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Le grand horloger au sein de son univers

Au cours de cette phase de manipulation, les deux auteurs méritent amplement leur double appellation d’horloger et de marionnettiste puisqu’ils représentent, sur le papier, les actes des personnages dont ils dirigent le destin- soit en glissant leurs mains dans ces pantins vulnérables et désincarnés, soit en tirant les ficelles les liant à eux- et rejouant ce qui s’est vraiment tramé, si l’on s’en tient aux intentions premières des auteurs. Pour ce faire, ceux-ci s’emparent de leurs personnages et les font évoluer.

Les rouages simples et complexes de l’horloge

Nous distinguons deux types de manipulation, l’une simple et l’autre complexe. La première, de type simple, est la plus visible et la plus aisée à réaliser et à comprendre. C’est ainsi que, lorsque les deux chroniqueurs changent de personnage et décident de passer à un autre, aucun effort de transition n’est fait : l’on parle d’un personnage puis l’on s’intéresse à un autre. Par exemple, Ayala s’intéresse à don Tello juste après avoir parlé d’Henri II28 et Pierre III fait de même lorsqu’il se réfère aux lettres qu’il s’échange avec Pierre Ier29. Ici, les chroniqueurs passent donc d’un personnage à un autre sans chercher à rédiger des phrases transitionnelles.

28 « E el papa Vrbano quinto, que estonçe era en Aviñon, queria bien al rrey don Enrrique, e por su conseio se trato que el dicho duc de Angeos lo ayudasse e confortasse. Enpero el rrey don Enrrique non vio al papa, ca todos se temian de fazer enojo al prinçipe de Gales, tan poderoso le veyan estonçe. Agora tornaremos a contar commo fizo don Tello, hermano del rrey don Enrrique despues que partio de la batalla de Najara, don Tello segund dicho auemos, luego fue para Burgos, pero non se detouo ý e tomo su camino para Aragon. », CRP (2.), Volume II, 1 367, chapitres XIV et XV, pp. 185- 186.

29 CPC (1.), chapitre VI, paragraphes 3-7, pp. 1 124- 1 130.

En revanche, la manipulation de type complexe est beaucoup plus élaborée et, de ce fait, présente plus d’intérêt. En effet, c’est là que nous allons le plus admirer le talent de marionnettistes des deux chroniqueurs, qui, au cours de cette phase, posent délicatement leurs marionnettes pour recouvrir leurs mains d’une nouvelle marionnette. Cette étape nécessite un travail préalable.

Un certain nombre de formules reviennent de manière récurrente, dans les deux Chroniques. Lorsque Pierre III, après avoir évoqué sa naissance et celle de ses frères et sœurs, décide de raconter comment son père devint roi à la place de son frère, l’oncle du Cérémonieux, il dit :

« Damunt havem dit que parlarem en quina manera venc la primogenitura a nostre pare, el rei N’Anfós, e puis com hac los regnes. E així és cert que el dit infant En Jacme, oncle nostre qui era primogènit del dit senyor rei En Jacme, avi nostre, era forts en justícia, e, estant primogènit, féu de grans justícies per tota la terra. »30

Ainsi, contrairement au cas précédent, l’auteur use ici d’une formule d’introduction afin de rendre son récit plus fluide. Lorsque le même auteur cherche à évoquer le départ de son père pour la Sardaigne, il présente le thème qu’il va traiter :

« Ara recontem breument del viatge que el senyor infant N’Anfós féu en lo regne de Sardenya, així com a primogènit e general procurador del molt alt e poderós senyor rei En Jacme, pare seu. »31

Il peut, dès lors, commencer son récit : « En Barcelona, en lo mes de maig de l’any mil e tres-cents vint-e-tres, a requesta del noble En Hugo… »32.

Chez Pero López de Ayala, l’on retrouve ce même effort. Par exemple, lorsque, après avoir manipulé Henri de Transtamare, il souhaite faire évoluer la mère de ce dernier, Eléonore de Guzmán, il écrit : « Agora tornaremos a contar

30 Ibid., chapitre I, paragraphe 2, p. 1 007. C’est nous qui soulignons.

31 Ibid., chapitre I, paragraphe 10, p. 1 009.

32 Id.

commo paso doña Leonor de Guzman desque llego a Seuilla »33. Nous remarquons que les deux auteurs usent, dans les deux langues, d’un même procédé revenant à introduire le récit par Ara/Agora34. En revanche, à certains moments, Ayala varie dans ce type de formulations et réussit à mettre en attente ses personnages. C’est ainsi qu’il écrit :

« Ca don Iohan Nuñez queria e amaua bien e prouecho de doña Leonor, ca tenia a doña Iohana, su fija, desposada con don Tello, su fijo del rrey don Alfonso e de la dicha doña Leonor, e con la qual caso despues segund contaremos. »35

ou :

« E el maestre de Alcantara don Ferrand Perez Ponçe, estaua en el su castillo de Moron, que es de la horden de Alcantara ; enpero todos estos señores que assy andauan apartados del rrey cada dia trayan sus pleytesias con el rrey por se venir a la su merçed ; commo se fizo adelante lo contaremos. »36

De ce fait, au lieu de passer, comme précédemment, d’un personnage à l’autre sans transition aucune, l’auteur, ici, au contraire, soigne son écriture au moyen d’un verbe conjugué au futur (contar) contenant ses intentions. Ce type d’écriture a pour avantage d’éviter la lassitude du lecteur en lui proposant des sollicitations variées.

33 CRP (2.), Volume I, 1 350, chapitre X, p. 19.

34 Ce procédé n’est en rien original puisque leurs prédécesseurs l’ utilisait avant eux. Nous lisons :

« Ara comptarem en qual manera nós fom engenrats… » (LF (12.), paragraphe 5, p. 5), « Ara lleixarem a parlar del rei e dels altres barons qui són a Sancta Ponça… » (LRP (9.), chapitre XXXV, p. 429), « Ara lleixaré a parlar d’esta matèria e parlaré del senyor rei e de sos fills. » (CRM (14.), chapitre XX, p. 684).

« E agora despues desto contáremos de commo este rey don Alfonso tomó la villa de Xerez .»

(CRA X (4.), chapitre III, p. 5), « E agora deja la estoria de fablar en esto, é torna á contar de commo don Juan Nuñez se partió del rey de Francia. » (CRF (6.), chapitre V, p. 115), « Et agora la estoria dexa de contar deto, et contará de las Córtes que se ficieron en la cibdat de Palencia. » (CRA XI (5.), chapitre II, p. 175). C’est nous qui soulignons.

35 CRP (2.), Volume I, 1 350, chapitre III, p. 9. C’est nous qui soulignons.

36 Ibid., Volume I, 1 350, chapitre IX, p. 18. C’est nous qui soulignons.

Une stratégie d’écriture fondée sur l’omniprésence de la voix

Le temps est maintenant venu de définir une stratégie d’écriture appliquée aux deux œuvres. Dans les deux Chroniques, l’écriture n’est pas gratuite et chacune, pour les raisons que nous avons déjà évoquées, a quelque chose à défendre ou à revendiquer. De ce fait, chez Pero López de Ayala et chez Pierre III, écrire l’Histoire ne se résume pas uniquement à rapporter les événements afin que les générations futures ne les oublient pas, comme, ainsi que nous l’avons vu, les prologues le réclament.

Cette stratégie d’écriture, en fait, consiste à faire parler acteurs et témoins.

Ceux-ci sont, classés par ordre d’importance, les deux chroniqueurs et les personnages. Par conséquent, aussi bien Ayala que Pierre III se trouvent à un niveau supérieur par rapport aux personnages qui évoluent au fil des pages, dominent et manipulent les acteurs. Ceci est dû au fait que ce sont eux qui prennent la plume, et provient aussi de leur position particulière et originale d’être, à la fois, acteur et témoin. Les chroniqueurs sont donc bien les grands horlogers de leurs écrits.

Cependant, cette stratégie d’écriture passe par une excellente maîtrise de la voix : les personnages étant nombreux, le risque de cacophonie est d’autant plus grand que les deux Chroniques sont polyphoniques puisque chroniqueurs et personnages s’expriment, ces derniers ayant visiblement la parole pour donner davantage de crédibilité au récit. En réalité, le piège est déjoué ou plutôt les chroniqueurs contournent le problème, grâce à la création d’une situation de polyphonie qui n’est qu’apparente. En effet, si la voix est omniprésente dans les deux œuvres, elle n’en est pas néanmoins unique : les personnages ne sont pas dotés d’organe phonatoire propre puisque ce sont les chroniqueurs qui déguisent leurs voix et qui les leur prêtent. Ainsi, lorsque Pero López de Ayala, par exemple, fait parler les deux frères ennemis Pierre et Henri, c’est par sa voix

qu’ils s’expriment. Pour suivre la métaphore du marionnettiste, nous dirions qu’Ayala manipule ses personnages et joue avec le ton de sa voix, le modulant afin de créer et de bien séparer deux entités bien distinctes. Par conséquent, le récit est à apparence polyphonique mais est, vocalement, à sens unique. Cette domination dans la gestion de la voix est une nouvelle preuve de la mainmise des chroniqueurs sur leur récit et est, au même titre que l’écriture de l’Histoire comme jeu de marionnettes, l’un des rouages de cette horlogerie.