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Le paradoxe chrétien de la transgression

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 69-75)

La présence de la transgression positive dans l’univers visuel médiéval pose une question fondamentale qui dépasse le cadre des images. Car c’est notamment par une série de transgressions vis-à-vis de la rationalité antique et de l’ordre naturel que le christianisme a forgé son identité et sa force de conviction : une vierge qui accouche, un être mi-homme mi-dieu, un mono-théisme trinitaire, des morts qui ressuscitent, des fous qui sont les vrais sages,

un dieu qui naît dans une étable2, etc. La transgression, de fait, est constitutive

1. Ci nous dit, op. cit., chap. 88, p. 107-108 et plus bas, chap. 371b.

2. Pour les liens associant conversion, transformation et transgression dans le chris-tianisme, voir M. HAR-PELED, « Animalité, pureté et croisade. Étude sur la transfor-mation des églises en étables par les musulmans pendant les croisades,XIIe-XIIIe siè-cles », Cahiers de civilisation médiévale, 2008, à paraître.

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15, 16. Martyre d’Isaïe. Bible, fin duXIIIesiècle. Lyon, Bibliothèque municipale, ms. 408, f. 299. Bible, Paris, 1275-1299. Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 29, f. 297. de bien des aspects du christianisme, participe dans une large part au domaine du bien. Pourtant, et c’est là le paradoxe, l’idée d’une transgression positive ne se rencontre jamais dans le discours théologique ordinaire, qui associe strictement la transgression au mal.

Ce qui est chrétien, en somme, c’est l’idée d’un désordre strictement négatif qui n’est qu’un état dégradé de l’ordre, un état privé de substance. Ce qui transgresse, ce qui est impur, ce qui est désordonné, est rejeté dans le « monde profane » par une institution ordonnée qui se réserve le monopole du sacré. Si les signes qui marquent la transgression positive – comme les dents de saint Marc en lion – nous semblent incongrus et avant tout négatifs, c’est sûrement parce que le christianisme médiéval, avec ses imagiers, ne pouvait penser la transgression qu’à partir du péché. Comment expliquer la présence d’une transgression positive au sein d’un système qui en nie la possibilité ? C’est une grande singularité que ce déni chrétien du désordre et de la transgression. Les anthropologues ont mis en évidence que, dans de nombreux systèmes culturels, le désordre et la transgression possédaient des rôles positifs et faisaient partie intégrante de l’expérience religieuse. On attend de certaines actions incontrôlées ou d’un esprit littéralement désemparé des pouvoirs hors du commun ou des vérités inaccessibles en d’autres

tances1. Au regard des religions grecque et romaine, où ce type d’acception

positive du désordre et/ou de la transgression existe2(rites dionysiaques…),

le christianisme occulte une dimension importante du système qu’il trans-forme.

Georges Bataille a insisté sur le fait que l’association du désordre au mal dans le discours chrétien était aussi celle de la transgression au profane : « Au stade païen de la religion, la transgression fondait le sacré, dont les aspects impurs n’était pas moins sacrés que les aspects contraires. L’ensemble de la sphère sacrée se composait du pur et de l’impur. Le christianisme rejeta l’impureté. […] Le sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane. Rien ne put subsister, dans le monde sacré du christianisme, qui avouât clairement le caractère fondamental du péché, de la transgression. Le diable – […] le dieu de la transgression [et de la révolte] – était chassé du monde divin. Il était d’origine divine, mais dans l’ordre des choses chrétien […], la trans-gression n’était plus le fondement de sa divinité, mais celui de sa déchéance. […] La mort dans les flammes était promise à quiconque refusait d’obéir et tirait du péché le pouvoir et le sentiment du sacré. Rien ne pouvait faire que Satan cessât d’être divin, mais cette durable vérité était niée avec la rigueur des supplices. […] La confusion du sacré impur et du profane sembla long-temps contraire au sentiment que la mémoire avait gardé de la nature intime du sacré, mais la structure religieuse inversée du christianisme l’exigeait », et de poursuivre cette histoire : « Le sacré noir, étant plus que jamais mal défini, n’a plus à la longue aucun sens. Le domaine du sacré se réduit à celui du

Dieu du Bien3… » La notion de « sacré » elle-même, qui était profondément

ambivalente (sous la romanité, le terme sacer désigne notamment une per-sonne qui a commis un crime contre la cité), est frappée de suspicion et le 1. Cf. M. DOUGLAS, trad., De la souillure, op. cit., p. 111 et suiv. M.-Cl. DUPRÉ souligne la difficulté de décrire l’originalité non-occidentale et non-monothéiste du couple ordre/désordre dans « La Fascination du désordre. Un comparatisme décon-textualisé », L’Homme, 156, 2000, p. 247-258.

2. J.-P. VERNANTet P. VIDAL-NAQUET, La Grèce ancienne. 3. Rites de passages et

transgressions, Paris, A. Colin, 1992.

3. G. BATAILLE, Œuvres complètes, t.X, L’Érotisme, [1957], Paris, Gallimard, 1987, p. 118-128, ici p. 121-124. Voir aussi t.VIII, L’Histoire de l’érotisme, Paris, Gallimard, 1976, p. 80-81 et R. CAILLOIS, L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 35-72.

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christianisme préfère parler du « saint » qui réduit la notion à son pôle positif1.

Parmi les rapports ambigus que l’Église entretient avec la transgression, le plus paradoxal est peut-être la reconnaissance d’un désordre positif qu’elle autorisa et encadra – sans jamais l’intégrer à sa doctrine – par le biais de pratiques de bouleversement temporaire, à la fois social, sexuel ou humain : un « sacré de transgression », selon l’expression de Roger Caillois. L’Église participe aux fêtes dites contestataires qui se multiplient dans la seconde

moitié du XIIIesiècle et où tout se passe en révoltes autorisées. Les diacres

célèbrent les offices à leur façon, substituent les humbles aux puissants, revêtent les vêtements des ordres supérieurs ; on en arrive à s’habiller à l’envers, à se travestir, les chanoines portent des costumes d’homme sauvage et la fête religieuse finit par déborder dans la rue. Des enfants luttent entre eux pour avoir le privilège de décapiter un coq les yeux bandés ; le vainqueur se pare des plumes de l’animal, orne sa coiffure de la tête sanglante et devient

le temps d’un instant, un coq et un roi2. Distinguons ici encore le

christia-nisme de la société chrétienne. Car si des pratiques rituelles comme le carnaval mettent en scène un désordre positif (purification cathartique, réaffirmation collective de l’ordre par son renversement), la théologie chrétienne ne contient rien de tel.

L’écart entre le discours théologique et la pratique se repère partout dès qu’il est question de transgression. Ainsi, théologiquement, le mal « n’est rien », mais l’usage des images de contre-modèle par l’Église le place de facto dans un rapport de symétrie avec le bien. En caractérisant de la même manière les transgresseurs et les saints, les procédés iconographiques, tels que le fran-chissement de bordures, leur donnent de visu un caractère d’exception qui les rassemble. Enfin, la langue elle-même rend compte de cet écart. Le mot

transgression est certes indissociablement lié au mal et à l’immoral pour notre

sens commun comme pour celui des clercs médiévaux, mais à la même

épo-1. Cf. J.-Cl. SCHMITT, « La Notion de sacré et son application à l’histoire du chris-tianisme médiéval », repris dans Le Corps, les Rites, les Rêves, le Temps. Essai d’anthro-pologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 42-52.

2. D. BRUNA, Enseignes de pèlerinage et enseignes profanes, Paris, RMN, 1996, p. 297.

que, dans la langue du droit coutumier français du XIIIe siècle, franchir est

synonyme d’anoblir1et se trouve positivement associé à des formes de liberté

(la franchise, l’affranchi). Ce franchissement positif – une promotion sociale – contredit totalement le sens chrétien de la transgression presque toujours réduit à sa dimension morale négative (le franchissement d’une « frontière morale », limitem morum pour parler comme Augustin à propos de l’inceste). Ce décalage entre la « transgression » religieuse et le « franchir » laïc rend compte de l’écart qui a pu exister entre une théologie obnubilée par l’ordre et une société en mouvement, extrêmement plastique.

L’image est un des domaines où apparaît avec le plus d’éclat l’existence contrariée de cette transgression positive médiévale en continuité directe avec les conceptions anciennes. Une telle contradiction ne pouvait pas durer infi-niment, elle a fini par devenir une évidence qu’on ne pouvait plus feindre d’ignorer. En 1450, l’archevêque de Florence, Antonin, élabore un travail de « purification » de l’art chrétien dans sa Summa theologica. Une représenta-tion telle que la Trinité sous la forme d’un unique corps à trois têtes est mise à l’index au prétexte qu’il s’agit d’un « monstre dans l’ordre de la nature ». Ce sont bien certaines traditions que le prélat condamne et juge contraires à

la foi, et non l’audace des peintres de son temps2. Cette vision allait lentement

s’imposer et l’on chercherait longtemps dans les productions de l’Église aux

XIXeetXXesiècles quelque chose qui ne soit pas lisse, qui ne soit pas pur.

C’est en fait tout le système que nous venons de décrire, composé d’images du mal et de la vie parfaite, qui est lentement remis en cause. L’efficacité patente des images du mal ou de la transgression était conditionnée par des règles très strictes, car le risque d’un glissement entre la dénonciation d’un acte et son apologie existait toujours. La présence d’images canoniques de la transgression, que nous avons appelées contre-modèles, a permis un temps de contenir ce danger dans des limites acceptables. Mais est-ce l’impact des bouleversements qui affecte l’image depuis la fin du Moyen Âge (le souci du réalisme, la représentation de scènes dans des espaces unifiés par la

perspec-1. Les Établissements [dits] de Saint Louis, Paris, éd. P. Viollet, 1881-1886, t. I p. 173, t. II p. 253, t. III p. 221.

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tive), ou celui des critiques des réformes, toujours est-il que ces images se

raréfient à la fin duXVIesiècle. Ce phénomène ne se limite pas à l’image, car

dans le domaine civil également, le spectacle du mal, celui des condamnés blasphémant en place publique, qui possédait la vertu de ne « montrer que le pouvoir terrorisant du prince », semble devenir dangereux aux yeux de

l’institution au cours du XVIIIe siècle. Autour de l’échafaud, la foule ne se

presse plus seulement « pour assister aux souffrances du condamné ou exciter la rage du bourreau : c’est aussi pour entendre celui qui n’a plus rien à perdre

maudire les juges, les lois, le pouvoir, la religion »1. Prenant l’aspect d’un

carnaval où les criminels sont des héros, les exécutions sont progressivement soustraites au regard de la foule.

Cette remise en cause du contre-modèle dans la longue durée est aujourd’hui presque achevée, et l’ordre officiel, celui de nos codes juridiques ou des missels actuels, ne se sert plus jamais de l’image des actions mauvaises pour définir l’action bonne. À cette lente disparition des images de contre-exemple, il conviendrait sûrement d’associer celle plus tardive et moins spec-taculaire des images modèles pour que s’estompent les dernières traces d’un système où les images étaient au cœur du dispositif normatif. En ne s’inscri-vant plus dans une division cosmique entre un bien et un mal absolu, la transgression a sûrement perdu une part de son tragique, de son « sacré » dirait Georges Bataille. Mais la disparition de ce statut ancien de la trans-gression ne saurait être considérée isolément, car avec l’éclatement du cadre rigide qui les contenait, les images de transgression ont aussi changé de mains. Alors que le maniement des images de transgression était au Moyen Âge l’apanage et le privilège des représentants de l’ordre en place, c’est désormais les artistes qui, plus que quiconque, savent exploiter les ressources de signi-fication et d’affectation de telles images.

1. M. FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 73 et suiv.

III

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