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Les trois moments historiographiques du fossile - Dialectique en trois temps et deux mouvements deux mouvements

Le fossile est une archive de l’histoire de la vie. On peut désormais s’atteler à une analyse épistémologique de la relation qui existe entre le fossile et le paléontologue et envisager encore très modestement le Comment écrit-on l’histoire du vivant avec le fossile ? La proposition que je vais développer consiste en une épistémologie qui prendra la forme d’une

136 dialectique allant de l’objet à l’interprétation sur le vivant. Ce processus continu est, il me semble, celui qui rend le mieux compte des interactions épistémologiques entre l’objet (le fossile) et le sujet qui l’étudie (le paléontologue).

Le sens de dialectique que j’utilise ici est à proprement parler celui qu’utilise Platon dans Le Sophiste, 253, c’est-à-dire celui d’un processus permettant de passer d’une connaissance sensible à une connaissance intelligible. Cette dialectique du fossile fait ainsi passer ce dernier de l’objet commun, enfoui dans la terre, à l’objet qui supportera les questions du paléontologue. Les trois moments épistémologiques, à vocation historiographique, sont en liaison nécessaire entre eux. Entre chacun de ces moments épistémologiques se joue un mouvement de l’un vers l’autre, en vertu duquel le premier impliquera le second et celui-ci le troisième. Cette dialectique est aussi un raisonnement linéaire de l’inconnu vers un potentiel de connaissable.

Afin de définir le plus correctement possible ces trois moments, je m’inspirerai de l’historiographie de la seconde moitié du 20e siècle, et notamment celle développée par Paul Ricœur et celle de Carlo Ginzburg366. Cependant, ces historiographies ne peuvent, telles quelles, rendre compte du processus épistémologique qui se loge dans la relation entre le fossile et le paléontologue. Pour l’occasion il me faudra adapter à mon sujet les concepts de l’historiographie de ces auteurs. Je tâcherai en revanche de conserver au mieux la terminologie qu’ils proposent, afin de maintenir vivace le lien épistémologique tissé entre une historiographie d’une histoire humaine et celle d’une histoire du vivant.

2.1.1 Premier moment du fossile - L’objet géologique tangible

C’est le moment où le fossile correspond à sa définition la plus ancienne, celle d’un objet naturel tangible extrait de la terre. La paléontologie commence avec des objets naturels déposés naturellement dans le sol. Parmi les différents sens que peut prendre le terme trace – une empreinte, le résultat d’une action, une quantité infime et, plus singulièrement, son sens géométrique367 – c’est précisément ce dernier qui donnera la meilleure idée du premier moment du fossile. En géométrie, on appelle trace le point d’intersection que produit une droite en

366 Ricoeur, Paul, Du texte à l’action - Essai d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1986 ; Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli ; Ginzburg, « Signes, traces, pistes » ; Ginzburg, Mythes emblèmes traces.

367 Serres, Alexandre, « Quelle(s) problématique(s) de la trace ? », Texte d’une communication prononcée lors du séminaire du CERCOR (actuellement CERSIC)La question des traces et des corpus dans les recherches en Sciences de l’Information et de la Communication., 2002, p. 2.

137 traversant un plan368. Par analogie, si l’on considère le temps comme la droite et le plan comme un jalon historique discret coupant cette droite, la trace laissée par cette intersection est l’archive. C’est une trace non encore signifiante quant à sa nature biologique. Ce moment de l’objet géologique est, pour le paléontologue, un moment de prise de contact avec le vivant possible, donc avec son objet historiographique. Ce moment est en cela différent de celui de l’historien ou de l’archéologue, qui la plupart du temps échappe à ce temps épistémologique puisque d’emblée l’historien est en connivence culturelle avec son archive. Un texte, même très ancien, ou un outil lithique épuisent immédiatement l’attente culturelle de l’historien : l’archive écrite ou plus généralement culturelle se donne sans détour comme un élément heuristique de la connaissance du passé humain, à charge de l’historien d’en tirer bénéfice à dessein. En revanche, le paléontologue doit au contraire passer par une attente du vivant, un espoir de la découverte du vivant. La roche ne donne pas toujours du vivant. L’archive chez l’historien est immédiatement liée à son objet historique, l’humanité, tandis que, chez le paléontologue, l’objet géologique est un média possible entre lui et le vivant (son objet historique). Chez le sédimentologue, on peut observer la même relation que chez l’historien. Un sédimentologue perçoit immédiatement, devant une succession de couches géologiques, l’intérêt qu’elles ont pour une histoire de la terre. Son archive géologique répond immédiatement à son objet historique. Elle est le témoin de son objet historique.

Ainsi, ce premier moment historiographique du fossile met en jeu trois éléments fondamentaux dont il me faudra déterminer la nature : celui de la reconnaissance d’une forme, celui de la perception d’une histoire possible et enfin celui du potentiel du vivant dans l’objet géologique, que je qualifierai d’attente du vivant de la part du paléontologue.

2.1.2 Second moment du fossile - Le document paléontologique

Paul Ricœur nous dit que « devient ainsi document tout ce qui peut être interrogé par un historien dans la pensée d’y trouver une information sur le passé »369. Le diable est dans les détails. Ce qu’il est important de remarquer dans cette citation, c’est que le document peut être interrogé, il ne l’est pas encore. Le document est un potentiel de question qui construit sa puissance dans la mesure où il est le siège des faits paléontologiques (chap. 4). Le document

368 Bouvier, Alain et George, Michel, Dictionnaire des mathématiques, Paris, Presses universitaires de France, 1996.

138 paléontologique est un moment de construction, contrairement à celui de l’objet qui est tout entier donné (chap. 3). Le moment du document est celui d’une double mise en œuvre : une réactualisation d’une part, et un lot de constats, d’autre part. La première mise en œuvre est celle de la réactualisation, dans le fossile, à la fois du vivant, de sa date et de son lieu. Cette « remise à jour », particulièrement celle du vivant, est nécessaire et suffisante pour la prise de conscience de la diversité biologique et de la possibilité de penser la relation entre morphologie et fonction. Ces deux constats forment le socle suffisant à toutes les questions paléontologiques.

Alexandre Serres, maître de conférences de l’Université Rennes 2, propose, dans une communication, de questionner ce qu’est une trace pour l’historien. En parcourant, les différentes options conceptuelles sur le sujet, il aboutit, concernant celle de Paul Ricœur, à cette conclusion : « […] la trace est de l’ordre du donné, alors que le document est de l’ordre du

construit370. Un document est toujours cherché, trouvé, interrogé. »371 Le sens du mot document que Serres emprunte à Ricœur correspond à celui que j’utiliserai. En revanche, pour ma part, le document [paléontologique] est toujours cherché, trouvé mais pas encore interrogé. Si je retirerai volontiers le mot interrogé de la liste des qualificatifs du document historique, j’y ajouterai avantageusement : conservé. En effet, si tous les documents historiques étaient d’ores et déjà interrogés, il ne resterait plus aucune place à l’archivage et à la conservation. Interroger, questionner sont des intentionnalités extérieures aux documents. Les tiroirs des muséums sont remplis de documents paléontologiques, les tables des paléontologues sont jonchées de documents paléontologiques qui attendent des questions, ils ne sont pas encore des indices, ils en sont seulement le potentiel. Portés dans le troisième moment, celui de la mise en histoire, ces documents deviendront le siège de questions ; qu’ils répondent avec succès ou non aux paléontologues, ils pourront retourner au statut de document et attendre d’autres questions. C’est le propre de toute conservation scientifique. Au sein de ce second moment, comme emboîtés, viendront se développer l’ensemble des faits paléontologiques, qui constituent avec la notion d’événement paléontologique, nous le verrons, l’infrastructure épistémologique de l’ensemble historiographique de la paléontologie.

370 En gras dans le texte

139 2.1.3 Troisième moment du fossile – La mise en histoire

A partir de l’instant où, dans un objet géologique, sont reconnus le fait du vivant, de sa position chronologique et du lieu réel de son dépôt, un nouveau processus épistémologique peut s’enclencher. Le fossile ainsi caractérisé peut prendre sa place dans la longue série des autres archives du vivant. Il devient un jalon réel et singulier de l’histoire du vivant parmi d’autres. Par sa double qualité de réel et de singulier, il correspond à un moment particulier de l’histoire du vivant qui peut désormais être mis en dialogue diachronique avec d’autres fossiles, et de là émerge l’intentionnalité du paléontologue par le biais de ses questions. Le paléontologue-scientifique-historien cède alors le pas au paléontologue-historien. Le fossile devient l’indice d’une enquête sur le vivant. C’est le moment de la mise en histoire de la vie et de la convocation de la notion d’évolution et des théories qui l’accompagnent. Cette confrontation est le siège d’un nœud épistémologique majeur que nous livre François Dosse en résumant la pensée de Michel de Certeau : « L’espace épistémologique défini par l’écriture historienne se situe, […] en tension entre science et fiction. […] il récuse la fausse alternative selon laquelle l’histoire aurait à choisir et aurait définitivement rompu avec le récit pour accéder au statut de science, ou au contraire aurait renoncé à sa vocation scientifique pour s’installer dans le régime de la pure fiction. […] l’histoire reste un mixte. L’érudition a pour fonction de réduire la part d’erreur de la fable, de diagnostiquer du faux, de traquer du falsifiable, mais dans une incapacité structurelle à accéder à une vérité définitivement établie du vécu passé. »372 On retrouve, d’une autre manière, la pensée de Paul Veyne quand il voit dans l’histoire la conjonction du contingent et du nécessaire. Il considère le cours de l’histoire au même titre que celui de la Nature. Les événements historiques que nous envisagerons comme phénomènes de la Nature sont tous déterminables, mais ils ne relèvent pas tous de la méthode scientifique proprement dite. La singularité du fait historique ne suffit pas à créer un hiatus méthodologique entre la science et l’histoire : « […] quoi qu‘on en dise » ajoute Veyne, « […] il n’y a pas de différence radicale entre les faits qu’étudient les sciences physiques et les faits historiques : tous sont individualisés en un point de l’espace et du temps et il serait a priori possible de traiter scientifiquement ceux-ci comme ceux-là ».373 Le physicien tirera du phénomène concret un lot de connaissances abstraites sans lieu ni date, et c’est cette abstraction qui se répète en régularité374. Il suffirait de traiter les faits humains de cette façon pour y découvrir la même

372 Dosse, François, « Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°. 2, 2003, p. 149.

373 Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 21. 374 Ibid.

140 régularité. Symétriquement, les faits de la Nature sont autant historiques que les faits humains. Dans ce sens également, le comportement humain est-il plus ou moins imprévisible que celui de la Nature ? La question est ouverte. Même si l’ensemble des événements historiques sont déterminés puisqu’ils ont eu lieu, ils ne sont pas tous déterminables. En suivant Veyne, on peut dire que l’histoire contient la totalité du cours des choses, à la fois celle concernant leur nécessité et à la fois celle de leur contingence. La frontière entre science et histoire n’est plus franchement celle qui sépare la nécessité et la contingence, mais celle qui sépare « le tout et la nécessité »375. De cette totalité historique, le cours du temps ne nous laisse que peu de témoignage. Les faits paléontologiques, statiques, acquis lors du second moment du fossile, doivent, pour remplir les conditions de l’historicité, prendre une forme dynamique et devenir des événements paléontologiques : c’est, me semble-t-il, une condition importante à l’intelligibilité de l’histoire du vivant. Nous le verrons plus loin en détail avec Michel de Certeau376, ce troisième moment du fossile est aussi celui de la prise de parole du paléontologue (chap. 5).