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D’Adam à la grenouille

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 41-47)

C’est le modèle d’un homme originel que transgressent les êtres négatifs. L’homme ayant été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’altération de son apparence consacre le caractère contre nature du hors-la-loi

(trans-gressor). La sensibilité à l’égard de la figure humaine est telle qu’elle acquiert

une « structure de tabou1», la moindre altération produit son effet. Le Fils

de Dieu s’est incarné en l’homme pour son salut ; Dieu est représenté sous la forme d’un homme parfait : le corps du transgresseur ne pouvait demeurer intègre.

Les images renvoient directement au dogme central du christianisme, l’Incarnation, et elles sont d’autant plus compréhensibles qu’elles exploitent l’idée selon laquelle l’âme et le corps s’influencent mutuellement. C’était une banalité de dire que les traits de l’« homme extérieur » correspondent à ses dispositions intérieures. L’unité de la personne humaine fut encore plus forte 1. G. DIDI-HUBERMAN, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon

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avec la redécouverte d’Aristote au XIIIe siècle, pour qui l’âme est la forme

substantielle du corps. Les savoirs interprétatifs antiques, telle la

physiogno-monie (rediffusée à partir duXIIIesiècle) ou la théorie des climats, y ajoutaient

à leur manière1. La laideur, l’anormalité ou la simple différence physique

(ethnique) était la traduction directe d’une infériorité morale. Le châtiment du Dieu de l’Ancien Testament est la défiguration et la maladie : il leur attachera la peste, il les frappera d’ulcères d’Égypte, etc. (Deutéronome 28). Il suffirait de rappeler la grande maladie médiévale, la lèpre, dont la cause serait la procréation pendant la menstruation, ou les anomalies de naissance qui seraient la macule des péchés sexuels des parents. L’image médiévale est baignée par une culture biblique qui associe difformité et impureté : nul homme ne servira le Seigneur s’il est boiteux, s’il a le nez trop grand et tordu, s’il est atteint d’eczéma… (Lévitique 21, 16-23). Pour l’Église, les «

anor-maux » étaient des êtres suspects, interdits du sacerdoce2. Cette tradition et

l’interprétation du caractère par les traits physiques, les criminologues du

XIXe siècle les ont poussées à l’extrême. À l’époque du criminel-né, comme

au Moyen Âge, l’Européen correspond aux coordonnées les plus favorables. Le type humain idéal – comme le montre certaines images d’Adam – est grand, symétrique, bien découpé, de peau claire, par contraste avec le teint sombre, avec la nudité ou avec les parures étrangères, qui signifient la sau-vagerie, voire l’engeance démoniaque. La « dégénérescence » culmine dans la monstruosité des êtres qui, pour les premiers naturalistes encore, vivaient aux confins du monde. Jésus (fig. 6) est outragé par des hommes basanés, hirsutes ou chauves, au visage porcin ou prognathe, au front fuyant.

Le corps, voilà un instrument iconographique puissant. Le vêtement en fait aussi partie. Non seulement parce qu’il différencie fortement les origines

1. T. S. BARTON, Power of Knowledge. Astrology, Physiognomics, and Medecine under

the Roman Empire, Ann Arbor, 1994 ; J. AGRIMI, Ingeniosa scienta natura. Studi sulla

fisiognomica medievale, Tavarnuzze, 2002.

2. GRÉGOIRE LEGRAND, Règle pastorale, chap. 11, éd. Sources chrétiennes, 381,

p. 164-172 ; Décrétales 1234 de GRÉGOIREIX, Livre I, 20, De corpore vitialis ordinandis

vel non (Corpus iuris canonici, Leipzig, 1881, vol. 2, col. 144-146). L’Église catholique

réfute la discrimination physique ordinaire et stipule « l’égale dignité des personnes » en 1962-1965 (concile de Vatican II, canon 29).

culturelles et sociales, mais surtout parce qu’il est au cœur du récit biblique de l’humanité. Adam et Ève transgressent l’interdit divin, et aussitôt ils éprou-vent une honte (la pudeur) et se font des ceintures de feuilles (Gn 3, 7). Les animaux, eux, n’ont pas à rougir d’une faute qu’ils n’ont pas commise. Ensuite, Dieu leur donne un vêtement (Gn 3, 7). Pour les Pères de l’Église, ces « tuniques de peau » symbolisent la mortalité résultant de la faute. Être habillé humblement, être habillé dans le luxe du siècle, ou être à moitié nu, cela fait donc toute la différence. Dans la tradition biblique, le vêtement, nécessitant une industrie, est le signe d’une société en ordre de marche ; dans la littérature courtoise, le héros traumatisé déchire ses vêtements avant de fuir dans la forêt. Toute perturbation iconographique de la « bonne » appa-rence vestimentaire – féminisation de l’homme, travestissement, dénudation, tenue grotesque, ou parures exotiques – va produire son effet. Elle entraîne les êtres vers la limite de l’humanité.

De loin en loin, l’animal s’impose comme le modèle inversé de l’homme. Cette compréhension de la figure humaine s’est maintenue en Occident avec

une grande constance. AuXIXesiècle, Granville réalisait un schéma régressif,

allant d’Apollon au batracien1(fig. 7). Il s’inspirait des planches «

évolution-nistes » de Lavater qui représentaient en vingt-quatre profils la métamorphose de la « bestialité dégoûtante » (première figure) en « pénétrante divinité » (dernière figure), en passant par « le plus bas degré d’humanité » (douzième figure). Les êtres négatifs s’éloignent de la ressemblance humaine par renfor-cement des traits animaux. Ce principe constituait, depuis l’Antiquité, le versant zoologique de la physiognomonie, à côté du principe anatomique (le visage d’un colérique était sensé ressembler à la mimique de la colère) et du principe ethnologique (le déloyal devait porter les traits d’un peuple jugé traître). Cette insistance sur le visage n’est pas étonnante. Pour les moralistes et les médecins du Moyen Âge, il est le siège de la raison, le lieu de « l’esprit de l’âme ». Publié à Paris en 1836, le Dictionnaire de phrénologie et de

phy-siognomonie de Théophile Thoré, à l’usage des artistes, des gens du monde,

1. L’Œuvre graphique complète de Grandville, Paris, A. Hubschmid, 1975, t. 2, p. 1346. J. C. LAVATER, trad., La Physiognomonie… [1775-1778], Paris, Librairie française et étrangère, 1841, p. 118-120.

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des instituteurs, de pères de famille, de jurés, etc., le dit bien. À l’entrée

« animalité », on lit que « les physiologies animales, si nettement déterminées, peuvent donc fournir des règles sûres, applicables à la physiologie humaine » (p. 25). À l’entrée « race », on trouve que « les différentes races [vont des] degrés supérieurs de l’animalité jusqu’à l’Européen de génie » (p. 363).

7. Régression homme-animal, gravure. 1877, Jean Isidore Gérard, dit Grandville. La dissemblance de la figure humaine vers la ressemblance animale, dans les images du Moyen Âge, exprime en une grande métaphore le viol du principe le plus sacré de la Création : la frontière entre les espèces.

Toute une mythologie de l’Occident se montre dans les images médiévales de la transgression. Les diverses hybridations qui marquent les représentations des pécheurs et des hommes du siècle rendent compte de l’éloignement de ce monde idéal où chaque chose était à sa place et n’en bougeait pas. Si l’hybridation et la confusion des catégories sont le signe de la transgression, alors le Moyen Âge n’a pas cessé de lutter contre elles et de vouloir inverser un mouvement qui est à l’œuvre depuis la Chute. Le jardin du monastère, au cœur du cloître, offre une vision ordonnée de la nature qui corrige le désordre de la végétation sauvage ; les plantes y sont disposées en fonction de leur essence respective, selon un ordre qui ne doit rien au hasard. Dans ces jardins parfaits, comme dans l’ordo des liturgies les plus réussies, ou par le classement idéal des ménageries princières, les hommes cherchaient à

retrouver l’ordre rassurant du paradis. Manière de guérir le mal en faisant disparaître les symptômes. « Ce nom de mal signifie absolument privation

d’espèce, disait Augustin, tout ce qui existe appartient à une espèce1. » La

référence permanente à un paradis catégorique, auquel s’oppose la transgres-sion, invite à penser la singularité d’une société qui, dans ses actes, dans ses discours et dans ses images, se définit par rapport à un modèle.

II

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