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Le potentiel épistémologique – l’attente du vivant – l’intentionnalité

3 Du vivant à l’espoir de la trace du vivant : l’objet géologique tangible - les conditions du dialogue avec le paléontologue

3.2 Le potentiel épistémologique – l’attente du vivant – l’intentionnalité

Cet autre pilier épistémologique du premier moment historiographie est un potentiel épistémologique se résumant à celui d’une attente du vivant. Il nécessite une conscience plus complète que celle impliquée uniquement dans le discernement de l’objet de son milieu. Ainsi la conscience doit être prédisposée à l’accueil de ce potentiel. Un individu ne connaissant ou ne croyant pas en la possibilité qu’ont ces objets géologiques d’accueillir ce qui a été vivant ne peuvent en définitive accueillir le potentiel. Il en sera de même pour un niveau plus élevé encore, celui de l’accueil du potentiel d’une histoire du vivant dans le cas d’individus ne connaissant ou ne croyant pas à la possibilité de ces objets d’être des éléments d’une historiographie du vivant. De fait, la possibilité de perception de ces potentiels ne relève que d’individus qui possèdent la faculté de le percevoir. Ces possibilités ne sont pas partagées par tous. Elles proviennent d’un apprentissage et ne peuvent en aucun cas provenir d’une connaissance immédiate, contrairement à la possibilité du discernement de l’objet et de son contexte (voir plus haut).

416 Steno, « De la dissertation sur les corps solides qui se trouvent contenus naturellement dans d’autres corps solides. », p. 377.

164 Cette attente intentionnelle du vivant, relève de deux durées épistémologiques différentes. Ou elle constitue un moment long où l’attente du vivant n’est satisfaite qu’à travers un laps de temps conséquent, ou alors elle est immédiatement satisfaite. En définitive, il y a le paléontologue qui cherche le vivant et celui qui cherche telle ou telle forme de vivant. Le premier est en attente, le second associe immédiatement par son expérience l’objet tangible et le vivant – et il s’agit là de la majeure partie des cas. Bien entendu, ce qui vient d’être écrit ne se justifie que dans le cas où l’observateur est un spécialiste aguerri. Dans le cas du néophyte ou plus encore du profane, les cas de non identification du vivant restent très présents. Aussi ce premier moment historiographique est-il relatif à la connaissance et à la mémoire de l’observateur en la matière. Un individu, même instruit de l’attente du vivant, de l’histoire taphonomique et, accessoirement, de la possibilité de l’histoire de la vie, peut ne pas identifier le vivant dans l’objet géologique. La durée de la participation à ce moment historiographique est étroitement liée au potentiel de connaissance de l’observateur : plus celui-ci sait de choses, moins la participation à l’historiographie de ce moment est court. Mais la rencontre entre un objet soupçonné d’être le siège du vivant et un observateur aguerri peut prendre un temps important. L’exemple des macro-structures organiques de Franceville au Gabon présente le cas d’un moment historiographique long. En 2008, l’équipe du chimiste français Abderrazak El Albani fouille au Gabon un gisement où ont été mises au jour des figures géologiques particulières d’assez grande taille, jusqu’à 12 cm, datées de 2,1 milliards d’années, et dont la morphologie inclinait à penser qu’elles pourraient être organiques. La datation très ancienne du gisement, si elle n’empêche pas la découverte de la vie qui est attestée à 3,5 milliards d’années, ne présume pas non plus de la présence de vie organisée et notamment sous forme de colonies. Les organismes complexes semblent apparaître la première fois à partir du Cambrien (542 millions d’années) donc 1,5 milliards d’années plus tard que les organismes de Franceville. La controverse est lancée et, durant deux années, entre la découverte et l’article publié dans Nature en 2010, l’équipe va mettre en œuvre une batterie d’analyses qui vise à l’établissement de la nature organique des figures géologiques de Franceville. El Albani et son équipe écriront : « The accumulated evidence suggests that the structures are biogenic. The fold pattern seen in the centre of most of the specimens indicates deformation of a flexible sheet, implying an originally cohesive structure of organic composition. The radial fabric is commonly deflected to meet the rim of the specimen, suggesting that the original material was growing by peripheral accretion of flexible organic matter. We conclude that the Gabon structures fulfil the general

165 criteria of biogenicity applied to fossil-like forms in the early rock record. »418 Le moment de la trace, de l’objet géologique tangible, a duré deux années dans le cas des fossiles de Franceville.

L’idée d’attente du vivant n’est pas qu’une métaphore utile pour rendre compte d’un problème philosophique ou historiographique et, dans notre cas, pour rendre compte de ce qui se passe à un moment donné dans la dialectique qui va de l’objet géologique jusqu’à l’histoire de la vie. Il s’agit d’une réalité épistémologique à part entière de la paléontologie, ou au moins de l’une de ces composantes importantes, celle des origines de la vie. Le paléontologue des origines espère le vivant et est en attente du vivant. A ce titre, l’intitulé du premier chapitre du livre Early Life on Earth - A Practical Guide de David Wacey419 est édifiant : What can we expect to find in the earliest rock record ? Tout de suite après avoir posé cette question, l’auteur aboutit immédiatement à une autre question, celle de « What is life ? », nécessaire pour savoir ce que l’on cherche ou ce que l’on espère. Ne s’accommodant pas d’une définition biologique, il propose de donner une définition plus adaptée aux contraintes du passé lointain, la définition de la vie fossile : « For the purpose of this book a clearer, if more restrictive, definition is required which is tailored towards evidence that may feasibly be retrieved from the rock record. Namely that fossil life is “a complex structure that encodes evidence of biological behaviour and processing (e.g., growth, decay, and community tiering), and who’s distribution and abundance is controlled by biologically significant variables such as light levels, temperature and nutrient gradients.” »420 Sa question initiale est celle de l’espoir de la découverte du vivant. Il poursuivra son chapitre par l’énumération des différents aspects que pourrait prendre le vivant dans un contexte très ancien : morphological remains (body fossiles), morphological traces fossils et chemical fossils.421

L’ensemble de la paléontologie des origines, à cause de cette attente du vivant, a affaire de façon privilégiée avec ce premier niveau historiographique. Celui-ci ne peut être abandonné pour le second niveau historiographique qu’à condition d’épuiser celle du vivant, qui constitue en elle-même la principale motivation des paléontologues des origines.

418 Albani, Abderrazak El et al., « Large colonial organisms with coordinated growth in oxygenated environments 2.1 Gyr ago », Nature, vol. 466, n°. 7302, 2010, p. 102.

419 Wacey, David, Early life on Earth: a practical guide, Dordrecht, Springer, 2009. 420 Ibid., p. 23.

166 Nous avons vu que ce premier moment du fossile était essentiellement un moment du donné, et d’une mécanique de perception qui reçoit ou qui attend ce donné. Cette mécanique procède de trois éléments différents. Le premier, même s’il a été présenté en dernier, précède les autres. Il consiste en une perception qui prend l’aspect d’une attente. Le second et le troisième, la forme et l’historicité, entretiennent entre eux une étroite relation. Nous avons vu que la perception princeps est celle du passé et de la réalité historique de l’objet géologique. Cette perception s’opère non pas à partir de l’objet géologique tangible, qui, lui, relève d’une perception de la forme, mais sur ce qui l’englobe, la couche géologique, le sédiment. On pense évidemment au principe d’inclusion, autre principe fondamental de la géologie. En retenant en son sein la forme d’un objet possiblement siège du vivant, le sédiment va prolonger l’historicité perçue dans ce qui inclut. L’objet géologique tangible et le vivant attendu s’en trouvent immédiatement historialisés. Incidemment, ces remarques nous amènent inévitablement à nous rapprocher de la notion de double archivage énoncée par Gabriel Gohau, et qui semble avoir parcouru l’ensemble de son œuvre422. L’occasion m’est offerte de réactualiser une notion d’une grande portée épistémologique pour la géologie et la paléontologie, et qui me semble avoir été sous-estimée par les études historiques et épistémologiques dans ces domaines. Prenons quelques instants pour expliquer en quoi consiste cette notion de double archivage. L’auteur des Sciences de la terre au 17e et 18e siècles invite le lecteur à réfléchir à la hiérarchisation épistémologique des archives géologiques. Selon lui, un objet géologique doit informer sur sa date et sur un événement423. Ce sont deux conditions nécessaires à la construction d’une possible réécriture de l’histoire géologique. Je voudrais souligner que cette démarche, qui consiste à penser épistémologiquement la discipline à travers l’objet naturel, est encore trop rare dans les études, et elle correspond à celle que je développe dans l’ensemble de mon travail. Mon adhésion à la notion de double archivage va de soi et je proposerai modestement d’y apporter quelques compléments en temps utile.

Ainsi, l’archive est à la fois chronologique et phénoménologique. Elle est, tout d’abord, chronologique : « Le principe de superposition détermine, dans une série continue de couches

422 Gohau, Gabriel, Idées anciennes sur la formation des montagnes, Paris, Centre national de la recherche scientifique, Centre de documentation sciences humaines, 1983 ; Gohau, Gabriel, « La naissance de la géologie historique : les ”Archives de la Nature” », Travaux du Comité français d’Histoire de la Géologie, n°. 4, 1986, pp. 57‑65 ; Gohau, Les Sciences de la terre ; Laurent, Goulven, « Comptes rendus - Les Sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Naissance de la géologie. », Revue de synthèse, vol. 113, n°. 3‑4, juillet 1992, pp. 515‑ 517 ; Gohau, Gabriel, « La géologie, première science historique ? », in Les sciences des causes passées, Université de Nantes, 2005, pp. 67‑82 ; Gohau, Gabriel, « Des sciences palétiologiques (Whewell) aux archives de la nature », Travaux du Comité français d’Histoire de la Géologie, n°. 26, 3, 2012, pp. 55‑65.

167 superposées, l’ordre des dépôts, donc leur âge relatif. »424 Un autre moyen permet d’atteindre cet ordre du temps. Il « […] consiste à disposer d’une fonction continue du temps. La valeur de cette fonction indiquerait celle de la variable, le temps. »425 Mathématiquement suffisamment précise, cette fonction conduirait à une chronologie absolue. La datation par les radioéléments est un exemple de cette fonction continue. Utilisée systématiquement, cette méthode constituerait une donnée chronologique universelle. Mais ces datations par radioéléments ne sont pas toujours simples à mettre en œuvre et elles sont fort coûteuses. On pourrait imaginer, comme cela a été le cas dans l’histoire de la géologie, de « […] mesurer le degré de complexité de la faune et de la flore d’une époque donnée, et que l’on sût comment il avait varié au cours du temps, chaque faune récoltée eût aussitôt son âge, sans qu’on eût besoin de d’utiliser le principe de superposition, et donc de connaître la position stratigraphique de la couche analysée. »426 Peu importe que cette datation soit relative ou absolue, ce qui la caractérise est qu’elle soit universelle et transposable sur l’ensemble du globe. Cette universalité constitue le premier système d’archivage427. Etant donné que la continuité latérale des couches sédimentaires, c’est-à-dire en étendue, est généralement détruite soit par l’érosion soit par les mouvements tectoniques, le caractère universel du premier système d’archivage sur le globe se trouve évidemment affecté. Il faut ainsi déterminer des critères pouvant satisfaire la possibilité de reconstituer les éléments latéraux, et par conséquent une chronologie universelle428. La première candidate à cette universalité a été l’identité lithographique. Pour simplifier, si une couche est composée par les mêmes éléments géologiques, alors il serait possible à distance de rapprocher les couches entre elles. Mais, depuis la fin du 18e siècle, les géologues ont bien compris que la stratigraphie basée sur la lithographie ne suffisait pas à cet objectif. Des couches de même composition peuvent être issues de causes différentes, donc de moments différents. La lithostratigraphie peine à produire un critère efficace pour une chronologie universelle. Ce sont les fossiles d’organismes vivants qui vont prendre le relais et constituer les éléments fiables dans la reconstruction à distance de la latéralité sédimentaire. La biostratigraphie prend le relais de la lithostratigraphie, le fossile devient de fait une archive de ce premier système. Il en constitue une horloge absolue. Sans entrer dans les détails, on peut dire que c’est l’identification

424 Gohau, Les Sciences de la terre, p. 302. 425 Ibid.

426 Ibid. 427 Ibid.

428 Je ne développerai pas cette question qui l’a été largement dans plusieurs ouvrages on pourra lire la synthèse de 2012 de Gabriel Gohau sur la question : Naissance de la géologie historique.

168 d’assemblages particuliers de fossiles d’organismes vivants observés dans les couches qui permettent la comparaison lointaine entre les couches, donc leur simultanéité.

Le second système d’archivage est phénoménologique. La couche ainsi temporellement repérée par des méthodes absolues ou relatives rend compte potentiellement de ce qui s’est passé à ce moment-là. Les éléments matériels de ce second archivage sont contenus dans le premier. Ainsi, ils n’ont pas besoin de porter en eux leurs datations et il leur suffit « […] d’être en connexion avec le système précédent. Les discordances angulaires mettant en contact des strates datées par leurs fossiles caractéristiques en sont un exemple. On leur demande seulement de renseigner sur l’existence d’un événement, ici une orogénèse. »429 Le fossile appartient à la fois au premier et au second système puisqu’il est à la fois celui qui date et celui qui est le siège de la redécouverte d’un événement historique. Certains objets archéologiques répondent à ce double archivage. On peut penser, par exemple, aux amphores grecques et romaines ou aux outils lithiques dont la classification typologique constitue à la fois un ancrage temporel mais aussi, par leur fonction d’usage ou leur situation archéologique (position dans l’espace domestique par exemple), un potentiel historiographique.

Mais si ce double archivage constitue un moment fondamental dans l’histoire de la géologie, comme le montre Gabriel Gohau, on peut raisonnablement penser que le moment, plus psychologique qu’épistémologique, de la perception de l’historicité, en constitue un préambule nécessaire. Celle-ci semble précéder l’acte du double archivage. Rappelons-nous que la perception de l’historicité ne porte que sur un élément géologique et non sur la succession de plusieurs éléments. L’appréhension du temps se constitue sur l’objet lui-même. Pour satisfaire cette perception, il suffit au géologue de connaître le processus de dégradation sur un objet. Partant, il sait que cet objet constitue un jalon historique réel. La mise en relation chronologique de plusieurs objets ne peut, semblerait-il, se faire qu’à la condition de tirer de ces objets une valeur historique « absolue ». Il faut avoir conscience que l’objet que l’on regarde est historique, autrement dit qu’il possède une historicité, pour envisager la possibilité qu’il soit en connexion chronologique avec les autres.

Soyons plus précis. Le principe de connivence d’historicité comme perception n’organise que la possibilité du premier système d’archivage. En effet, l’identité historique de l’objet géologique nécessite la connaissance de ce qui s’est passé au moins génériquement : un système passe d’un état à un autre, un bassin sédimentaire se remplit et nous parvient dégradé sous forme

169 de couche géologique. Cette condition est précisément ce qui constitue le second archivage phénoménologique. Est-ce à dire que ce second système correspond à mon principe de connivence ? Je ne le pense pas. Même si l’un et l’autre reposent sur la même chose, c’est-à-dire un processus phénoménal, le second système d’archivage est le symétrique historiographique d’une perception princeps. Deux heuristiques se développent à partir de la reconnaissance du processus phénoménal : celle de l’historicité de l’objet et celle de l’histoire de cet objet dans le flux de ce qui le précède et lui succède.

En résumé, il faut connaître ce qui s’est passé dans un objet pour que s’établisse la possibilité de son historicité (connivence historique), afin qu’une chronologie puisse s’établir entre les différents éléments historiques (premier système d’archivage), pour qu’enfin puisse se mettre en œuvre la possibilité d’une histoire à raconter (second système d’archivage). La connivence historique fabrique le lien avec le temps et le passé, le second système d’archivage fabrique le lien avec l’histoire. C’est indubitablement à Nicolas Sténon que l’on doit ce processus dialectique. Je proposerai dans le chapitre 4 de compléter le double archivage de Gabriel Gohau par un autre élément épistémologique : le lieu de l’archive.

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Cette objectivité acceptée et prise en charge par le paléontologue lui permettra de poursuivre vers une augmentation d’intelligibilité sur le fossile comme celui du jaillissement du vivant. Ce jaillissement relève une fois de plus, et de façon encore plus manifeste, d’un principe de reconnaissance de la forme dans le fossile. Mais au regard du premier moment, celui qui suivra perd, ou tout du moins amoindrira, son caractère de donné pour laisser la place à une épistémologie plus constructive. Aussi, la théorie de la psychologie de la forme continuera à être utilisée comme schème explicatif. D’ailleurs, Rosenthal et Visetti nous disent que, parce que « […] les gestaltistes affirment la primauté du monde phénoménal »430, « la psychologie de la Gestalt part du cadre même où toute objectivité se donne et se construit […] ».431

430 S’entend ce qui apparaît.

431 Rosenthal et Visetti, Sens et temps de la Gestalt (Gestalt theory : critical overview and contemporary relevance), p. 154.

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4 Le document paléontologique : Ce qui nous parvient – le