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4 Le document paléontologique : Ce qui nous parvient – le vivant, la date et le lieu432

4.2 Le fait princeps 1 – Le vivant

4.2.1 Le vivant, la mort et l’histoire

4.2.1.1 Familiarité et étrangeté - Le rapport avec la mort

Le temps long, l’extinction des espèces, construisent une distance temporelle importante entre le paléontologue, le fossile et le vivant. Le drame qui se déploie de part en part de la paléontologie est celui de l’opposition entre la familiarité du vivant et la distance qu’impose le fossile, seul témoignage disponible de ce qui a été en vie. Le théâtre de l’histoire de la paléontologie se résout dans l’espace que délimitent la familiarité du vivant et l’étrangeté des mondes du passé.

178 Parler de mort dans le cadre d’une philosophie de la paléontologie peut paraître ou insolite ou tout simplement trivial. Le paléontologue a affaire en premier lieu à des individus morts : il me semble pertinent de regarder cet état trivial des choses et d’en méditer les tenants et les aboutissants. Dans Vérité et méthode, H. Gadamer nous incite à réfléchir à la question de la tension qui existe entre la familiarité et l’étrangeté quant à notre rapport au passé. Il y a par exemple, chez certains paléontologues, une certaine vision qui a tendance à refuser catégoriquement toute forme de familiarité avec le temps, notamment avec le temps profond. C’est le cas, nous le verrons, d’Henry Gee qui s’oppose à toute histoire possible en vertu de l’impossibilité de contracter avec le temps une quelconque familiarité441. Le sentiment d’étrangeté tient à notre sentiment d’éloignement dans le temps. La distance avec le passé semble être un « espace » infranchissable qui nous résigne à ne jamais prendre contact avec lui. H. Gadamer propose une alternative : « le temps n’est plus en premier lieu cet abîme qu’il faut franchir parce qu’il sépare et éloigne ; il est, en réalité, le fondement et le soutien du procès (Geschehen) où le présent a ses racines »442 ; le présent est épais du passé en quelque sorte. La fécondité de cette distance temporelle relève de la persistance des événements du passé dans notre présent443. Il existe donc un lien efficient entre le passé et notre présent. Pour l’historien, cette distance vient, selon Ricœur, rencontrer la notion de disparition des acteurs du passé. « C’est la rude conséquence de l’usage généralisé de la catégorie de l’écart en historiographie. L’autre, dans ce type de discours, figure la coupure dans le même. Mais il n’est lui-même que la trace de ce qui a été. L’histoire dès lors sera ce discours organisé autour d’un “présent manquant“ […]. »444 Paul Ricœur poursuit en citant Michel de Certeau : « […] ce qui a passé ne reviendra plus et la voix est à jamais perdue, et c’est la mort qui impose le mutisme à la trace »445. Les morts sont muets, le témoignage n’est plus envisageable. Le fossile est un organisme mort, c’est la réalité la plus immédiate, le bon sens peut-on imaginer. Encore faut-il savoir que celui-ci a été vivant. L’idée de Ricœur est de montrer que la mort des protagonistes est la forme que peut prendre la distance temporelle : « Si le passé a pour signification fondamentale d’avoir été, nous sommes en effet séparés de ce temps révolu par le n’être plus de tous ceux qui, selon le mot de l’historien Michel de Certeau, sont les “absents de

441 Gee, Henry, In Search of Deep Time: Beyond the Fossil Record to a New History of Life, Ithaca, N.Y, Cornell University Press, 2000.

442 Gadamer, Hans Georg, Vérité et méthode : Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 281.

443 Ricoeur, Paul, « La distance temporelle et la mort en histoire », in Delacroix, Christian, Dosse, François et Garcia, Patrick, dir., Historicité, 2009, pp. 13‑27.

444 Ibid., p. 20.

179 l’histoire“. »446 Paul Ricœur, afin d’échapper à l’inéluctable « théâtre d’ombres » qu’imposent les absents de l’histoire à l’historien, propose une issue par l’analogie avec la mise au tombeau comme opération historiographique – car la sépulture, et le geste d’ensevelir, demeurent. Ils transforment l’objet perdu en présence intérieure. Le discours historiographique devient le seul lieu du renouvellement du « parler encore ».

Les morts d’aujourd’hui sont les vivants d’hier. Quelle expérience de la temporalité avons-nous ? Comment articuler l’expérience fondamentale du temps avec celle de l’expérience historique ? En somme, quelle opération historiographique pourrait joindre ces deux moments expérimentaux ? Tout d’abord, nous dit Ricœur, c’est un problème de linguistique. Le passé se traduit selon deux modes : le « ceci n’est plus » et le « ceci a été ». Le « ceci n’est plus » affirme l’absence, le « ceci a été », positif, dit « l’être même au passé ». La démarche historique procède tout entière de cette dialectique du négatif au positif. On passe de l’absent à l’existant d’autrefois. Ensuite, Paul Ricœur convoque la notion de « reenactement »447 chère à R. G. Collingwood, dans les termes d’une « “ré-effectuation“ du passé dans le présent […]. Suivant ce concept, l’opération historiographique apparaît comme dé-distanciation - identification à ce que jadis fut. »448 Pour Collingwood, « il n’y a d’histoire que ce qui peut être proprement réactualisé (“re-enacted“) dans l’esprit de l’historien et il n’y a de connaissance historique de rien d’autre. »449 Il faut à l’historien, selon Collingwood, repenser ce qui a été pensé dans le passé. Ainsi Collingwood, d’une certaine manière, vient redonner existence aux absents de l’histoire, comme Ricœur en fait le vœu. La « ré-effectuation » de Collingwood se fait non pas dans l’acte de sépulture mais dans celui de « renaissance » proprement dit. Les disparus du passé voient leurs raisons, leur agir, renouvelés par l’acte d’empathie de l’historien. Le statut de mort de l’histoire cède le pas à celui d’un « nouveau » vivant que l’historien ressuscite. Il y a fondamentalement un acte qui va du passé vers le futur, de la mort vers la renaissance.

Même si les considérations précédentes, un peu abstraites, sont assez éloignées du pragmatisme du paléontologue, il n’en demeure pas moins que, pour bien faire, le paléontologue doit faire renaître le vivant du mort, il est un maïeuticien avant tout.

446 Ricoeur, « La distance temporelle et la mort en histoire », p. 14. 447 Collingwood, The idea of history.

448 Delacroix et al., dir., « La distance temporelle et la mort en histoire », p. 24. 449 Collingwood, The idea of history, p. 302. Cité par R. Nadeau, 2007, p.165

180 4.2.1.2 La vie comme dé-distanciation du passé

Il y a deux types de « morts » en paléontologie. Il y a l’organisme, sa vie, sa mort, et la mort d’une population, une espèce, un genre, etc. Il faut l’admettre, la mort est impliquée dans l’histoire mais elle est surtout impliquée dans le processus historiographique. « Une chose ne devient connaissable objectivement par sa signification durable que […] si elle est assez morte pour ne plus présenter qu’un intérêt historique. »450 Cette citation de Hans Gadamer donne toute la dimension du moment crucial qu’est celui de la notion d’espèce éteinte. Celle-ci est « suffisamment » morte, à savoir qu’elle n’existe plus en tant qu’espèce, pour laisser la place à l’histoire. Tout évident que cela nous puisse paraître, la mort n’a pas, dans l’esprit du paléontologue, une place centrale. De mémoire de paléontologue, aucun d’entre eux ne s’est exclamé :« dans ce fossile, il y a un organisme mort » sans passer pour un imbécile. Pourtant, il côtoie quotidiennement la mort. A ce titre, il est intéressant de noter que les notions de mort et de renaissance symbolique sont rares dans la littérature scientifique paléontologique. Dans la grande quantité d’ouvrages consultés, on ne trouve que dans la quatrième édition des Recherches sur les ossements fossiles de G. Cuvier, dans la note 19, cette phrase de Frédéric Cuvier parlant de son frère : « […] l'homme qui a su formuler avec tant de netteté les seules lois fournies jusqu'à présent par l'anatomie comparée, les lois de coexistence dans les êtres organisés, lois d'harmonie entre toutes les parties d'un être pour qu'il puisse exercer les fonctions qu'il doit remplir dans la création, et qu’il a su appliquer avec tant de bonheur à la zoologie vivante pour la classification des animaux, et à la zoologie morte pour leur résurrection. »451. Le ton de cette phrase rarissime fait un écho magistral à la dialectique ricorienne du « ceci n’est plus » au « ceci a été ». Frédéric Cuvier fait de son frère un « ressusciteur » du vivant. Reste à savoir si Georges Cuvier lui-même avait cette conscience historiographique. C’est peu probable. Par ailleurs, on trouve dans la littérature poétique scientifique quelques rappels de cet état des choses, notamment dans l’épître à Cuvier de 1835452. Ce texte, récompensé par l’Académie des sciences, est une ode à Cuvier écrite peu de temps après sa mort.

450 Gadamer, Vérité et méthode, p. 282.

451 Cuvier, Georges, Recherches sur les ossemens fossiles : où l’on rétablit les caractères de plusieurs animaux dont les révolutions du globe ont détruit les espèces / par Georges Cuvier., Paris :, E. d’Ocagne, 1834, p. 65. 452 Bignan, Anne, Épître à Cuvier ; et Conseils à un novateur : pièces qui ont obtenu le prix et l’accessit à l’Académie française, dans sa séance publique du 27 août 1835 / par A. Bignan..., impr. de P. Baudouin (Paris), 1835, p. 8.

181 « […] Si la matière encor, pâture des tombeaux,

Pour renaître plus tard, se dissout en lambeaux, Ce qui ne meurt jamais, c'est l'humaine pensée, Qui dans tout l'univers d'un vol libre élancée, Par ses doctes efforts saintement indiscrets Aux lois de la nature arrache leurs secrets, Des objets qu'elle embrasse étudiant la cause, Vivants, les analyse, ou morts, les recompose, […] »

Si l’agent en paléontologie, c’est-à-dire l’organisme qui a vécu, n’a que peu à voir avec celui en histoire proprement dite, il existe néanmoins un point de convergence certain. Tous deux sont morts et tous deux subissent une résurrection symbolique mais nécessaire. La paléontologie a affaire avec cette dialectique qui va du « ne…plus » à l’« avoir été » vivant. Ce n’est en définitive pas la mort qui rapproche les rives de deux époques distantes, mais la vie. C’est le vivant qui traverse ce temps et réduit considérablement l’étrangeté du passé jusqu’à une familiarité parfois déconcertante, tant certains scientifiques peuvent rapprocher ces deux rives de la distance temporelle. Cette « dé-distanciation » du passé atteint son paroxysme lors de l’avènement de la méthode actualiste. En plus d’une identification des « deux vivants », celui du passé et celui du présent, l’actualisme va permettre l’explication et la mise en récit. Le vivant est bel et bien le même que celui du passé. Le paléontologue « ré-effectue » le passé.

On peut imaginer le passage de la mort au vivant comme un rite de passage nécessaire et immédiat, que le paléontologue ne pense pas et n’a peut-être jamais pensé. C’est la reconnaissance de l’origine organique et la légitimité de cette reconnaissance qui a recouvert définitivement le phénomène le plus trivial dans le fossile : la mort imbriquée dans le vivant. Mort et vivant sont synonymes.