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Les rassemblements :Une problématique entre droit à la ville et ville à l'œuvre

Une fois le portrait de ces trois communes rapidement brossé, il s'agit de rentrer à l'intérieur de chacune d'entre elles pour apprécier le recouvrement centralité/rassemblement. Un premier constat: lorsque l'on évoque l'espace urbain en terme de centralités, la majeure partie de cet espace n'apparaît qu'en creux, non défini. Comment la ville se structure-t-elle entre les centralités (commerciales, institutionnelles…) et les lieux d'habitat?

La première hypothèse avance l'idée que ce sont les individus qui réalisent ce lien entre foyer et centre urbain, qui éprouvent l'écart qui sépare ces deux entités.

Le premier objectif va être de repérer ce qui se produit dans cet écart et peut constituer le support d'une citadinité. Il nous a semblé dans un premier temps que celle-ci

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l'épanouissement des sociabilités. D'où le projet de relever l'ensemble des lieux formels ou informels sur lesquels stationnent des publics.

Après avoir mis en évidence ces centralités intermédiaires, une deuxième question s'est posée. Ces dernières, situées entre habitat et centres urbains, ne représentent-elles pas un hybride de droit à la ville et de ville à l'œuvre? Ne reposent-elles pas à la fois sur des "communautés d'exaltation réciproques" et sur une "culture dramatique (…) qui multiplie les scènes et les récits" (Joseph, 1994)?

Dans son article introduisant le numéro 64 des Annales de la Recherche Urbaine (1994) consacré à un bilan de ce champ disciplinaire, I. Joseph met en exergue la rupture entre deux paradigmes. D'un coté celui qui a accompagné les trente glorieuses et marqué l'entrée du pays dans la modernité, porté par H. Lefebvre et sa revendication d'un "droit à la ville" (1968). De l'autre celui importé d'E. Goffman, travaillant une "ville à l'œuvre"16 et ayant succédé au précédent pour imprégner la recherche actuelle. Le passage d'un modèle à l'autre résulte selon I. Joseph des évolutions mêmes qu'a subit l'urbain au cours de cette période. La métropolisation ayant pris le pas sur l'urbanisation généralisée, la "ville à l'œuvre" a remplacé la "ville comme œuvre" (Lefebvre, 1968 : 55). Nous sommes passés d'usages instrumentés à des compétences situées. Hier, l'expression d'un droit à la ville social et légitime, luttant contre l'aliénation et le déracinement par l'appropriation et l'intégration. Aujourd'hui, la reconnaissance d'un droit de la métropole, naturel et vulnérable. Celui de la visibilité qu’elle occasionne et va à l'encontre de la ségrégation et de l'exclusion. La "productivité des interfaces" (Joseph, 1994 : 8) résultat des interactions de tout ce qui fait la ville, la vitesse d'apprentissage et "l'assurance flexibilité" qu'elle autorise sont les ressorts qui permettent à la métropole d'éviter un emballement aux graves conséquences. Bref, une culture dramatique, interactionniste, privilégiant une accessibilité de la “ville passage” qui semble bien éloignée de la culture épique, dialectique, privilégiant l'appropriation de la “ville partage”.

Cette démarcation nous permet de mieux apprécier les transformations des problématiques intéressant la recherche urbaine contemporaine. Cependant, elle exacerbe une différence entre nos deux auteurs utile pour la démonstration mais ne faisant pas justice d'une pensée, celle de H. Lefebvre, plus incisive et subtile qu'elle n'est présentée. Discutée de manière générale dans le DEA (Boissonade, 1997 : 17-38), nous voudrions néanmoins

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en reprendre ici quelques points qui nous permettront de mieux comprendre la partie suivante sur "La ville comme rassemblement".

Tout d'abord, I. Joseph souligne dans son article tout le mal qu'ont produit les théories de l'aliénation dont H. Lefebvre serait un champion, à travers la notion d’appropriation en favorisant la xénophobie et la défense des territoires culturels. Ces théories seraient d'une part, le ferment de la haine des appareils d'Etat pour la ville, et d'autre part l'argument principal utilisé par les dénonciateurs de la "massification". Sur tout ces points, H. Lefebvre a une position plus complexe, dénonçant notamment tout réification (territoriale, xénophobe ou autre) qu’il considère comme aliénation absolue. Premièrement, la haine de la ville, liée à la revendication de la nature revient à fuir une ville dégradée et non renouvelée. Cela revient à fuir la vie urbaine avant qu'elle n'existe réellement et donc détourne du droit à la ville. Deuxièmement, la "culture de masse" n'est pas un bloc maudit, elle possède une ambiguïté et dialectique interne. Si elle inonde d'informations, aligne la consommation intellectuelle sur la consommation matérielle "privée", exploite symboles, mythes, formes, styles...; en même temps elle élève le niveau culturel moyen, répand l'éducation.

Si cette culture de masse développe la technicité et son avatar, le "technicisme", c'est en même temps "à travers cette aliénation maximale, [que] la désaliénation n'en est que plus urgente et plus pressante (…) La Modernité accomplit des tâches (en les caricaturant) d'une Révolution qui n'a pas eu lieu: critique de la vie bourgeoise, critique de l'aliénation, dépérissement de l'art, de la morale, et généralement des idéologies... (Lefebvre, 1962a : 228).

D'autre part selon I. Joseph, le "droit à la ville" tel que développé par H. Lefebvre exigerait de ceux qui la gèrent à la fois une reconnaissance des identités, l'intégration des citadins, et la signature des espaces qu'elle conçoit. Si H. Lefebvre revendique "l'égalité dans la conscience des différences", il parle d'appropriation de ces différences et non pas d'intégration des individus. Par les valeurs qu'elle véhicule la pratique sociale est intégrative (modèles du marché, de la culture...). Par contre, le philosophe indique que dans le même temps, la société pratique la ségrégation. Du coup, l'intégration est devenue un "thème obsédant, une aspiration sans but." (1968 : 111). Pour décrire la situation qui en découle, il parle "d'intégration désintégrante" (Lefebvre, 1968 : 113) où la cohésion logistique des pouvoirs masque mal l'émiettement de la société. C'est ce qui explique pourquoi le terme

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"d'intégration" (dont l'urbanisme est d'après lui, l'outil privilégié) est toujours péjoratif chez H. Lefebvre.

Enfin, l'opposition entre H. Lefebvre et J.C. Bailly sur le thème de l'accessibilité paraît légèrement abusive. Pour ce dernier, l'avènement des métropoles, c'est la croissance énorme des pôles urbains, mais c'est aussi et en même temps le réseau qui relie ces pôles, et l'emprise de ce réseau sur la totalité du territoire (1992 : 69). Pour H. Lefebvre, le "droit à la ville" signifiait essentiellement celui des habitants à figurer sur tous les réseaux (1978 : 21) dans un espace caractérisé par une opposition entre un tissu urbain serré (les centres hiérarchisés et diversifiés) et un tissu urbain à large maille (les périphéries, proches ou lointaines, de plus en plus désertiques). Mais l'emprise totale de ce réseau "travaille" l'espace, le hiérarchise, crée de nouvelles centralités, en éteint d'autres, laisse des trous. Ce qui différencie le plus nos deux auteurs, c'est que pour H. Lefebvre, il ne peut y avoir de réalité urbaine, sans rassemblement, sans rencontre actuelle ou possible, non seulement des informations ou des connaissances (1968 : 150), mais surtout de tous les objets et sujets qui occupent l'espace urbain (1972 : 21).

On le voit, même si elle doit rester soumise à la critique, la posture de H. Lefebvre manifeste clairement un horizon riche de promesses et ses positions introduisent une complexité qui l'éloigne du dogmatisme de certains de ses contemporains. C'est la raison pour laquelle il constituera l'appui principal de la partie suivante

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goffmanienne. La notion de rassemblement sera donc travaillée au travers des deux paradigmes énoncés par I. Joseph, non pas dans une opposition, mais en considérant ces deux approches comme étant des “niveaux” (H. Lefebvre, 1962a : 123-129) de réalité différents présents simultanément sur les terrains d'enquête.

Nous privilégierons progressivement au cours de ce travail les rassemblements de jeunes se produisant quotidiennement sur l'espace urbain. Pourquoi?

Premièrement, ces rassemblements se produisent sur des lieux non prévus à cet effet. Ils sont donc à la fois représentatifs du découplage centre/rassemblement et de celui formes spatiales / pratiques sociales..

Deuxièmement, ces rassemblements sont quotidiens et pourtant non cadrés dans le temps et dans l'espace, contrairement à la plupart des événements festifs (fin de match de foot, événement musical sur la voie publique…) ou revendicatifs (manifestation, sit-in…).

Enfin, ces agrégations juvéniles ont été retenues parce que d'une part elles sont les plus nombreuses sur les espaces extérieurs et d'autre part, elles constituent pour ces jeunes le nœud principal de leurs sociabilités. En effet, même s'il n'est pas le seul dans ce cas (retraités boulistes, vieux maghrébins…), ce public juvénile diffère d'autres secteurs de la population qui constituent des rassemblements périodiques (femmes rentrant du marché…), du fait que pour ces derniers ce sont le plus souvent le foyer ou le travail qui malgré tout représentent le pivot de leurs relations sociales.

Sans vouloir donner au rassemblement la valeur de "fait social total" comme a pu le faire M. Mauss avec le don (1950 [1925]), nous formulons néanmoins comme hypothèse que ceux-ci sont un moyen privilégié de travailler la tension entre droit à la ville et ville à l'œuvre, ainsi que le "couplage flou" entre ordre social et ordre interactionnel (Goffman cité dans Joseph, 1998).

C'est ce que nous tenterons dans les troisième et quatrième parties, qui constituent le cœur du mémoire. Celles-ci essaient d'apporter des réponses aux questionnements provenant à la fois du terrain et des développements précédents. Loin des descriptions habituelles, l'observation participante a montré des rassemblements de jeunes constamment traversés de mouvements divers, ceux de jeunes qui vont et viennent, ainsi que de différents publics qui les croisent. Nous avons émis l'hypothèse que ces mouvements devaient contribuer à donner un sens et des formes particulières à ces agrégations juvéniles, qui leur

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(5ème partie). Nous proposons donc de considérer ce phénomène de groupes spontanés quasi quotidiens, comme un analyseur privilégié des évolutions de l'espace public contemporain (4ème partie). Soit parce qu'ils en éloignent parfois la perspective, soit parce qu'ils peuvent être au contraire un moyen de le revitaliser (6ème partie).

Si les rassemblements peuvent être un moyen d'agir sur l'espace public malgré le découplage entre centre et rassemblement, nous devrons donc:

• démontrer leur capacité a être des espaces ressource

• mettre en évidence les formes spécifiques et parfois contradictoires que prennent ces compétences distribuées;

• élaborer des moyens d'action appropriés, susceptibles de prendre en compte les formes prises par ces rassemblements et les contextes par lesquels elles sont traversées.

5. Les rassemblements: