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Le visuel : surface et ornement

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 156-164)

Poussons plus loin cette indétermination observée au niveau des images verbales et reprenons les manuscrits enluminés. Les figures marginales qu’on a évoquées jusqu’ici, menues créatures vivant surtout dans le bas des pages, ne correspondent en fait qu’à une faible partie – la plus spectaculaire sans doute – des monstres présents dans l’enluminure et la statuaire médiévales.

1. Le Livre d’Angèle de Foligno [morte en 1309] d’après les textes originaux, trad. J.-Fr. Godet, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 124 et 141.

2. P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 240. I M A G E E T T R A N S G R E S S I O N A U M O Y E N Â G E

En effet, le monde des marginalia dans lequel ils s’inscrivent fait lui-même office de « centre » pour une autre marginalité : une véritable « marge des marges », intimement liée à l’ornemental et dans laquelle les créatures et la végétation foisonnent et se mélangent. Ce dernier type d’image se retrouve dans un nombre considérable de programmes iconographiques et constitue une part fondamentale et omniprésente de l’horizon figuré du Moyen Âge. Si l’érudit et l’historien ne s’attardent guère sur ces chapiteaux ou ornements à peine historiés, c’est sûrement parce que ces derniers résistent à la signifi-cation. Or, c’est précisément ce défaut de signification qui donne toute leur force à ces images.

En schématisant beaucoup, il est possible de distinguer, pour la période qui nous intéresse, trois « niveaux » de l’image, comme suit :

– Le premier niveau présente un degré zéro de marginalité. C’est le « cen-tre », qui correspond dans une large mesure à l’expression de la norme. C’est un monde généralement humain et sacré, où le monstre est totalement absent. Lieu privilégié de l’histoire sainte ou historia, ce niveau donne toute liberté à la narration pour se déployer, et entretient des liens forts avec le texte sacré. Dans les manuscrits, il s’agit des images en pleine page ou des initiales his-toriées. Au portail d’une cathédrale, le « centre » est constitué par le tympan. Parmi les stalles, sur les miséricordes, c’est le chanoine lui-même, venant s’asseoir le texte sacré en main, qui est le centre.

– Le deuxième niveau correspond aux marginalia. C’est le monde des marges des manuscrits médiévaux pris au sens courant, étudié par Lillian Randall1. Nous avons vu que cet espace formé de « figures » indépendantes posées à côté de la bordure avait notamment vocation à produire une certaine image du monde profane. C’est aussi le lieu où les images de la transgression sont le plus mises en avant. Ainsi les hybrides, mi-hommes mi-bêtes, mettent en scène les penchants bestiaux de l’homme. Ces saynètes qui se prêtent à l’hypertextualité sont fortement indépendantes du texte. Elles font largement appel à des références profanes, comme les proverbes. Il arrive cependant qu’elles se réfèrent à l’image « centrale » ou au texte sacré dans un sens

1. L. RANDALL, Images in the Margins of Gothic Manuscripts, Berkeley, University of California Press, 1966.

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souvent littéral, qu’elles détournent volontiers le sens d’une phrase ou d’un motif visuel isolé de son contexte. Les marginalia se retrouvent dans des médaillons quadrilobés sur les piédroits d’édifices religieux, par exemple à Lyon (Jean), Rouen (portail des Libraires) ou Paris (portail Saint-Étienne de Notre-Dame). Pour les stalles, ce degré de marginalité correspond aux saynètes sculptées au revers des miséricordes.

– Le troisième niveau sur lequel on veut insister ici est la « marge des marges ». Les figures « extra-marginales » qu’on y trouve ne sont jamais indé-pendantes et ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles n’existent qu’intriquées plastiquement à la bordure, aux lettres, au caractère fonctionnel du lieu qui les supporte. Leur fonction peut être par exemple d’ornementation et d’enca-drement dans le cas des bordures, ou de support dans le cas de personnages cariatides qui portent les saints au fronton des cathédrales. Ici, l’hybride règne en maître. Dans ce monde sauvage, le corps humain se réduit rarement à ses frontières traditionnelles et se prolonge dans de multiples extensions autant végétales qu’animales. Que cela soit par leur nature ou dans leurs actes, ces créatures extra-marginales expriment la continuité : les figures se regardent, se mangent, se vomissent. Bien que peu étudié, ce type d’image est omnipré-sent dans le champ visuel du Moyen Âge. L’absence de jeu sur le sens, qu’il s’agisse de celui du texte sacré ou des images-modèles situées au centre de la page, enlève à cette marginalité ornementale la dimension morale qui carac-térise le deuxième niveau. Dans les cathédrales, la marginalité extrême cor-respond aux gargouilles, aux êtres intriqués dans les rinceaux et les feuillages. Dans les stalles, il se retrouve dans les figures présentes sur des accoudoirs séparant et encadrant les chanoines. À ce niveau d’image, la représentation est toujours associée à quelque chose qui la dépasse. Le support est ici

formellement moteur et dominateur : ces monstres ornementaux sont avant

tout des « bordures », des chenaux ou des sièges. Force de l’ornement qui oblige les figures les plus maléfiques à mille contorsions pour prendre place dans la maison du Seigneur, à la façon de cet hybride en forme d’accoudoir sur une stalle de la fin duXVesiècle (fig. 34).

Dans cette gradation (schéma 2), on constate un éloignement vis-à-vis du texte de référence, du moins de son sens, et du langage en général. Par conséquent, il devient difficile de qualifier négativement ces images

34. Hybride-accoudoir. Stalles en provenance de l’église Saint-Germain de Beauvais. Fin duXVesiècle.

marginales, puisque, d’une part, elles ne signifient quasiment rien (elles ne font référence à aucune transgression explicite), et que, d’autre part, elles participent en tant qu’ornements à élever la dignité du « lieu » sur lequel elles sont apposées. Cette marginalité extrême est muette mais énergique.

Ce dernier degré de marginalité traverse tout le Moyen Âge, depuis les entrelacs celto-saxons jusqu’aux manuscrits du XIVe siècle1. Dans l’analyse

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ESPACEORNEMENTAL

Marges « liées » au cadre, hybrides non décrits, non narratifs, gargouilles, accoudoirs des stalles. Regards et dévorations. Jeux sur le signifiant. Absence de signification : transgression dépassée ?

ESPACEPROFANE

Marginalia, images de transgressions, hybrides narratifs, miséricordes, modillons quadrilobés. Saynètes. Proverbes, jeux de mots sur le sens littéral du texte sacré.

ESPACESACRÉ

« Centre », norme : lettrine historiée, vignette, prêtre assis sur les stalles. Portail des cathédrales.

Historia.

TEXTE SACRÉ

Référence épisodique Référence systématique

Schéma 2. « Niveaux » de marginalité.

des images médiévales, il est fréquent que l’on néglige les êtres qui l’habitent. Pourtant, même à l’âge d’or des marginalia, les hybrides sont rarement les figures indépendantes et agissantes que l’on retient généralement. Le plus souvent, leur corps se termine dans des motifs ornementaux et végétaux qui encadrent le texte et séparent le centre de la marge. La profusion de ces hybrides « ornementaux » – sept cent soixante-deux recensés dans les qua-tre-vingt-deux feuillets du psautier réalisé pour l’évêque de Metz, Renaud de Bar vers 1300-13021, soit près de dix par page – empêche leur perception nette et leur objectivation. Il y a toujours dans ces pages une place pour des êtres que l’on voit mais que l’on ne regarde pas, créatures de bouts de ligne ou de coins fleuris sur lesquelles le regard glisse ou se perd : innombrables,

1. Verdun, Bibliothèque municipale, ms. 107.

elles sont souvent non individualisables. Comme elles sont dispersées au milieu des entrelacs, infiniment multiples et demeurées sans nom, il est sou-vent malaisé de se prononcer sur leur commencement et sur leur fin : certaines se conchient, d’autres se dévorent ou se crachent mutuellement en lianes et membres striés, écailleux, végétaux ou visqueux, rendant impossible toute définition de leur être. La multiplicité et la non-finitude sont les deux facteurs par lesquels les hybrides s’excluent encore un peu plus du domaine de la représentation et de la signification. Si l’hybride a survécu à la Renaissance dans le cadre et le décoratif, c’est sans doute parce qu’il tirait sa force de persuasion de ce refus de la représentation1.

Ces êtres sont liés à l’espace ornemental et procèdent de son fonctionne-ment (fig. 35 et 36). Or, comme l’a montré Jean-Claude Bonne, « l’ornefonctionne-mental fonctionne comme une manière de penser de l’ordre et des articulations entre des régions discontinues et mêmes opposées (l’humain, le terrestre, les mon-des souterrains et infernaux et les différents règnes et éléments de la nature, le céleste, le cosmique, l’angélique, le divin et même le diabolique) sur la base des similitudes et dissimilitudes formelles (i.e. ornementales), par-delà les (autres) similitudes et dissimilitudes figuratives2». L’ornemental traverse les images et les relie. Il contribue à mélanger et à articuler les catégories, donnant à l’hybride une part de sa raison syntaxique.

Le centre et la marge s’opposent et la bordure articule. Ces bordures qui encadrent les textes, qui relient parfois la première lettre d’un psaume au corps d’un monstre, jouent même un rôle fondamental dans le fonctionnement de la page. Dans un sens, les bordures rendent la complexité possible : tout en séparant les mondes sacré et profane, elles font sentir, par leur ornementation, qu’ils participent au même projet qui les dépasse. L’ornement, le decorum rend décent (decere) tout ce qui se trouve dans le livre et la cathédrale. Dans la mesure où l’ornement nie les catégories séparées – il les articule et les mêle – on peut dire qu’il agit comme une force anti-transgressive, permettant

1. Cf. G. LASCAULT, Le Monstre dans l’art occidental, op. cit., p. 364.

2. L’article essentiel sur cette question est celui de J.-Cl. BONNE, « De l’ornemental dans l’art médiéval (VIIe-XIIe siècles). Le modèle insulaire », dans J. Baschet et J.-Cl. Schmitt, dir., L’Image. Fonctions et usages des images…, op. cit., p. 239.

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35. « Ex inferiori ». Psautier de Renaud de Bar, Champagne, vers 1300-1305. Verdun, BM, ms. 107, f. 47.

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d’associer sans gêne des catégories incompossibles. Paradoxe fondamental : au niveau ornemental, rien n’est transgressif en particulier (il n’y a plus de représentation) et pourtant tout est transgression (il n’y a plus que des fran-chissements, plus que des devenirs).

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