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Je est un autre : des voix des narrateurs

Remarques sur la présence pronominale des narrateurs dans le texte

La présence grammaticale des narrateurs dans leurs écrits est multiple et complexe. C’est à ce moment du récit que s’organise le passage du moi acteur et personnage de l’Histoire au moi narrateur. D’emblée, il faut souligner le déséquilibre flagrant qui existe dans les deux Chroniques. En effet, dans l’une- la Chronique de Pierre Ier- l’auteur ne s’exprime que très rarement en son propre nom et à la première personne du singulier, alors que, dans l’autre- la Chronique de Pierre III- l’auteur est constamment présent puisqu’il en est, à la fois, l’auteur et le personnage central, ce qu’Ayala, lui, n’est pas. Un déséquilibre inévitable, dû à la forme même des deux œuvres, se crée.

Le cas de la Chronique d’Ayala

Chez Pero López de Ayala, yo n’est que peu employé, excepté dans le prologue, comme nous l’avons remarqué. L’auteur se met entre parenthèses tout au long de son récit pour mieux laisser émerger les figures principales de sa Chronique. Par conséquent, dans cette dernière, le yo s’efface, écrasé qu’il est par la grande quantité de personnages qui sont autant de marques de pluriel. Il préfère même employer él lorsqu’il aurait pu dire yo, soit pour ne pas se mettre en avant, soit parce qu’il se laisse influencer par le récit et parle de lui à la troisième personne du singulier.

Ainsi, si nous reprenons l’exemple donné précédemment à propos du traitement que se réservait Pero López de Ayala37, il nous faut constater que ce dernier parle de lui, s’évoque à la troisième personne du singulier :

« E dixole luego muchas afruentas el dicho Mateos Ferrandez de partes del rrey, a Pero Lopez de Ayala, que estaua ý presente, que era alguazil mayor de Toledo. E le dizia

37 Voir p. 69.

de partes del rrey asi commo su alguazil mayor de Toledo que non se partiesse del dicho arçobispo fasta que lo dexasse fuera de la çibdat de Toledo. E el dicho Pero Lopez alguazil rrespondio que el faria lo que el rrey mandaua. »

Nous ne croyons pas qu’il faille voir dans cet emploi de la troisième personne du singulier un manque de modestie de la part du chroniqueur castillan. Au contraire, nous pensons que l’auteur, plutôt que de se mettre en avant, préfère s’administrer le traitement appliqué aux autres personnages. Dans ce cas, comme nós était un avatar de jo chez Pierre le Cérémonieux, la troisième personne du singulier est, elle aussi, un avatar de yo chez Ayala.

Des valeurs de la première personne du pluriel

Le cas de la première personne du pluriel (nos/nós) est également digne d’intérêt. Nous avons vu que Pierre III s’exprimait à cette personne, ce qui nous a permis de commenter cet emploi38. A présent, voyons quelles valeurs lui sont attribuées dans les deux Chroniques.

La première personne du pluriel a, dans les deux œuvres, une double valeur39. D’une part, nos et nós ont, respectivement, la valeur de yo et jo. C’est le cas, chez Ayala, des nombreuses formules indiquant l’anaphore :

« El rrey don Pedro, segund auemos dicho, tenia tomada una carraca de veneçianos en que fallo algunas joyas e rriquezas, donde ouo cobdiçia.»40

«El rrey don Pedro desque partio de Cartajena a do dexo su flota segund dicho auemos, llego a Tordesillas do estaua doña Maria de Padilla e estudo alli quinze dias. »41

38 Voir pp. 56- 58.

39 Consulter Jack Schmidely (281.), La personne grammaticale et la langue espagnole (Paris : Editions hispaniques, 1983, 294 pages, pp. 37-39 et 106-107 ainsi que Maurice Molho (279.),

« Observations sur le voseo » (Bulletin hispanique, LXX, 1 968, pages 56-75, p. 58) pour le domaine castillan, et Antoni Badia i Margarit (270.), Gramàtica històrica catalana (Barcelone : Tres i quatre, 1 994, 412 pages, pp. 291-292) pour le domaine catalan.

40 CRP (2.), Volume I, 1 359, chapitre XX, p. 323. C’est nous qui soulignons.

41 Ibid., Volume I, 1 359, chapitre XXI, p. 325. C’est nous qui soulignons.

Dans l’oeuvre de Pierre III, ce sont plutôt des expressions comme «ara recontem»42 ou «segons que dessús vos diguem pus llargament »43. D’autre part, nos et nós ont une valeur associative : dans ce cas de figure, la première personne du pluriel inclut le lecteur. En effet, il est possible que ces mêmes exemples conditionnent, implicitement, l’adhésion du lecteur au propos. De ce fait, lorsque les auteurs écrivent « segund auemos dicho » ou « segons diguem », ceux-ci font référence à du déjà écrit, du déjà vu et du déjà lu. Par conséquent, le lecteur ne peut que se sentir impliqué dans le propos et représenté par l’emploi de cette personne.

A ce sujet, nous ferons deux remarques. D’une part, le nous correspond à l’addition des trois premières personnes du singulier je, tu et il/elle. La première de ces personnes est, évidemment, unique mais le nombre des deux autres peut être indéfini. Cependant, comme l’a souligné Maurice Molho, il arrive que ces deux dernières soient, parfois, nulles :

« nos = *yo + ( *túx + *ély). On observera, entre autres conséquences, qu’il suffit dans le cas de *nos de réduire x et y à zéro, pour obtenir un *nos égal à *yo et qui n’en diffère que dans la mesure où il porte en lui pro forma la représentation qualitativement positive, mais quantitativement nulle, de *tú et *él. » 44

42 « Ara recontem breument del viatge que el senyor infant N’Anfós féu en lo regne de Sardenya, així com a primogènit e general procurador del molt alt e poderós senyor rei En Jacme, pare seu. », CPC (1.), chapitre I, paragraphe 10, p. 1 009. C’est nous qui soulignons.

43 « E lo dit vicicanceller llevà’s de peus e començà a la primera donació que el senyor rei En Jacme, de bona memòria, tresavi nostre, féu al dit rei En Jacme de Mallorques, fill seu, del regne de Mallorques e les altres terres sues, e arreu, per graus, tot lo fet e el fundament e la justícia del nostre procés, e los torts, excesses, fellonies, ingratituds, rebel.lions e altres coses que el dit qui fo rei nos havia fetes, per les quals devia perdre tota la terra e la sua persona estar a nostra mercè, segons que dessús vos diguem pus llargament. », Ibid., chapitre III, paragraphe 47, pp. 1 055-1 056. C’est nous qui soulignons.

44 MOLHO, Maurice (279.) : « Observations… », op. cit., p. 58.

Le nous devient ainsi un je toujours singulier mais positivement réévalué. Dans les deux œuvres, la première personne du pluriel a une double valeur. Elle peut, certes, évoquer une pluralité, réunissant les auteurs et leurs lecteurs, mais elle est, aussi, capable de représenter le chroniqueur dans sa singularité. Dans ce dernier cas, leur personne est agrandie, ce que Pierre III exploite davantage que Pero López de Ayala.

D’autre part, la singularité ou la pluralité du couple nos/nós dépendent du verbe employé dans l’énoncé. Ainsi, lorsqu’il s’agit du verbe dire, décliné en decir et dir, nos/nós peuvent être pris aussi bien comme des singuliers que comme des pluriels. En revanche, le verbe entendre- oír/oir- semble être l’apanage, la propriété exclusive du chroniqueur s’exprimant à la première personne du pluriel, ainsi, lorsque Pero López de Ayala et Pierre III écrivent respectivement :

« Despues que el rrey don Pedro partio de Toro, segund auemos oydo e se fue para Segouia, finco su chançelleria en Toro. »45

« Açò fon per ordinació de Déu, car, segons que havem oït recontar a persones dignes de fe, en Castella hac un rei apellat Ferrando, qui fo rei vituperós e mal nodrit e desastruc, e parlà moltes vegades reprenent e dient que, si ell fos, com Déus creà lo món, e en fos creegut, Déus no haguera creades ne fetes moltes coses que féu e creà e que n’haguera creades e fetes moltes que no n’havia fetes. »46

Dans ces cas, les verbes oír et oir ne peuvent convenir qu’aux seuls chroniqueurs, qui effectuent leur travail de recherche de témoignages oraux afin de les consigner dans leurs écrits. Il ne peut donc s’agir, en aucun cas, d’une première personne du pluriel à valeur associative.

Une pluralité de personnes grammaticales

45 CRP (2.), Volume I, 1 354, chapitre XXXIX, p. 194. C’est nous qui soulignons.

46 CPC (1.), chapitre VI, paragraphe 2, p. 1 124. C’est nous qui soulignons.

Ces quelques remarques sur la présence pronominale des chroniqueurs dans leurs textes révèlent un système complexe. Ainsi, lorsqu’ils parlent d’eux, les auteurs disent aussi bien je que il et que nous, lequel nous s’égare quelque peu vers le vous. Nous dirons même que ces quatre personnes s’engagent vers le ils.

En effet, décrivant un passé commun entre un roi et ses sujets, les Chroniques les unissent dans un même destin, qu’à notre tour nous lisons et que, les siècles passant, nous ne pouvons concevoir que par le biais de la troisième personne du pluriel.