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1.1 La définition du fossile – le destin d’un mot

1.1.5 Le fossile entre lexique et taxonomie

Résumons, en ce qui nous concerne, ce siècle de dictionnaires pour les trois grandes langues que nous avons choisi de consulter. On peut constater que, dès les années 1720, le mot fossile est en France généralement défini comme une idée qui progresse lentement vers un objet dont la nature est donnée par son caractère organique. Le début du 19e siècle résout définitivement la question en n’utilisant le mot fossile que pour désigner des objets enfouis dans le sol, d’origine organique. Concernant les lexiques britanniques, durant tout le 18e siècle et jusqu’aux années 1840, on observe un glissement sémantique du terme fossile qui va du sens le plus englobant du mot vers un sens établissant une distinction entre natif/étranger, mais sans jamais, même de façon timide, faire état de l’origine vivante du fossile. Même s’il est plus difficile de trancher concernant le lexique allemand, il semblerait que la transformation en vertu

90 Ma traduction « Fossilien nennt man alle aus der Erden gegraben Körper ; im weitern Sinne ist es gleichbedeutend mit Mineralien, im engern mit Versteinerungen. », Brockhaus, Friedrich, Arnold, Allgemeine deutsche Real-Encyklopädie für die gebildeten Stände, vol. 5 / , Leipzig, 1844.

48 de laquelle le mot fossile se mette exclusivement à désigner des objets d’origine organique ne se produise que très tard dans 19e siècle.

Puisque, comme je l’ai dit plus haut, les mots de la nature et leur définition désignent des objets naturels, alors on peut imaginer que les dictionnaires et les encyclopédies sont le reflet modifié des processus évolutifs de la connaissance d’un objet. On peut ainsi, prudemment, à partir de l’histoire lexicographique du mot fossile à travers les dictionnaires, et à partir des problématiques que j’ai pu soulever, remonter à des hypothèses épistémologiques expliquant ce processus de transformation. Il semblerait que se joue, dans les deux derniers tiers du 18e siècle, un acte majeur de l’histoire sémantique du mot fossile.

Résumons quelques points fondamentaux :

(1) L’utilisation du mot fossile est constante depuis la Grèce du 5e siècle av. J.C, jusqu’à nous.

(2) Le fossile a vu sa signification changer catégoriquement entre ses premières utilisations et aujourd’hui : il est passé d’un objet quelconque issu de la terre à un objet d’origine organique issu de la terre. Le lieu de sa découverte ne change pas mais c’est sa nature qui change, C’est ce qu’il est qui a changé et non pas le lieu d’où il vient.

(3) Le mot fossile naguère considéré comme mot-taxon de niveau le plus haut est aujourd’hui un mot-taxon relevant d’une classe inférieure des classifications minéralogiques anciennes. Autrement dit, le même mot a été utilisé successivement pour désigner à la fois une classe d’objets et une de ses sous-classes.

(4) L’analyse des corpus lexicaux généraux et scientifiques des 18e et 19e siècles en langues française, anglaise et allemande, nous enseigne qu’il faut attendre le milieu du 19e siècle pour que le terme fossile prenne l’acception que l’on connait aujourd’hui dans l’ensemble des langues concernées.

49 (5) Ce glissement sémantique semble avoir été initié par les naturalistes et lexicographes français dès le tout début du 19e siècle, soit un demi-siècle avant leurs homologues allemands ou anglais.

De ces quelques points élémentaires, jaillissent quelques questions et constats qui me semblent intéressants. Tout d’abord, pourquoi des objets reconnus, pour certains depuis très longtemps, comme vestiges « minéralisés » du vivant, n’ont-ils pas été introduits dans les classifications du vivant mais sont restés, en France au moins, jusqu’à la fin du 18e siècle, dans les classifications minéralogiques, et encore bien plus tard en Allemagne et en Grande-Bretagne ? Autrement dit, la reconnaissance de l’origine organique des fossiles ne semble pas suffire à elle seule pour faire du fossile un objet du règne du vivant. Cette question est d’une importance cruciale dans la compréhension de ce qu’est un fossile. Même s’il a existé et s’il existe encore des fossiles dont la nature organique est difficile, voire impossible à déterminer, de tout temps ont existé des fossiles dont la nature ne faisait aucun doute : ce sont eux qui nous intéressent et qui suffisent à rendre pertinente la question. Les naturalistes du vivant ne s’approprient l’objet fossile organique que bien après la détermination du vivant dans cet objet. La reconnaissance de l’origine organique des fossiles est-elle aussi fondamentale pour la constitution de la paléontologie comme discipline et comme élément constitutif de l’objet fossile en tant que tel ? Il y a une asymétrie entre cette reconnaissance et l’appropriation du mot par les paléontologues.

Autre point qui me semble important. Au départ indépendants l’un de l’autre, le mot fossile et l’objet qu’il désigne aujourd’hui ont un destin commun, celui de ne faire qu’un seul ensemble (signifiant/signifié ou mot/objet). Or, ce destin semble traverser de part en part l’histoire de la minéralogie. Ainsi il me paraît opportun de penser le fossile organique non pas en premier lieu comme un vestige du vivant, mais bel et bien comme un minéral, c’est-à-dire, nous le verrons plus loin, de la manière dont il a été classé. Il est important de noter, comme l’a bien souligné Rachel Laudan, que l’idéal du naturaliste du 18e siècle est de rendre compte du monde naturel, et par là de rendre compte des objets de la nature (Natural kinds)91. Or, le fossile est un objet minéral équivoque.

De façon incontestable, il existe, chez les naturalistes français du début du 19e siècle, et chez eux uniquement, semble-t-il, une propension à l’appropriation du mot fossile pour désigner l’objet minéral d’origine organique. Que signifie cette spécificité française ? Doit-on aux

50 naturalistes français de cette époque la revendication du rapprochement entre un objet de la nature, le fossile, et la discipline qui cherche à l’étudier, la paléontologie ?

Parallèlement au mot fossile, coexistent les termes de pétrification ou pierres figurées. Ces mots ne rendent pas compte exclusivement de l’acception du mot fossile actuel, mais ils en donnent l’idée la plus rapprochée. Il est étonnant de constater que c’est le mot fossile qui a été utilisé en définitive pour décrire l’objet que nous connaissons aujourd’hui. Pourquoi les naturalistes du début du 19e siècle n’ont pas simplement utilisé le terme pétrification pour désigner l’objet fossile d’origine organique, au lieu de reprendre à leur compte le terme fossile ? Le terme pétrification est, nous le verrons, un mot qui désigne un objet par son mode de transformation, en l’occurrence la minéralisation. Notons qu’en allemand Fossilen et

Versteinerung (pétrification) sont souvent encore utilisés de façon synonyme aujourd’hui.

L’ensemble de ces constatations et remarques n’est qu’une étape heuristique vers la question plus fondamentale de la réalité du fossile comme objet naturel. Le glissement sémantique que nous avons étudié révèle le changement de sa désignation. Par conséquent, à un moment donné de son histoire, le mot ne représente plus la même chose. Ce glissement est un indice de changement, mais aussi le reflet d’un autre glissement, épistémologiquement plus pertinent, celui de la réalité scientifique et de la place dans l’ordre de la nature du fossile, quoi qu’il désigne.

Si le fossile, comme élément naturel, perd une signification pour en acquérir une autre, c’est que les tenants de ces définitions, les minéralogistes et les naturalistes, sont à l’origine de cette modification de sens par le regard qu’ils portent sur l’objet, c’est-à-dire par la perception qu’ils en ont, notamment à travers leurs travaux de systématique taxonomique. Au moment même où s’affirme la nouvelle signification du mot, le fossile organique disparaît des classifications minéralogiques. Ce sont les taxonomies qui provoquent les définitions des mots. Par conséquent, il faut admettre qu’il y a pour le fossile une forte analogie entre le glissement sémantique et le glissement taxonomique. Si la taxonomie bouge, le mot-désignant bougera. J’argumenterai plus loin cette analogie. De fait, ce qu’il me faudra expliquer, c’est bien moins le glissement sémantique du mot que celui du taxon fossile, c’est-à-dire la réalité naturaliste de ce que représente ce taxon à tel ou tel moment. Nous le verrons, il faudra procéder au même raisonnement avec le terme pétrification.

1° Comme objet minéral, le fossile est tributaire des taxonomies minéralogiques. 2° Si le sens du mot change, c’est que la taxonomie minéralogique a changé.

51 3° Le terme Fossile passe de la désignation de tous les objets issus de la terre à celle exclusive des objets d’origine organique.

4° Plus aucune classification minéralogique ne considèrera, à partir de ce moment, le fossile organique.

La question n’est plus lexicale, elle est désormais épistémologique : qu’est-ce qui, dans les principes présidant aux systèmes minéralogiques, a fait disparaître le fossile organique de ces systèmes ?

Aussi vais-je proposer quelques éléments d’explication de cette sortie du fossile du règne minéral, éléments qui constitueront une partie importante de ce chapitre. De toute évidence, le fossile organique pose un problème de classification aux minéralogistes. De quel problème s’agit-il ? Les principes taxonomiques scientifiques, dès leur apparition au milieu du 16e siècle, sont fondamentalement enracinés dans le concept de règne naturel et de son extension philosophique, le principe de continuité que Leibnitz développa abondement92. Le fossile, comme représentant à la fois du règne minéral en tant que substance, et du règne animal et végétal en tant que représentation, pose un problème réel de classification. Il deviendra nécessaire pour les naturalistes de questionner ce groupe particulier d’objets minéralogiques. Où doit-on classer le fossile organique, dans l’un ou dans l’autre ? La fin du 18e siècle, qui correspond au moment où les lexiques changent et où les classifications ne font plus apparaître les fossiles organiques, est aussi le moment de la remise en cause du principe de continuité de la longue chaîne des êtres par les minéralogistes et les biologistes. C’est, me semble-t-il, cette rupture philosophique et naturaliste de la continuité entre les êtres qui donnera le coup définitif à la sortie du fossile organique du règne minéral. Nous le verrons, le fossile n’est plus pensé comme un minéral mais comme un être vivant. Il passe du minéral au biologique. Il devient totalement un objet naturel du monde vivant, même si depuis longtemps son origine organique avait été reconnue. Autrement dit, la reconnaissance de l’origine organique est une condition nécessaire à l’inclusion du fossile organique dans le règne vivant. Mais elle n’est pas suffisante : il faut y ajouter celle de son exclusion par le monde minéral.

92 Lovejoy, Arthur O, The great chain of being : a study of the history of an idea : the William James lectures delivered at Harvard University, 1933, Harvard University Press, 2001 ; Duprey, Laura, « L’idée de chaîne des êtres, de Leibniz à Charles Bonnet », Dix-huitième siècle, n°. 43, 2011, pp. 617‑637 ; Strickland, Lloyd, « Leibniz’s Harmony between the Kingdoms of Nature and Grace », Archiv für Geschichte der Philosophie, vol. 98, n°. 3, 2016, pp. 302–329.

52 1.2 Le fossile : d’un objet minéral à un objet du vivant

1.2.1 Les classifications minéralogiques comme corpus de référence