, leur évolution et leurs changements. Il permet aussi de dépasser certaines interprétations réductrices qui voueraient à toutes les femmes une histoire commune, de « l’oppression de toutes les femmes par tous les hommes ».47 Ainsi, en étudiant les rapports entre les sexes, il est possible d’élargir la

réflexion et d’y inclure la possibilité que les femmes aient pu être opprimées par d’autres femmes.

L’invisibilité des femmes dans l’histoire de l’Irlande peut être assez aisément vérifiable. L’écriture de l’histoire, en Irlande comme ailleurs, s’est faite par les hommes et pour les hommes. En conséquence, l’histoire nationale a été, essentiellement, une interprétation androcentrée des événements et individus qui avaient été sélectionnés et choisis comme importants et déterminants.

Margaret Ward, dans un pamphlet intitulé : The Missing Sex. Putting Women into Irish History48, a montré comment la nouvelle génération d’historiens qui a émergé

dans les années 1930, et dont le courant tentait de se démarquer du nationalisme archaïque de leurs prédécesseurs, a produit une histoire qui, si elle mentionne tout au plus les femmes et les mouvements dans lesquels elles se sont engagées, les a laissées en marge, à la périphérie. À cet effet, elle a choisi de prendre plusieurs exemples parmi 45 Gender en anglais. La traduction pose un vrai problème ici, puisqu’il faut entendre gender au sens de la construction sociale d’une d’identité sexuelle.

46 “Used with precision within specific historical contexts, gender is a valuable concept in historical research and interpretation”.Cullen, op. cit. p.33

47 Cullen, ibid., p.33.

48 Margaret Ward “ The Missing Sex. Putting Women Into Irish History” in A Dozen Lips, Dublin :Attic Press, 1994 ; pp 205-224.

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les grands classiques de l’histoire du pays et d’évaluer la place donnée aux femmes dans leurs ouvrages. Elle commence avec l’ouvrage de F.S Lyons, Ireland Since the Famine.49 Les quelques références faites aux femmes sur la période 1880-1922, durant

laquelle la contribution politique des femmes fut très active, sont empruntes de critiques et de jugements très durs. Mary Cullen a ainsi résumé l’approche de Lyons :

(Lyons) a jugé, consciemment ou inconsciemment, que les droits des femmes et les mouvements féministes n’étaient pas une partie importante de l’histoire irlandaise, comme pouvaient l’être le nationalisme, la renaissance culturelle et le mouvement des travailleurs. Il est aussi très clair qu’il ne considère pas que son devoir d’historien de cette période de l’histoire irlandaise l’oblige à présenter aux lecteurs le féminisme ou le combat politique féministe comme faisant partie de cette histoire.50

Pour Ward, une telle attitude a créé un phénomène d’ « amnésie collective » aux conséquences pernicieuses. Reléguer la femme à ses fonctions domestiques a permis que se développent des stéréotypes :

La culture populaire n’a aucune difficulté à continuer de considérer les femmes comme les anges du foyer (…) Ignorant ce que le « passage du temps » a signifié pour les femmes, pour leur passé commun, on continue à émettre de faux jugements qui ont des répercussions sur le présent. L’image de la mère Irlande règne en souveraine.51

Le jugement de Ward à l’égard de Roy Foster n’est guère plus clément. Il n’y a que treize femmes dans l’index de Modern Ireland :1600-197252, l’ouvrage de l’incontestable chef de file du mouvement révisionniste de l’histoire irlandaise.53 Il fait

49 F.S Lyons, Ireland since the Famine, Fontana : 1983.

50 “(Lyons) has made a judgement, whether consciously or unconsciously, that women’s rights and feminist movements are not a significant part of Irish history in the sense that he judges nationalism, the cultural renaissance and the labour movement to be. It is also clear that he does not think his responsibility as a historian of this period of Irish history requires him to present feminism or feminist political action to the reader as part of that history”, Mary Cullen, « Telling It Our Way », in Liz Steiner-Scott (ed.), Personnally Speaking. Dublin :Attic Press, 1985.

51 “But popular culture has no difficulty in continuing to regard women as angels of the home (…) Without knowing what ‘the flow of time’ has meant to women, to their collective past, false judgements that have repercussions for the present continue to be made. The image of Mother Ireland reigns supreme”, Ward, op.cit. p. 209.

52 Roy Foster, Modern Ireland :1600-1972, New York : Penguin, 1989.

53 Le courant révisionniste en Irlande est un courant historique qui date des années 1970 qui, selon ses défenseurs, prétend rétablir une vérité et objectivité à l’histoire nationale en la débarrassant de ses partis pris nationaux et anti-coloniaux. Pour ses détracteurs, il s’agit davantage de faire l’apologie de l’impérialisme britannique et de réviser l’histoire nationale à la lumière d’une lecture néo-coloniale. Roy Foster est considéré comme le grand historien révisionniste de l’Irlande. Nous reviendrons sur le débat

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