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Visibilité et gestion permanente du conflit potentiel

B. Des gangs aux groupes de pairs : les formes du rassemblement

6. Visibilité et gestion permanente du conflit potentiel

Les jeunes du rassemblement nomment les tours de la cité mitoyenne, 'les vigies', parce qu'elles sont idéalement situées pour abriter une 'planque' de policiers. Un 'emploi jeune' habitant cette cité a découvert un jour que l'équipement flambant neuf construit juste à côté, dans lequel il venait d'être embauché, hébergeait un poste d'observation de la police avec une caméra. Au-delà de la problématique sécuritaire, ces exemples révèlent une situation quotidienne dans laquelle la simple présence sur l'espace extérieur, suffit pour être exposé à plusieurs dizaines (et parfois centaines) de logements.

Pour les différents publics qui croisent les rassemblements, ceux qui les composent ont un statut ambigu. Ils sont à la fois lisibles a priori (jeunes, désœuvrés, 'délinquants'…). Et dans le même temps, le mystère plane sur la provenance de certains, la réalité et le niveau d'illégalité de leurs activités, le rôle de chacun…

De la même manière, dans les relations citadines classiques, toute personne est 'reconnue' (comme 'cadre dynamique', rockeur ou SDF…) et pourtant chacun est un inconnu pour autrui. La relation entre les jeunes des rassemblements et les autres

IV. Rassemblements : une urbanité relative ou les limites de l’espace public

publics est ambiguë d'un coté comme de l'autre. Mais cette ambiguïté est renforcée par le fait que l'espace urbain résidentiel ne permet pas de se fondre dans la foule. Il ne permet pas de disparaître, anonyme mais potentiellement visible parmi les passants, donc irréprochable.

C'est donc la méfiance, caractéristique de ces relations citadines et la tension, provoquée par le hiatus entre étiquetage et méconnaissance de "ce qui se passe", qui sont exacerbés par l'espace urbain résidentiel. D'où le désir, pour les jeunes, de privilégier les espaces-temps du mouvement: carrefours, sorties de collèges ou d'écoles, centres urbains, commerciaux… D'où l'importance des rituels quotidiens et des civilités qui fabriquent 'l'homme public'118 (Sennett, 1979): sur la plupart des rassemblements, si les passants sont des adultes reconnus par les jeunes (parents, habitants…), c'est un des jeunes qui prend en général l'initiative de dire bonjour. Si le passant est un jeune, c'est ce dernier qui salue ceux du rassemblement, en leur serrant la main ou par un hochement de tête.

Denis Bayart (1999), évoque trois principes qui caractérisent la ronde des agents d'accueil en gare du nord et peuvent se révéler utiles pour appréhender les rassemblements sur l'espace urbain:

• Le principe de 'persistance' (impossibilité de se soustraire au regards extérieurs, aux interpellations et sollicitations),

• Le principe de 'continuité' (exposition dans (et malgré) le déplacement), • Le principe de 'modalisation' (modalités que l'individu peut donner à sa

pratique de l'espace urbain pour moduler son exposition).

Les jeunes agissent selon trois niveaux de modalisation, pour faire face à la persistance de leur exposition,:

• Le premier moyen s'appuie sur une bonne connaissance des cadres qui leur permet d'atténuer la violence de cette visibilité:

« Tu vois la caméra là-bas, sur le toit ? Elle est tournée vers ici alors que normalement elle doit être tournée vers la cour [de l'école juive]. On le sait parce qu'on est allé voir de près. On sait qu'ils nous filment. Eux, ils ne savent pas qu'on sait. Moi je m'en fous, je fais rien de mal » (Malik, Créteil).

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Le deuxième moyen consiste à modaliser, à jouer de cette persistance:

Alors que les voitures et fourgons de police tournent avec insistance, deux jeunes miment une bagarre devant quatre agents qui passent en vélomoteur. Les jeunes désamorcent la pression qu'ils subissent par la dérision, tout en supputant sur les délits et l'identité de la personne recherchée par les forces de l'ordre.

• Le troisième moyen d'action consiste à faire face à cette persistance en mettant en place une stratification des relations qui filtre cette exposition119 (Simmel). Nous pratiquons tous ce filtrage en changeant d'espace (logement, rue, voiture…), mais parmi ces jeunes, il prend souvent l'apparence de 'l'arrangement' (voir infra), ou de ce que Goffman appelle une 'communication collusoire'120 (Goffman, 1991). Ceci pour des raisons 'fonctionnelles' (deal, recel, secret, ragot…), mais aussi plus simplement parce que le cadre spatial ne permet pas forcément les 'mises à l'écart', nécessaires a toute vie sociale. Ce caractère manifeste de la 'mise à l'écart' des autres acteurs, induit une stigmatisation et nourrit un étiquetage qui a pour eux des retombées directes.

Les trois principes de persistance, de continuité et de modalisation, tentent de caractériser un type d'exposition et sa gestion par les acteurs. Ils ne disent rien en revanche, de ce que représente cette visibilité persistante pour les jeunes rassemblés sur l’espace urbain. Comment ressentent-ils cette surexposition? Sur quel terreau reposent leurs modalisations? Dans quelle mesure une bribe de culture peut-elle influer ou subir cette visibilité abusive?

« Je ne l'ai dit à personne ici, ne le répète pas ». Un jour, Hocine, un des amis de Karim (Créteil) qui fréquente la mosquée avec lui, vient lui proposer de poser pour une agence de publicité dans laquelle travaille sa sœur. L'agence est pressée, elle recherche soit-disant deux maghrébins. Karim n'est pas très enthousiaste: « Je ne voulais pas y aller, j'aime pas. En photo… ». Quelques mimiques (sourire béat…) expriment que poser, ce serait donner de lui juste une apparence, un rôle vide, ne correspondant pas à la densité d'une personne et de ses convictions. « Finalement on y est allé ». Pour réaliser cette photo, l'agence veut rassembler une grande famille aux parents et grands-parents blancs mais

119 Dans sa définition de la réserve, Simmel insiste sur le fait que cette méfiance face aux contacts extérieurs incessants, produit des distances et des écarts qui nous protègent. La socialisation s'appuie en effet sur cette hiérarchie des niveaux d'échange, qui vont de l'aversion à la sympathie (Grafmeyer et Joseph, 1979 : 69).

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dont la descendance est métissée. Il leur manque en fait un seul maghrébin. Hocine lui a raconté qu'il manquait deux personnes, dans le but de se faire accompagner à l'agence de publicité. Après le casting, l'agence rappelle Karim. Gêné, il refuse à cause de Hocine (Karim se considérant finalement comme un simple un accompagnateur) et de ses propres convictions sur la superficialité de ce travail basé sur l'image. « Y en a qui disent qu'ils l'auraient fait pour le fric. Mais c'est comme les prostituées, si tu fais un truc que t'aimes pas, pour le fric, c'est comme les prostituées ».

Cette remarque peut être comprise comme dénonçant une utilisation mercantile du corps, que ce soit le sien ou celui d'autrui. La référence religieuse paraît ici évidente. Mais cette phrase peut aussi avoir une portée plus générale. Dans cette deuxième hypothèse, c'est l'ensemble des actions rémunératrices et des "attitudes"121 qui doivent être justes pour être légitimes, étant entendu qu'une rémunération peut aussi être pratique, symbolique…. L'exposition persistante des rassemblements devrait a priori favoriser le caractère 'convenable' de ce qui s'y produit. Cette exposition ne doit pas être sans effet non plus, sur la nature des relations développées par les acteurs.

Ces différentes hypothèses impliqueraient de la part des jeunes une réflexivité éthique sur 'l'action qui convient' (Thévenot, 1990). Cette réflexivité ne signifie pas que les actions soient nécessairement 'convenables'.

D'une part, la nature de cette réflexivité signe la spécificité de l'attitude de chaque jeune, plus que son désir de conformité à des valeurs. C'est en cela que l'on peut penser que cette qualité réflexive est une marque identitaire importante.

D'autre part, dans ce modèle descriptif développé par L. Thévenot, modèle qu'il oppose à l'action en plan, l'action doit convenir avant tout dans un 'cours d'action'. La réflexivité éthique qui caractérise les jeunes de par leur action en commun, se produit lors d'un processus simultané d'action et de cognition, dont le but essentiel est la poursuite et la félicité de l'action engagée.

121 Dans les cinq tomes du "Paysan polonais" parus entre 1918 et 1920, W. Thomas (avec Znaniecki) analyse la réalité sociale, en essayant de saisir la manière dont les individus perçoivent et définissent la situation qu'ils vivent à un moment donné. L'explication sociologique doit selon lui, tenir compte des valeurs (règles et faits sociaux extérieurs aux individus) et des attitudes personnelles qui sont la contrepartie subjective de ces valeurs. Valeurs sociales et attitudes individuelles se combinent pour

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Partis du stigmate, nous avons montré le hiatus existant entre cet étiquetage qui caractérise des acteurs et des situations ; et une méconnaissance effective de 'ce qui se passe', par les autres publics.

On peut considérer que le besoin de caractérisation-stigmatisation répond à cette méconnaissance. Pourtant, dans ces espaces de cité et plus généralement dans les espaces résidentiels, la foule n'existe pas. Ce qui caractérise les rassemblements, plutôt que l'opacité légitime de l'anonyme, c'est au contraire l'extrême visibilité de ceux qui l'animent. Cette visibilité se caractérise à la fois par sa persistance et sa continuité malgré les mouvements des rassemblements.

Pour y faire face, les jeunes exploitent leur bonne connaissance des cadres, en se gardant la possibilité d'une mise en retrait (arrière cour, cave, appartement, hall…), mais surtout en s'installant sur les "lieux-mouvements" (carrefours, boulevards…). Ils utilisent aussi divers types de modalisations (rituels, jeux…) et de stratification des relations (arrangements…).

Dans ces espaces à la vue de tous, la réflexivité éthique qui caractérise les jeunes, vise essentiellement deux choses:

• Conduire l'action présente du mieux possible; • Se forger une attitude, une identité.

Nous sommes dans le hall (Créteil) où les plus 'grands' se réunissent, entre autres pour fumer de l'herbe. Un handicapé de la cité passe et s'arrête de lui-même, devant le hall. Un des jeunes (revendeur mais surtout gros consommateur), sort du hall. Le handicapé lui donne deux cigarettes. Dans le hall, ce racket qui ne se limite pas toujours à des cigarettes122, est mal vécu en ma présence par les autres 'grands' qui l'expriment à haute voix pendant son absence: « Il a pas honte! ».

C'est le plus souvent, cette perspective de coordination publique avec l'environnement (les parents, les voisins, le gardien, le sociologue…), qui oriente les relations, les justifications, les situations entre eux ou avec les autres publics.

Un des appuis essentiels à cette perspective de coordination publique est la notion de justice.

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7. Perspective de coordination publique :