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Une culture du graffiti

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 105-108)

Témoin privilégié de cette guerre de communication, Pierre de l’Estoile note dans ses mémoires qu’il a trouvé le 30 août 1590 une « plaisante drôle-rie » peinte contre une muraille au faubourg Saint-Germain, « à savoir une femme nue montrant sa nature découverte, et un grand mulet après, avec son grand cas, qui montait dessus ; et il y avait au-dessus de la femme écrit : Madame de Montpensier [ligueuse] ; et au-dessus de l’âne : Monsieur le légat

[du pape]1». Ces inscriptions et peintures politiques réalisées sur le mode

grivois portent un message public à une période bien différente de celle des templiers de Domme. Un espace commun est alors en formation, dans lequel les idées circulent plus rapidement et plus massivement, grâce notamment à l’imprimerie artisanale, et qui précède l’ère des pamphlétaires et de l’opinion publique, avec ses foules revendicatrices.

Le Moyen Âge ne nous a pas laissé de graffitis franchement contestataires et polémiques, du genre de celui relevé par le chroniqueur. Même en admettant une censure rigoureuse – mais où sont les traces écrites de cette entreprise et les marques de condamnation ? – le graffiti médiéval peut être considéré, par le nombre et le contenu, comme une pratique liée à des intentions qui le situent

assez loin de l’outrage et de la critique sociale2. Les inscriptions libres

rele-vaient de pratiques officielles, autorisées et souhaitables, par exemple pour

1. PIERRE DE L’ESTOILE, Mémoire-journaux : 1574-1611, t. 4 : 1589-1600, Paris,

Tal-landier, 1982.

2. Comme on pourra encore s’en rendre compte en consultant M. BLINDHEIM,

Graffiti in Norwegian Stave Churches c. 1150-c. 1350, Oslo, Universitetsforlaget, 1985 ;

J. LAPEYRE, Graffiti, du Moyen Âge auXVIIIesiècle. Exposition, Dieppe, 1964, ou les

actes des colloques internationaux du Centre international de recherches de glypto-graphie depuis 1982.

Dossier : puf300379\ Fichier : Image Date : 9/4/2008 Heure : 8 : 39 Page : 106

témoigner de l’accomplissement d’un pèlerinage : des croix et des armoiries étaient tracées sur les murs des lieux saints avec beaucoup de soin, souvent à

la demande de l’aristocratie1; de même que les inscriptions votives, faites pour

l’âme d’un défunt ou pour la protection d’un fils, également de bonne facture, et assorties de blasons, comme celles qu’on trouve dans la basilique Saint-Jean

de Latran2. Ces différents exemples permettent de penser que le fait d’écrire

et de dessiner sur un mur au Moyen Âge ne constitue pas en soi un acte transgressif. Tout une habitude de voir et de lire sur les murs entourait le graffiti, et certaines pratiques mémorielles, votives sont si proches des graffitis « sauvages » qu’il est sûrement inutile de maintenir une telle distinction.

Au premier abord, le graffiti contemporain tel que nous le croisons tous les jours paraît, à la suite des graffitis de la Renaissance, en rupture totale avec les pratiques médiévales d’inscription murale. Cette tendance est indéniable pour les inscriptions politiques ou revendicatrices qui prolongent l’esprit des graffitis relevés par Pierre de l’Estoile ; mais elle l’est beaucoup moins, aussi surprenant que cela puisse paraître, pour les « tags ». La dimension identitaire de l’acte est commune au deux périodes : une large part des graffitis médié-vaux est constituée d’armoiries dont le message véhiculé est avant tout une identité (rappelons qu’un « tag » est une « étiquette » en anglais). Un mur est aujourd’hui « signé » pour marquer son passage dans un lieu de préférence peu accessible ou interdit, de la même façon que les pèlerins gravaient leurs blasons ou une croix sur les colonnes du Saint-Sépulcre. Les tags stricto sensu ne sont pas directement revendicatifs et leur différence avec les inscriptions médiévales ne tient pas à la nature de leur discours. Dès lors se pose la question fondamentale pour notre problème : comment se fait-il qu’un geste apparem-ment normal au Moyen Âge soit pensé et vécu comme transgressif aujourd’hui, alors même qu’il lui ressemble beaucoup ?

Deux pistes peuvent être suivies. Le fait que l’aristocratie et la bourgeoisie aient délaissé cette pratique lui a incontestablement donné une connotation 1. D. KRAACK, Monumentale Zeugnisse der spätmittelalterlichen Adelsreise :

Inschrif-ten und Graffiti des 14.-16. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck, 1997.

2. P. D’ACHILLE, « Iscrizioni votive e sepolcrali in volgare dei secoli XIV-XVI », dans Fr. Sabatini et al., Il volgare nelle chiese di Roma. Messagi graffiti, dipinti e incisi

dal XI al XVI secolo, Rome, Bonacci, 1987, p. 77 et passim.

22. Graffiti protecteur (?),XVIe-XIXesiècles (?), église Saint-Pierre, Senlis. sociale « négative » qu’elle n’avait pas au Moyen Âge. Cela n’a pu que favo-riser sa stigmatisation et sa répression. Mais surtout le statut de « limite » du mur, comme ultime frontière de la cellule individuelle, est probablement beaucoup plus sensible aujourd’hui qu’au Moyen Âge. Une inscription indi-viduelle sur une paroi est ressentie d’emblée comme une agression, comme la transgression d’une limite fondamentale, ce qui n’était pas le cas au Moyen Âge où la principale frontière de l’espace identitaire ne suit pas aussi radica-lement l’opposition entre un espace public et un espace privé, les limites

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structurantes étant plutôt celles de la paroisse. Quelle que soit l’origine du phénomène, le changement qui s’est opéré a rendu la transgression indisso-ciable des intentions qui président à la réalisation d’un graffiti ; le jeu avec l’interdit constitue en tant que tel une bonne part du plaisir des acteurs, que

ce plaisir soit esthétique, ludique ou nihiliste1.

Le graffiti est symptomatique des pratiques dont la signification change dans le temps en fonction de la redéfinition des relations entre image et transgression. Entre le Moyen Âge et aujourd’hui, la transgression est lente-ment devenue un élélente-ment incontournable de la pratique et de sa réception. Ce type d’évolution n’est pas unique, et le cas le plus spectaculaire est sans doute celui des images de sexe.

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 105-108)