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Images taboues

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 85-88)

Cette opposition hiérarchisée entre « centre » et « marges » reproduit en quelque sorte la différence qu’il peut y avoir entre un ordre idéal et un monde vécu. Au sein de la page semblent coexister (au centre) un ordre normatif et (dans les marges) un ordre qui prend en charge le désordre à son niveau le

1. Cf. G. DIDI-HUBERMAN, La Ressemblance informe…, op. cit., p. 281-282. 2. Les conclusions de J. BASCHETsur l’iconographie de Satan convergent : « Satan ou la Majesté maléfique », dans N. Nabert, dir., Le Mal et le Diable. Leurs Figures à

la fin du Moyen Âge, Paris, Beauchesme, 1996, p. 193-195 et « Satan, prince de l’enfer :

le développement de sa puissance dans l’iconographique italienne (XIIIe-XVesiècles) », dans E. Corsini et E. Costa, dir., L’Autunno del Diavolo. « Diabolos, Dialogos,

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plus ordinaire. Si le centre est cet ordre exemplaire, constitué d’autorités et de figures auxquelles le lecteur doit accorder toute son attention, ce même lecteur ne doit pas perdre de vue pour autant les réalités qui se donnent à lui dans les marges et qui ne se réduisent pas aux comportements condamnés. C’est tout un environnement silencieux ou bruyant qui, dans les marges, s’offre à sa contemplation, de sa propre culture matérielle (instruments de musique, jeux, outils professionnels) à la faune et la flore. Un régal pour l’érudit qui sait y reconnaître au besoin le merle et l’ancolie. Le regard que l’homme porte sur lui-même et sur la Création y est souvent comique, ironique ou humble, l’incorrection est là souvent dédramatisée et les horreurs n’y sont pas terrifiantes ; dans ce monde qui a sa rationalité, les monstres eux-mêmes ont leur place comme autant de signes de la colère divine incitant au repentir, au même titre que les catastrophes naturelles.

Néanmoins, le miroir de la comédie humaine a ses limites. On se demande toujours quelles formes de vie s’agitent, quels dévoiements se montrent dans cette région de la page ; on se demande moins quels comportements, quels êtres ne s’y trouvent pas, ou quasiment pas. Cette question a peu de sens pour les images centrales dont l’iconographie est soumise à des programmes plus contraignants et répétitifs (scènes bibliques…). C’est au contraire dans les marges, où l’image paraît plus libre, que la société médiévale a le plus de chance de s’avouer. La relative liberté de cet espace visuel donne d’autant plus de poids à ce que l’on n’a pas pu ou voulu représenter. En repérant les absents, on réalise combien cet univers est idéologique et combien on ignore sa spécificité en s’en tenant au seul catalogage des mille petits défauts humains qu’on y découvre. Rechercher les zones grises, c’est identifier les images dont la présence serait gênante. Quelles sont ces images taboues, qui sont en propre des images transgressives ?

Les musulmans sont fort rares dans les marges en tant que personnages, si l’on considère leur présence dans les images centrales qui mettent en scène par exemple les croisades. Cette rareté est d’autant plus remarquable lors-qu’on tient compte de l’actualité de guerre sainte et de la place qu’occupent les musulmans dans l’imaginaire négatif des chrétiens d’Europe. Lorsqu’on note leur présence dans les marges, elle s’explique généralement par des facteurs extérieurs, contextuels ou biographiques, comme pour le livre de

prières de Geoffroy Luttrell, lié à la Terre sainte1. Sans doute cette absence dans les marges des ennemis de la foi est-elle à la hauteur de la peur qu’ils suscitaient dans l’imaginaire de l’époque. Leur présence au sein des marges aurait été transgressive à hauteur de leur transgression de l’ordre chrétien. De la même façon, les Mongols ou Tartares sont pratiquement absents des marges alors que – et donc parce que – le danger qu’ils représentent est bien

réel à partir du premier tiers du XIIIe siècle, et ils tiennent effectivement la

pire des places dans l’imaginaire exotique du chrétien, comme païens anthro-pophages.

Les juifs sont un peu moins rares dans les marges et la différence est sans doute là : l’Islam et les Mongols demeurent de véritables menaces, malgré l’optimisme de la conversion ; les juifs, contrairement aux musulmans (pour-tant plus nombreux que les juifs dans certaines régions d’Europe), restent les témoins de la Passion du Christ et servent de contre-exemples. Ainsi, les ennemis de la chrétienté apparaissent peu dans les marges en tant que per-sonnes ; en revanche, leurs attributs fourmillent : chapeaux traditionnels juifs, turbans, cimeterres, traits ethniques caricaturaux servent à former les hybrides pour les charger négativement. Cet emploi attributif du « juif » ou du « Noir » qualifie d’autant mieux l’espace marginal comme un espace mental : compte tenu des limites du rapport à l’autre, l’étranger n’a sa place dans les marges que sous un mode « pittoresque ». Si les formes venues d’Orient fascinent et participent à l’ornementation des livres de prières, les hommes qui les ont conçues, les Orientaux, n’y ont pas leur place. L’imaginaire du quotidien véhiculé par les marges ne semble figurer les angoisses et les haines qu’à un certain degré.

La quasi-absence des « marginaux » géographiques, religieux, culturels et sociaux renforce l’idée que les marges fonctionnent comme une vision « idéa-lisée » d’un quotidien profane. La partition entre centre et marges véhicule une vision caricaturale et confortable du monde, qui évite soigneusement les 1. Psautier Luttrell, diocèse de Lincoln, vers 1325-1335. Londres, British Library, Add. MS 42130. Au folio 82, un chevalier aux armes d’Angleterre tournoie avec un chevalier maure ; au folio 83 verso, un cavalier noir enturbanné pique un dragon ; au folio 152, il y a un Noir nu, et au 157 des étrangers, dont un homme de Tyr et un Éthiopien.

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tabous et les situations trop ambiguës. Tout ce qui est accepté comme des contre-modèles de la société chrétienne se retrouve bon gré mal gré dans les marges. Mais tout ce qui fond sur elle de l’extérieur, comme l’avancée mon-gole, et tout ce qui, en elle, menace ses fondements, comme l’hérésie, gêne. Ce sont ces images-là qui sont les plus transgressives : elles existent mais elles n’accèdent pas à un autre médium que l’esprit. Entre modèle et contre-modèle, centre et marges, le réel est radicalisé dans une série d’oppositions tranchées, au mépris des positions intermédiaires. Les réalités sont classées et purifiées, pour mieux correspondre à l’ordre légitime du monde. Les indi-vidus de mauvaise vie, jongleurs, ivrognes ou autres, servent plus aisément de contre-modèles, et sont donc davantage représentés que l’hérésie et les usages « superstitieux » ou « magiques » du christianisme, continuellement combattus par les prédicateurs. Il en va de même pour la représentation de la société dans les marges qui se réduit le plus souvent au binôme noblesse/ paysannerie, en ignorant le monde grandissant des citadins et des commer-çants, ce que l’on peut appeler hâtivement la « bourgeoisie ». Dans cet univers simplifié, catégorisé à l’extrême, les questions délicates sont souvent dépla-cées. Ce qui inquiète le plus les curés et les puissants n’est pas en réalité ce qui est le plus représenté dans les marges.

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 85-88)