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La transgression positive

Dans le document Image et transgression au Moyen Âge (Page 64-69)

Le couple norme-transgression se traduit visuellement par l’opposition entre modèle et contre-modèle. Cette opposition binaire, qui est une des carac-téristiques frappantes de l’image médiévale, ne doit pas nous leurrer. Certes, la laideur, la difformité, la bestialité sont étroitement associées à la représentation du mal, mais il existe aussi des laideurs positives, des monstruosités associées

au bien2, des animalisations souhaitables. Que l’on pense à ces images de la

Sainte Trinité en homme tricéphale ou à cette représentation de saint Marc en

lion, les dents bien visibles, dans un manuscrit anglais duXIIesiècle (fig. 13).

L’efficacité sensible et émotionnelle du code du mal est peut-être à l’ori-gine de son usage dans le domaine du bien. En tout cas, on note que certaines caractéristiques, avant d’être associées au bien ou au mal, sont associées à la 1. Cf. J. DELUMEAU, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIesiècles). Une cité assiégée, Paris,

Hachette, 1978, p. 305-310, ou Le Péché et la Peur. La Culpabilité en OccidentXIIIe

-XVIIIesiècles, Paris, Fayard, 1983, p. 152-158, 265-272.

2. D. WILLIAMS, Deformed Discourse…, op. cit., p. 12 et D. H. STRICKLAND, Saracens,

Demons, and Jews : Making Monsters in Medieval Art, Princeton University Press,

2003, p. 243-255.

transgression elle-même, à l’état de certains êtres hors du commun. Ainsi la nudité est autant un signe de sauvagerie que l’indice d’un état spirituel supé-rieur : saint François se déshabille publiquement en présence de son père marchand pour marquer son refus du monde et le début d’une existence exceptionnelle, à l’imitation du Christ. Le vocabulaire par lequel on qualifiait parfois les hommes d’exception traduit bien la transgression de leur nature d’homme : l’expression super hominem est employée pour le roi Saint Louis et pour saint François. Ce sont des surhommes. Et Dante dit de Richard,

abbé de Saint-Victor, qu’il était « plus qu’un homme quand il contemplait1».

On insiste : si, dans le contexte médiéval, la transgression est perçue comme un fait négatif, il existe toujours une place pour une transgression positive utilisant les mêmes codes formels. Le héros, figure littéraire du sur-homme en porte souvent la trace. Les difformités physiques des huit fils de Mélusine – hybridités homme-animal avec un lion, une taupe et un sanglier – « sont de nature positive : ni néfastes carences, ni laides disgrâces, ils relè-vent de ces emblèmes connus sous le nom de “blessures qualifiantes”. […] Situés entre d’inadmissibles extrêmes, ces conquérants […] sont de “bons” et efficaces intermédiaires entre l’humanité et le surnaturel, entre la

civilisation et les forces qui la nient2».

Dans son fonctionnement même, l’image médiévale rend compte de cette ambivalence de la transgression en jouant sur son sens littéral. Le terme

transgressio recouvre dans la Rome antique une réalité d’abord géographique :

le franchissement d’une frontière, d’une limite aussi concrète parfois qu’un mur, un pont ou une montagne. Cette acception littérale est largement uti-lisée dans la Vulgate et la connotation morale ne devient prédominante que

dans l’usage chrétien, notamment sous la plume des Pères de l’Église3.

1. Cf. J. LEGOFF, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 619 note 2.

2. J.-J. VINCENSINI, introduction à Jean d’ARRAS, Mélusine ou la Noble Histoire de

Lusignan, Paris, Librairie générale française, 2003, p. 40-41. Nous remercions l’auteur

pour cette indication. Par ailleurs, sur les liens entre hybridité, interdit et transgression, voir dans le même texte, p. 33-34.

3. Cf. S. LERER, « Transgressio studii. Writing and Sexuality in Guibert de Nogent » (p. 246-247) et P. STALLYBRAS, « Boundary and Transgression : Body, Text, Langage » (p. 12-13), Stanford French Review, 14/1-2, 1990.

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13. Saint Marc. Évangiles, abbaye de Saint-Alban, Angleterre, vers 1120-1130. Hereford Cathedral Library, ms. O. 1.VIII, f. 46.

Thomas d’Aquin le résume parfaitement : « le mot “transgression” a été emprunté aux mouvements corporels pour être appliqué aux actes moraux. En effet, dans le domaine physique, ont dit qu’une personne commet une trans-gression (transgredi) lorsqu’elle passe au-delà (graditur trans) de la limite qui lui a été fixée. Or, dans la vie morale, ce sont les préceptes négatifs qui fixent

à l’homme la limite au-delà de laquelle il ne doit pas aller. »1L’image médiévale

a visiblement joué sur la double signification, géographique et morale de la transgression en chargeant de sens les franchissements des limites qui enca-draient les représentations. Ces franchissements participent avant tout du caractère « tressé » ou ornemental, c’est-à-dire non signifiant, de l’image

médiévale2. Mais de façon générale il apparaît que la bordure d’une lettrine

délimite la normalité. On constate en effet, de façon forcément empirique, que les personnages secondaires des images, qu’il s’agisse des foules ou des témoins d’une scène, restent généralement circonscrits par la bordure. En revanche, les personnages qui sortent de la normalité idéale, qu’ils soient voleurs, juifs, saints ou bourreaux, franchissent fréquemment les limites de la lettrine.

L’exemple le plus édifiant est sans doute celui du Christ. Il est assez peu d’images médiévales où ce dernier ne dépasse pas les bordures par le bras, les mains (fig. 14) ou l’auréole, ne se démarque pas de quelque façon. S’il existe une figure paradigmatique de la transgression positive chrétienne, c’est

bien le Fils de Dieu. Depuis le IVesiècle (concile de Nicée, 325), le Christ,

par sa personne, transgresse les catégories de la Création. Il est de nature divine et humaine, coéternel, inengendré et non subordonné, tout à fait Dieu et tout à fait homme. Sa nature associe, mêle deux catégories normalement exclusives et bien séparées : l’humain et le divin.

Cette intelligence de la nature « transgressive » du Christ n’est pas propre au discours théologique, mais est au contraire largement partagée au Moyen Âge. Le Ci nous dit, un singulier recueil d’exemples moraux destiné aux laïcs

(début duXIVesiècle), en donne une traduction un peu assommante dans un

exemplum dénombrant toutes les fois – vingt-quatre précisément – où le

Christ fut « moiens », c’est-à-dire intermédiaire : « Il fut moiens entre. II. 1. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, 2, qu. 79, art. 2, réponse.

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14. Crucifixion. Bible, France, fin XVesiècle. Châlons-en-Champagne, Bibliothèque municipale, ms. 28, f. 61 et détail.

larrons en croiz » ou « Il fut moiens entre ses deciples a la cene. » Le texte

s’achève ainsi : « Il est et sera pardurablement moiens entre Dieu le Pere et

l’umain lignage1. » Quelques pages plus loin, un autre exemplum insiste à nouveau : le péché d’Adam et tous les péchés par la suite dressent des « parois » (pareiz) entre Dieu et les hommes. Le Christ seul, ou la confession, peut effacer ou rompre cette « punaise pareiz entre nous et le Seigneur ».

Pour exceptionnel qu’il soit, le cas du Christ n’est pas unique, et on retrouve souvent les franchissements des limites de l’image dans les représentations de la Vierge, des saints, des prophètes, des intercesseurs en général (la notion d’intercession recouvre une large part du champ chrétien de la transgression positive). Le même procédé est utilisé dans l’image pour marquer un écart vis-à-vis de la normalité, que ce soit par rapport au mal ou par rapport au bien. La mise en série d’initiales historiées, représentant par exemple le martyre d’Isaïe (Is 1, 1 Visio…), montre tantôt le saint, tantôt les bourreaux en situation

de franchissement. Dans une Bible de la fin duXIIIesiècle, c’est Isaïe qui

trans-gresse la limite de la lettrine (fig. 15). Dans une autre Bible de la même période, ce sont les bourreaux (fig. 16). La transgression existe et fonctionne bien sur les deux registres, celui du bien foncier et celui du mal absolu.

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