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Le statut du mal

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 171-175)

La place du mal (son rôle, sa visibilité) dans l’ordre occidental pourrait se résumer comme suit. Le mal est accepté au Moyen Âge, il sert même à renforcer la moralité collective ; mais avec le temps il semble de moins en moins admis : le violeur était puni, aujourd’hui il est non seulement puni mais également soigné. On ne châtie pas seulement le mal, on cherche à le faire « disparaître ». Nombre de changements repérables dans les images s’originent dans cette évolution commune du statut du mal et de la trans-gression.

Au Moyen Âge, les images mettant en scène des transgressions ou des transgresseurs sont globalement des images de la norme, elles ne transgressent

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rien. Elles travaillent pour la morale et sont produites par l’autorité. Elles font partie de l’ordre, qu’il s’agisse d’images de mauvais rapports sexuels, d’êtres négatifs, ou d’une figure comme l’hybride qui exemplifie une trans-gression de l’ordre de la Création (chap. I-II). L’ordre ne pouvait avoir prise sur le social que par une confrontation avec son contraire, a-t-on écrit à propos des images du Décret de Gratien, texte juridique majeur. C’est une situation très originale pour nous : comment concevoir que le maintien de l’ordre puisse passer par l’image de ce qu’il ne faut pas faire (chap. II) ? Imagine-t-on un spot de la Police nationale qui mettrait en scène un viol avec, pour accroche : « Voici ce que vous ne devez pas faire » ? Si l’éducation morale profite des transgressions commises, si on les montre évidemment du doigt pour édifier, on ne les produit quasiment plus. La transgression en image est sortie de l’univers normatif qui s’en servait, et qui était même, jusqu’à un certain point, le privilège de ses représentants. Une purification du domaine de la norme et du bien, voilà ce qui a eu lieu. La morale a renoncé – mais pourquoi ? – à une pédagogie par l’image du mal.

On peut toutefois penser que le changement était préparé. D’emblée, la théologie chrétienne a nié le pouvoir positif du désordre et la dimension créatrice, sacrée, du mal. Le mal a été réduit de plus en plus à une fonction de contre-modèle. Plus tard, le pouvoir et la loi finissent par l’abandonner en tant qu’exemple et avec lui sa fonction normative pourtant très efficace (chap. II). L’Église, auXVIe siècle, produit les dernières grandes représenta-tions de l’enfer. C’est la fin d’un monde. Cette histoire n’est évidemment pas linéaire, certains discours et certaines pratiques anticipent sur d’autres dis-cours et sur d’autres pratiques. Mais néanmoins, progressivement, le mal est chassé, nié. Par exemple, le droit canonique duXIIesiècle met en images le crime, ensuite celui-ci est assorti de sa condamnation, et auXIVesiècle il est relégué dans les marges, le jugement prenant la première place. Un besoin nouveau de marquer la nature morale des individus s’empare, à partir du

XIIIesiècle, des autorités religieuses et laïques, comme pour mieux séparer les bons des mauvais, les supérieurs des inférieurs. À ce moment-là et pour longtemps naît en Europe tout une politique de stigmatisation des transgres-seurs et des personnes jugées immorales : hérétiques, juifs, prostituées… Le soufre jeté par la Réforme sur la vie profane de l’Église, puis la séparation

nette et surveillée du sacré et du profane commandée par l’Église catholique, contribuent à faire entrer profondément dans les esprits ce hiatus entre l’ordre et le mal. Érasme écrit : « Quel besoin y a-t-il de peindre dans l’église David à la fenêtre contemplant Bethsabée, et l’entraînant à l’adul-tère ? », alors que deux siècles et demi plus tôt, le canoniste Guillaume Durand indiquait que « user dans une certaine mesure des peintures pour représenter le mal à éviter […] n’est point répréhensible ». Toutefois, pour un temps, quand l’ordre annule le mal, il lui arrive de le montrer : telle la destruction de l’image au portail de Lyon (fig. 33) qui désigne aussi ce qui n’est plus acceptable.

En même temps que le refus de certains sujets, c’est le fonctionnement de l’image qui change. La convenance médiévale indique ce qui va ensemble, insiste sur ce qui, chaque fois, est décent dans une situation et un environ-nement précis. Plusieurs univers possédant chacun une logique propre peu-vent coexister, et ils cohabitent en effet dans l’image médiévale. À la Renais-sance, le sens de convenance s’enrichit, et s’il garde sa connotation morale proche de la décence, il prend aussi chez Alberti une acception plus spatiale : les lignes de fuite conviennent, tout convient dans un même espace, espace unique de la perspective qui n’existe pas dans l’image médiévale, essentielle-ment sémantique. Dans cet espace nouveau, la convenance fonctionne comme une force centripète puisque tous les éléments de l’image doivent « convenir » au sujet central de l’historia, et lui être subordonnés1. Dès lors, presque matériellement, le modèle ne peut plus être accompagné de son envers désor-donné.

La mise en scène du mal souligne un certain rapport de l’ordre à la transgression qui n’est plus du tout le nôtre aujourd’hui. Ainsi le châtiment des transgresseurs dont le régime change en France dans les années 1760-1840 : la peine devient de moins en moins un spectacle, elle est au contraire cachée. L’évolution du sort du pauvre est significative des réactions de cette société européenne qui cherche à nier un désordre irréductible. Dans la société en crise du XIVe siècle, le pauvre devient dangereux, il est ensuite

1. Cf. ALBERTI, La Peinture [1435], trad. et notice sur la convenance de Th. Golsenne et B. Prévost, Paris, Le Seuil, 2004, p. 313-317.

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progressivement exclu : maison de correction, dépôt de mendicité et, enfin, au XIXe siècle, assistance publique. La société a pour ainsi dire tout essayé pour supprimer le mal. « Il faut le nier, le balayer hors de notre vie et, si possible, de notre mémoire », écrit William James en parlant des conceptions chrétiennes1. Les criminels vont peupler l’Australie, aux confins du monde. Mais bientôt il n’y a plus de place. Les prisons ne désemplissent pas et l’Australie est devenue une société. La volonté de négation se poursuit dans l’anéantissement physique de l’individu, alors que dans de nombreuses socié-tés le désordre garde une place positive et que le mal est pris en charge collectivement – comme chez certains Amérindiens, où le désordre survenu donne lieu à la destruction de tous les biens du coupable et à la contraction simultanée à son égard, par tout le groupe, d’une dette matérielle propor-tionnelle.

En Occident, ce déni du mal au cours des siècles se double d’un élargis-sement du domaine d’influence de la norme. L’objet du châtiment est de moins en moins le corps, de plus en plus l’âme2. À peine éloigné des bour-reaux, le marginal se retrouve entouré de psychiatres. Il faut lire les ouvrages des criminologues duXIXesiècle comme L’Homme criminel, criminel-né, fou

moral, épileptique de Cesare Lombroso pour saisir à quel point le champ de

la pathologie a pu s’étendre. La moindre déviance, le moindre écart relève de la psychiatrie, et doit être soigné – éliminé – plus que puni. C’est ainsi que sous sa plume et sous celle de ses collègues, le tatouage, l’argot, l’onanisme ou l’oisiveté deviennent autant de maladies quasi génétiques à soigner, autant de dangers pour le corps social. Mais à force de creuser le même sillon, le problème s’est retourné. Obsédé par une normalité qui semble toujours se rétrécir, Lombroso est obligé de donner un pendant positif à ses fous dégé-nérés, avec la figure du fou de génie, le « progénéré3». « Contrecoup cynique – remarque Stéphane Legrand – qui, à la manière dont Rimbaud prenait au mot le thème de l’artiste comme dégénéré en affirmant être une bête et un

1. W. JAMES, trad., L’Expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Paris, Alcan, 1931, p. 106-107.

2. Cf. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit.

3. C. LOMBROSO, trad., L’Homme de génie [1877], Paris, Alcan, 1889. I M A G E E T T R A N S G R E S S I O N A U M O Y E N Â G E

nègre, retourne au savoir sa vérité comme on retourne une gifle et se fait gloire de brandir l’insulte qu’on lui a adressée1. »

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