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Retour sur le fossile : le fossile fait la paléontologie

1.1 La définition du fossile – le destin d’un mot

1.2.2 Le fossile et la construction de la paléontologie

1.2.2.1 Retour sur le fossile : le fossile fait la paléontologie

Lamarck sera sans doute le premier à accompagner ses traités de zoologie de questions paléontologiques. « Je donne le nom de fossile aux dépouilles des corps vivants, altérées par leur long séjour dans la terre ou sous les eaux, mais dont la forme et l’organisation sont encore reconnaissables. »295

Même si la pratique de la paléontologie existe depuis longtemps, les premières occurrences du mot ne s’accompagnent jamais d’une réelle définition. De façon bien connue, le mot apparaît dans Le journal de physique de janvier 1822, dans les discours préliminaires de De Blainville. Mais cette occurrence est étonnante car elle est isolée et ne relève d’aucune définition, elle apparaît comme ex nihilo : « Palaeontologie. La grande prépondérance que l’étude de la géologie continue d’avoir parmi les sciences naturelles, et celle qu’une sorte d’école en géologie accorde, l’emploi des corps organisés fossiles pour la distinction des formations de sédiment, ont déterminé un assez grand nombre de travaux dans cette branche d’histoire

295 Lamarck, Jean-Baptiste, Systême des animaux sans vertèbres; ou, Tableau génral des classes, des classes, des orres et des genres de ces animaux., Paris, L’Auteur, 1801, p. 403.

112 naturelle. »296 La recherche d’une occurrence antérieure à celle de 1822 n’a pas été fructueuse. En revanche, on trouve dès 1818 l’entrée Palaeozoologie rédigée dans le Nouveau dictionnaire d’histoires naturelles appliquées aux arts297 par Anselme Gaëtan Desmarest (1784-1838), zoologue, fils du géologue Nicolas, ainsi que, de la main de De Blainville, la même année, à l’entrée « conchyliologie » du Dictionnaire de sciences naturelles : « Il me semble cependant que si l'on pouvait, tout en étudiant la conchyliologie d'une manière parfaitement indépendante, la disposer de telle sorte qu'elle pût être prise en entier par la malacologie, on serait à la fois utile à la science des animaux et à celle de la géologie ou palaeozoologie (1). C'est le but qu'on doit se proposer, mais en admettant toujours que la prédominance doit évidemment être pour la géologie. » Le texte est accompagné de la note de bas de page suivante : « (1) Il me semble utile de créer un mot composé pour la science qui s’occupe de l'étude des corps organisés fossiles. »298 Ce constat n’est pas anecdotique, car on retrouve dans le Manuel de malacologie et de conchyliologie de 1825, écrit également par de Blainville, le même passage mot pour mot, avec cette seule différence que, dans l’ouvrage de 1818, c’est Palaeozoologie qui apparaît quand, dans celui de 1825, c’est Paléontologie. De Blainville substitue les deux termes sans aucune autre forme de procès. Il y a donc un glissement d’un terme vers l’autre. Pour de Blainville, comme instigateur du terme, il semble n’y avoir aucune différence entre les deux mots, même si paléontologie relève de fait de l’association de la paléozoologie et de la paléobotanique, terme non encore inventé. Ce glissement montrerait peut-être la volonté d’un scientifique, déjà éminent en 1818, à la fois d’instaurer un espace disciplinaire pour l’étude des fossiles d’animaux et de l’unir avec l’autre pan de l’étude de la vie, celui des végétaux. Mais De Blainville n’est pas un paléontologue à proprement parler, il reste, à l’instar de son maître Cuvier, un zoologue. A la lumière de cette nouvelle lecture, on peut donc raisonnablement admettre que, plus que 1822, c’est 1818 qui semble être la date de la première occurrence du mot, au moins dans son sens le plus large.

On trouve peu après, sous la plume de M. Tissier, dans la section d’histoire naturelle des comptes rendus de la Société royale d’agriculture de Lyon de 1823, une occurrence du mot apparaissant dans un passage concernant la géologie de la Croix-rousse à Lyon299.

296 Blainville, Henri, Marie, Ducrotay de, « Discours préliminaire », Journal de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts, vol. 94, , 1822, p. LIV.

297 Desmarest, Anselme, Gaëtan, Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’économie rurale et domestique, à la médecine., vol. 24 / , Paris, Déterville, 1818, p. 401.

298 Blainville, Henri, Marie, Ducrotay de, Dictionnaire des sciences naturelles, vol. 10 / , Strasbourg, F.-G. Levrault, 1818, p. 169.

299 Tissier, Compte Rendu des Travaux de la Societe Royale d’Agriculture, Histoire Naturelle et Arts Utiles de Lyon., vol. 1822‑1823 / , 1823, pp. 112‑113.

113 Le Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature s’empare enfin en 1838 de ce terme et le développe en une longue définition300 C’est également à ce moment-là que l’orthographe originale, palaeontologie, change pour prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Il faut attendre 1840 et la Paléontologie Française de d’Orbigny, pour que s’installe durablement le terme. Quatre ans plus tard, en 1844, Pictet, paléontologue genevois, dote la discipline de son premier manuel301. On peut se demander quel est le statut de l’œuvre de d’Orbigny par rapport à celle de Pictet. Les deux ouvrages apparaissent sensiblement à la même époque. L’ouvrage de Pictet est ostensiblement destiné aux étudiants. L’ensemble regorge de définition et d’approche pédagogique, et l’auteur le présente dans cet objectif. Celui de d’Orbigny, au contraire, relève plus de l’inventaire des connaissances d’une discipline propre à donner les éléments utiles aux progrès de celle-ci.

Dans ces lignes du traité de Pictet, seront définis l’ensemble des concepts scientifiques concernant la paléontologie de l’époque. En plus d’avoir acquis une place durable dans le vocabulaire scientifique, désormais la paléontologie possède donc sa forme et ses méthodes académiques. A partir de ce moment-là, le mot entrera de façon courante dans le vocabulaire.

C’est la fin du premier tiers du 19e siècle qui voit se développer un souci de précision quant à la définition du fossile. Gérard Paul Deshayes302 en France, François Jules Pictet en Suisse, semblent être les premiers à consacrer plusieurs pages à ce sujet. Les paléontologues qui les précèdent, comme G. Cuvier, Alexandre Brongniart, ne trouvent pas d’intérêt à penser la définition du fossile303, bien que l’ensemble de ses qualités aient été déjà conceptualisées. Deshayes, en 1831, commence à problématiser la définition de ce qu’est un fossile : « Il faudra

[…] s'entendre définitivement sur le mot “fossile“, que chaque personne emploie à sa manière

avant de l'avoir rigoureusement défini, d'où résulte nécessairement une confusion qui deviendra telle qu'à la fin on ne pourra plus se comprendre. »304Dès cette mise en garde contre l’imprécision d’une définition, Deshayes fixe un objectif à celle-ci ; elle doit être le garant du rendu des altérations que subit l’organisme vivant lorsqu’il est enfoui dans le sédiment. En effet, après un inventaire des différents aspects que peut prendre un fossile, « […] pétrification,

300 A.R., Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature, vol. 6 / , Paris, F. E. Guerin, 1838, pp. 613‑630.

301 Pictet, François Jules, Traité élémentaire de paléontologie; ou, Histoire naturelle des animaux fossiles, considérés dans leurs rapports zoologiques et géologiques., Paris, Langlois et Leclerq, 1844.

302 Deshayes, Gérard Paul, Description de coquilles caractéristiques des terrains, F.G. Levrault, 1831.

303 Cuvier s’intéresse d’une part aux couches de terrains supposées renvoyer à une certaine faune d’un certain âge, avant ou après une catastrophe ; d’autre part, il s’intéresse à la description des fossiles sur la base des animaux actuellement vivants.

114 fossiles, empreintes, moule, contre-empreintes, qui accusent les états divers où peuvent se trouver les corps organisés », il poursuit : « […] mais il nous semble qu'on doit avoir une expression qui dans sa définition comprenne par son universalité toutes ces modifications qu'un corps organisé peut éprouver dans le sein de la terre. » Les premiers chapitres du manuel de Pictet apportent une définition critique de ce qu’est un fossile. Par ailleurs, dès le début de son ouvrage pédagogique, l’auteur met l’accent sur la nécessité de rendre compte le mieux possible de ce qu’est la paléontologie : « J'ai cru qu'un manuel de ce genre fournirait aux élèves les moyens de mettre plus d'ordre et de logique dans l'étude de la paléontologie. Cette branche de la zoologie a aussi besoin que toutes les autres d'un traité élémentaire et cependant elle n'en possède aucun. »305 Pour Pictet, bien saisir les caractéristiques de l’objet sur lequel portent les efforts des paléontologues est la garantie d’une cohérence générale. Il signe à ce titre, semble-t-il, la première profession de foi de la paléontologie scientifique306. Cette association entre l’objet étudié et la discipline qui l’étudie est nouvelle. Elle inaugure la volonté, d’une part de la stabilisation d’une discipline scientifique, mais surtout, d’autre part, et c’est cela qui m’intéresse, la mise en œuvre d’une réflexion sur le fossile lui-même en tant qu’objet de la nature.

C’est F. J. Pictet qui nous donne l’idée la plus formelle de la discipline. En reprenant la définition de G. P. Deshayes concernant ce qu’est un corps organisé fossile, Pictet élabore sa définition de la paléontologie. « Un corps organisé fossile, dit Deshayes, est celui qui a été enfoui dans la terre à une époque indéterminée, qui y a été conservé, ou qui y a laissé des traces non équivoques de son existence. »307 Pictet, d’accord sur le principe, émet une objection concernant « l’époque indéterminée ». Il considère en effet qu’un fossile ne peut être assimilé aux corps enfouis récemment : « N'est-ce pas ôter à ce mot une grande partie de sa signification réelle, que d'associer aux fossiles anciens et véritables, ces corps enfouis tout récemment, qui appartiennent aux espèces qui vivent de nos jours et dont l'étude n'intéresse en rien la paléontologie ? »308. Il ajoute : « Cette science, dont le nom indique l'étude des êtres anciens […] s'occupe de l'histoire des fossiles et son but principal est de faire connaître les formes et

305 Pictet, Traité élémentaire de paléontologie; ou, Histoire naturelle des animaux fossiles, considérés dans leurs rapports zoologiques et géologiques., p. vi.

306 Lena, Alex, « L’archive biologique en question : le paléontologue est-il un historien ou un biologiste ? », Bulletin d’Histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 20, n°. 2, 2013, pp. 197‑213.

307 G.P. Deshayes. Description de coquilles caractéristiques des terrains. Levrault, Paris, 1831. p.5

308 Pictet, Traité élémentaire de paléontologie; ou, Histoire naturelle des animaux fossiles, considérés dans leurs rapports zoologiques et géologiques., p. 19.

115 les rapports zoologiques des êtres qui ont habité le globe aux diverses époques antérieures à la nôtre. »309 L’essentiel y est.