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Une utilisation détournée du discours de Malthus

CHAPITRE I LA RÉFORME DES LOIS SUR LES PAUVRES ET LA CLAUSE SUR

C. Une utilisation détournée du discours de Malthus

Nous l’avons dit, la pensée malthusienne sur la population avait largement contribué à la décision de réformer les anciennes lois sur les Pauvres. Dans le débat sur la réforme, le discours sur le sexe et le discours sur la population se trouvaient intimement liés. Les Libéraux, influencés par Malthus, accusaient les mères célibataires de faire peser un poids supplémentaire et inutile sur une population déjà bien trop importante par rapport aux moyens de subsistance dont elle disposait. Cela légitima le choix des commissaires chargés de réformer la Loi sur les Pauvres de faire porter l’entière responsabilité de l’enfant illégitime sur les épaules de la mère car pour Malthus, « lorsque la preuve du crime était la plus avérée et du même coup les dommages causés à la société, les plus grands, c’est là que devait reposer la plus grande part de responsabilité ».163

Pourtant, selon Henriques164, les arguments de Malthus furent mal interprétés.

Pour elle, Malthus s’était contenté, dans ses essais, de rendre compte de la plus grande stigmatisation des femmes dans les cas de naissances illégitimes, mais n’avait pas proposé de leur faire porter toute la responsabilité de ces naissances. Selon Henriques, Malthus avait expliqué que la disgrâce s’abattait plus douloureusement et manifestement sur la femme dans la mesure où elle se voyait contrainte de demander l’assistance à la naissance de son ou ses enfants illégitimes. Au contraire, il considérait que le double standard de morale sexuelle qui stigmatisait et punissait la femme, alors 163 “Where the evidence of the offence was most complete, and the inconvenience to the society at the same time the greatest, there, it was agreed, the largest share of the blame should fall”, T. Malthus, An Essay on the Principle of Population, ed. James Bonar (London, 1926), p. 202.

que l’homme n’était pas inquiété, était « une violation de la justice naturelle ».165

Qu’une femme soit, à présent, presque exclue de la société pour un crime que les hommes commettent presque impunément semble, sans aucun doute, être une violation de la justice naturelle. Mais l’origine de cette coutume, qui est la méthode la plus évidente et efficace pour empêcher la récurrence d’une situation qui trouble sérieusement la communauté, semble être naturelle, même si elle n’est peut-être pas totalement justifiable.166

Ainsi, pour Malthus, la fréquence des occurrences d’exclusion de la mère-célibataire lui conférait une vocation naturelle, évidente. Pourtant, pour Henriques, la conception de la loi naturelle telle qu’elle était envisagée par les réformateurs était différente :

Leur conception de la Loi Naturelle n’était pas, contrairement à celle de Malthus ou Bentham, un ensemble de généralisations déduites de la récurrence de phénomènes naturels. C’était quelque chose de bien plus traditionnel, le produit d’un moralisme semi religieux, au sein duquel la Famille apparaissait comme une base providentielle de la société qui devait à tout prix être préservée, même aux dépens des individus.167

Ils entérinèrent, sans la remettre en cause, la proposition de Malthus suivant laquelle l’illégitimité pouvait être résorbée en plaçant toute la responsabilité de la maîtrise de soi sur la femme. Il est ainsi compréhensible que les réformateurs aient embrassé les principes malthusiens, qu’ils ont interprétés comme ayant vocation à contenir et éduquer une population démoralisée, inconsciente des dangers inhérents à une sexualité non contrôlée ou non contenue. La nature même des relations sexuelles chez les pauvres était à l’origine, dans la conception malthusienne, et a fortiori dans celle des réformateurs, de la misère que les Lois sur les Pauvres s’efforçaient de contenir. La sexualité des femmes figurait au premier plan de ce discours, pour les raisons que nous venons de voir et que Malthus avait énoncées assez clairement.

165 “A breach of natural justice”, Malthus, op.cit. p. 202.

166 “That a woman should at present be almost driven from society for an offence which men commit nearly with impunity, seems to be undoubtedly a breach of natural justice. But the origin of the custom, as the most obvious and effectual method of preventing the frequent recurrence of a serious inconvenience to a community, appears to be natural, though not perhaps perfectly justifiable”, ibid.

167 “Their conception of Natural Law was not, like that of Malthus or Bentham, a set of generalizations induced from recurrent natural phenomena. It was something much more old-fashioned, the product of a semi-religious

morality, in which the Family appeared as a providential basis of society which must be maintained at any cost to individuals. However, they accepted without question Malthus's statement that bastardy could be diminished by placing all the onus of self-control on the woman”, Henriques, op. cit. p.110.

À ce titre, il est essentiel d’insister sur le lien entre le discours et la mise en place de modalités visant à contenir l’objet crée par ce discours. En utilisant comme référence à valeur scientifique les théories de Malthus, les commissaires justifiaient les modalités d’exclusion qui allaient s’appliquer à la mère-célibataire. C’est ce que Foucault énonce dans l’Histoire de la Folie et par la suite également dans le reste de son œuvre. Le discours est créateur d’un savoir lui-même fondateur d’un pouvoir de contrôle qui s’exerce sur l’objet identifié comme l’élément perturbateur. Le discours normatif, ou normalisateur, des commissaires a permis, en tout état de cause, qu’émerge une représentation de la mère-célibataire comme femme à la sexualité anormale, hors de la norme, qui représente un danger pour l’équilibre économique et social. Un « espace moral d’exclusion »168 a ainsi été créé, au sein duquel s’est mise en place une infinité de

modes de contrôle : contrôle des corps, des âmes, des moyens de subsistance.

Les Clauses sur les Bâtards de la Nouvelle Loi sur les Pauvres en Angleterre ont énoncé qui avait droit à l’assistance en inscrivant dans la loi les sexualités acceptables et inacceptables, et en offrant une récompense aux femmes répondant à ces critères. Du même coup, les femmes immorales se sont vues condamnées à l’indigence ou à la workhouse. Indéniablement, pauvreté, moralité et genre coexistaient dans le discours normatif des commissaires. Toutefois, la loi, si elle répondait à un besoin ou à une situation, constituait également dans son discours, un nouvel objet de répression. Avant le débat sur l’illégitimité et le vote des Clauses sur les Bâtards, la mère-célibataire ne représentait pas un objet de la triade foucaldienne du pouvoir/savoir/discours. Dès qu’elle l’est devenu, une série de modalités répressives ont été mises en place pour le contrôler et le contenir. C’est la raison pour laquelle la réflexion sur l’illégitimité engagée dans le cadre d’une réflexion plus large sur la prise en charge de l’illégitimité a

marqué un tournant décisif dans les perceptions et représentations des mères célibataires.

Cette double condamnation, morale et légale, fut appliquée, à l’identique, en Irlande lorsqu’il fut question, quatre ans plus tard, de mettre en place une forme similaire de Loi sur les Pauvres. En outre, les représentations de la mère-célibataire créées dans le cadre du vote de la Loi sur les Pauvres de 1838 en Irlande, eurent un impact considérable qui perdura bien plus longtemps qu’en Angleterre. Nous verrons, comment, avec l’avènement de l’État Libre, l’Église catholique bâtit, à son tour, une série de discours performatifs169 qui condamnèrent la mère-célibataire à l’exclusion et à

l’invisibilité jusqu’au milieu du vingtième siècle. Cependant, le contexte du débat sur l’illégitimité dans le cadre du vote de la Loi sur les Pauvres de 1838 relevait d’un certain nombre de spécificités, la plus manifeste étant que jusqu’au vote de cette loi, il n’existait pas en Irlande, contrairement à l’Angleterre, de dispositions d’assistance aux pauvres. En outre, il conviendra de souligner dans quelle mesure cette nouvelle disposition constituait une continuité ou un point de rupture dans les représentations des mères célibataires. C’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.

169 Dans Quand dire, c’est faire, série de conférences publiées en 1962, J. L. Austin ; philosophe du langage, élabore la notion de discours performatif: « Il y a des discours qui ne se contentent pas de décrire une situation donnée ou de fournir une information, mais qui sont en eux-mêmes des actes, qui accomplissent des actions », J. L. Austin.

CHAPITRE II

PAUVRETÉ ET ILLÉGITIMITÉ :

LA LOI SUR LES PAUVRES IRLANDAISE DE 1838

Avant même que la Loi sur les Pauvres de 1834 fût votée en Angleterre, les hommes politiques anglais s’interrogeaient sur la pertinence d’appliquer le système à l’Irlande. Ils ne virent aucune raison de distinguer le pays du reste de l’Union et ne tinrent guère compte de ses spécificités. Pourtant, comme nous allons le voir, le contexte économique et social était bien différent et les modalités de l’enquête sur les conditions de l’assistance aux pauvres n’étaient pas nécessairement adaptées. En Irlande, il ne s’agissait pas de réformer un système existant et considéré comme obsolète, mais bien de mettre en place un système d’assistance aux pauvres calqué sur le modèle anglais.

I.

La Commission d’enquête sur les Pauvres, 1833-1835 : perceptions et

représentations des mères célibataires et de leurs enfants.