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DE VIRGILE À PASCOLI : LA « TRADITION OCCULTE »

Je n’ai pas davantage d’explication sur le fait difficile à comprendre ou à croire que pas un seul auteur latin qui ait écrit De re metrica, ou ait parlé généralement de la composition poétique, n’ait l’air de savoir, de vouloir savoir du moins, que la base fondamentale d’une composition poétique est de prendre pour canevas les logogrammes d’un nom ou d’une phrase. Cela lorsque dans les provinces les plus reculées de l’Empire, à distance de tout centre littéraire, il n’y a probablement pas une seule ligne de poésie latine même grossière, aussi bien que celles qui la développent à travers les dédales d’une composition savante, qui ne coure fondamentalement sur l’anagramme.

Ferdinand de Saussure, Ms. fr. 3963 (Starobinski 1971 : 136-137)

Les impasses que Saussure voit se dessiner conduisent, devant la prolifération des exemples qu’il continue de recueillir, à une inflexion de la recherche qui, d’endogène et littérale, devient exogène et testi- moniale. À la précarité de la preuve par l’argument, Saussure oppose désormais la force imparable de l’argument par la preuve : un seul témoignage d’un seul auteur ancien sur les règles de composition poétique serait de nature à établir formellement la preuve de l’intentionnalité des récurrences phoniques détectées par le linguiste dans les textes classiques. Seulement voilà : ces règles-là, aucun poète de l’antiquité ne semble vraiment les connaître. Tradition occulte 53 ? 53. La formule appartient à Saussure : « 1° Depuis les plus anciens monuments Saturniens jusqu’à la poésie latine qu’on faisait en 1815 ou 1820, il n’y a jamais eu d’autre manière d’écrire des vers latins que de paraphraser chaque nom propre sous les formes réglées de l’hypogramme […] 2° De la tradition occulte dont l’existence apparaît par là, nous ne savons rien, j’entreprends moins que personne de rien dire, la considérant comme un problème qui demeure en tant que problème complètement indépendant de la matérialité du fait. 3° La matérialité du fait peut-elle être due au hasard ? » (Starobinski 1971 : 133).

Plagiat par anticipation ? Difficile de trancher si on veut bien considérer la disproportion massive entre l’ampleur du phénomène dans les textes anciens et l’étrange silence observé par les Anciens sur leur pratique poétique. Toujours est-il que, comme l’explique Johannes Fehr, « Saussure tente de réduire son problème à une alternative rigide : ou bien les anagrammes étaient intentionnellement voulus par l’auteur des textes ou bien ils étaient purement fortuits et dépourvus de sens » (Fehr 2000 : 200). Les quelques témoignages et allusions que Saussure croit déceler parmi les Anciens (Tibulle, Suétone, Martial) sont passés en revue, discutés et finalement écartés par Francis Gandon (les pages où ce dernier restitue la mémoire infi- dèle de Saussure convoquant en témoignage Caligula et Néron de Suétone à la place de Domitien sont en tous points remarquables) qui, tout en reconnaissant qu’il s’agit là « de la partie la plus consistante – mais non la moins contestable – de l’investigation » de Saussure, conclut à une dérive interprétative de la part de l’auteur qui fait dire aux textes plus qu’il n’y a à lire en vérité. Saussure ne cache pas son désarroi devant la double énigme qui s’offre à lui, à savoir : pourquoi des poètes comme Virgile, Lucrèce ou Horace, si éloignés de Naevius, Ennius, Pacivius ou Attius, se sont-ils astreints à « garder cette réplique incroyable d’un autre âge » (v. aussi « C’est là ce qui m’échappe, je l’avoue, absolument. Je ne vois pas autre chose à faire qu’à présenter l’énigme telle qu’elle s’offre », Starobinski 1971 : 135) et comment expliquer, face à la profusion du phénomène anagram- matique, un tel déficit théorique dans les poétiques de l’époque. Ce silence, on le voit, le questionne, mais Saussure n’en poursuit pas moins activement sa recherche de preuves directes.

L’année 1908 marque ainsi un tournant décisif dans son enquête : faute de preuves plus concluantes, il entreprend de rechercher des témoignages plus près de lui : ce que l’histoire refuse obstinément de lui donner, c’est au présent qu’il semble désormais déterminé à l’arracher. Ayant découvert un choix d’épigrammes en latin publié à Londres en 1813, sous le titre de Novus Graecorum epigrammatum et

poemation delectus, par Thomas Johnson où les hypogrammes

« pleuvent littéralement », Saussure se livre, en examinant les poèmes, à un exercice complètement nouveau. D’une part, les anagrammes décelés ne sont pas le fait du poète mais de son traducteur, Thomas Johnson, qui n’a fait que les compiler pour le compte du collège d’Eton et les traduire du grec en latin. D’autre part, le sous-titre du livre, in usum scholae Etonensis, dont Saussure retrouve la trace sous forme d’hypogramme dans l’un des poèmes du recueil, n’émane pas du traducteur du livre, qui n’en a choisi ni la formulation ni l’emplace- ment, mais correspond, selon Starobinski (1971 : 148), « au choix relativement tardif d’un texte scolaire par l’école d’Eton », flagrant

délit d’anachronisme par lequel, sans le savoir, Saussure apportait sa contribution à la théorie du plagiat par anticipation : et si le temps de l’histoire littéraire était – comme le suggère Pierre Bayard (2009) – un temps réversible ? Obnubilé par le génie hypogrammatique du philologue anglais, Saussure, qui attribue à sa latinité une « valeur très réelle », lui consacre plusieurs cahiers. Il entreprend alors d’écrire au directeur du Collège dans l’espoir d’obtenir des informations de première main sur l’œuvre mais aussi sur la vie de celui qu’il imagine au fait de « certaines règles spécialement recommandées depuis la Renaissance dans les écoles de tout l’Occident pour écrire le latin » (Starobinski 1971 : 147) :

Le but de ma lettre est de vous demander, Monsieur, si, comme directeur du Collège où écrivit et enseigna Thomas Johnson vers l’année 1800, vous disposez peut-être de renseignements sur la vie et les œuvres de ce

scholar. Je considérerais comme un service fort gracieux de votre part, et

vous serais vivement obligé, si vous vouliez me faire communication de ce qui est connu, dans le Collège même, de la carrière de ce Thomas Johnson, ancien maître à ce Collège ; en particulier ses autres

publications, mais aussi, si vous les aviez sous la main, n’importe quel

détail biographique. (ibid.)

Deux choses frappent immédiatement le lecteur de ce brouillon rédigé le 1er octobre 1908 54 : d’une part, la quête éperdue dans

laquelle se lance Saussure à la recherche de données biographiques, c’est-à-dire de faits et d’indices matériels susceptibles de littéralement

donner corps à une théorie qui jusque là n’est faite que de supputa-

tions et de prémisses indémontrables et, d’autre part, le recours sur- prenant à l’échange épistolaire – notamment de la part de quelqu’un qui se disait atteint d’épistélophobie – non seulement comme voie d’accès à la solution de l’énigme mais, surtout, comme moyen pour entrer directement en communication… avec le passé ! Car, en prenant sa plume pour écrire au directeur de l’école anglaise, Saussure n’aspire pas à autre chose, par ce geste fervent, pour ne pas dire dévotieux et quasiment magique, qu’à re-susciter fantasmatiquement un passé qu’il refuse de croire éteint. À l’affût de « n’importe quel détail biographique », Saussure transforme sa quête scientifique en enquête judiciaire : ce n’est plus un confident ni même un arbitre ou un « contrôleur » que recherche Saussure, mais bien un témoin oculaire, c’est-à-dire littéralement quelqu’un qui a vu « de ses propres yeux » ce que lui a cru saisir par l’intellect et qui peut en attester par un témoignage digne de foi. À peine huit jours après, dans une lettre désarmante de sincérité adressée à son fidèle disciple, Saussure se dit habité par une nouvelle certitude : l’expression de cette latinité, c’est vers l’an 1800 qu’elle aurait atteint son point culminant.

[Les hypogrammes] m’ont conduit (mais j’y étais habitué) à des

conclusions de plus en plus abracadabrantes par certains côtés à mesure

qu’elles devenaient plus précises par d’autres. C’est ainsi que le fait que j’attribuais à la latinité antique seule m’apparaît maintenant comme absolument familier aux latinistes de la Renaissance, mais chose plus forte, n’ayant pris son culmen… que vers l’an 1800 de notre ère. Ce sont les versificateurs latins tout proches de nous qui ont pratiqué de la manière la plus déclarée les règles de l’hypogramme et y ont donné un soin dépassant ce qu’on avait connu depuis l’époque du Saturnien.

Vous me prendrez pour quelqu’un qui a complètement déraillé du bon sens, et qui n’est pas loin de l’idée fixe en matière d’hypogrammes. Le fait

est qu’au point où j’ai été conduit, je puis, pour la démonstration, laisser de côté tout ce qui est antique et tout ce qui est classique, prendre simplement les 64 pages d’un nommé Thomas Johnson qui publia vers 1800 des traductions latines d’épigrammes grecs à l’usage du Collège d’Eton et poser la question sur ces 64 pages […] En effet le contenu de Johnson est tel que je renonce formellement à en apporter un autre qui le dépasse : dès lors, l’épreuve décisive peut se faire sur le seul Johnson (Gandon 2002 : 453-455).

Étrange survivance du passé que cette latinité tardive appelée à s’épanouir en vase clos, hors du temps qui l’a vue naître et de l’espace qui en a permis l’éclosion. Or, le recueil d’épigrammes tant admiré par Saussure fut publié à Londres en 1699 : Thomas Johnson n’a donc pu enseigner en 1800 au Collège d’Eton comme le prétend le lin- guiste. Le lapsus chronologique commis par Saussure, qui post-date de près d’un siècle l’événement qui contribue si décisivement à lui faire choisir l’année 1800 comme un tournant majeur de la latinité, est révélateur du travail de déchronologisation auquel se livre désormais le linguiste et de sa volonté de déshitoriciser le phénomène anagram- matique, en le rapprochant le plus possible de l’époque contem- poraine 55. Si l’anagramme devient une machine à explorer le temps,

ce n’est pas parce qu’il permet de remonter le cours de l’histoire mais bien parce qu’il permet de l’étirer jusqu’au présent et de la remettre en scène, en bref : de la présentifier. Devant une telle reviviscence du passé, on ne résiste pas à la tentation de retranscrire ici la note rédigée par Saussure lorsque, à propos du poème d’inspiration classique qu’il s’était essayé à composer à l’âge de seize ans sur Virgile enfant –

55. Le DNB, qui recense le nom du philologue anglais, ne laisse planner aucun doute à ce propos : « Johnson, Thomas (fl. 1718), classical scholar, born at Stadhampton, Oxfordshire, was elected from Eton to a scholarship at King’s College, Cambridge, on 13 Aug. 1683, which he held until 1695, and graduated B.A. in 1688, M.A. in 1692. […] Johnson gained considerable reputation in his day by his edition of ‘Sophocles’, with a Latin version and notes […] Johnsosn likewise published […] ‘Novus Græcorum Epigrammatum et Poemation Delectus’, 2nd edit., in 8°, London, 1699, which is still in use at Eton » (Dictionary of National Biography, XXX : 48).

devoir d’écolier long de quelque cent trente-sept vers 56 –, il évoque

un an après le travail d’imprégnation et de mise en condition psychologique que lui avait demandé l’élaboration du poème, composé dans une sorte de transe païenne :

En écrivant en vers j’étais païen, beaucoup plus païen que Virgile. J’ai passé quelques jours à me croire transporté au temps où aurus hanc vitam

in terrris Saturnus agebat. Pour les composer je courais comme un fou

dans les champs, je m’asseyais sous les chênes qui sont au-dessus de Genthod, et je mélangeais dans une impression délicieuse le sentiment de la nature et le parfum de l’Antiquité. Le vieux hêtre du Faune, le pâturage des brebis, la source dans la forêt, tout cela est là-haut sur le coteau et quand je retourne les visiter ou quand je relis ce morceau, je crois évoquer des souvenirs d’il y a 3 000 ans, et non pas un épisode de l’année dernière, tant il me semble que j’ai vécu tout cela. (Mejía Quijano 2008 : 286)

« Plus païen que Virgile », le jeune Saussure est proprement ven- triloqué par l’Histoire et croit, en composant son poème, « évoquer des souvenirs d’il y a 3 000 ans » : c’est cette même appétence historique, ce désir profond de ressusciter le passé qui, selon nous, jettera plus tard l’adulte dans la quête effrénée pour ne pas dire compulsive de latinité dont l’anagramme allait devenir l’alibi.

À défaut de pouvoir remonter le cours de l’Histoire pour récolter les témoignages que le temps aurait effacés, tout se passe comme si cette latinité tant quêtée, Saussure cherchait maintenant, par une inversion saisissante, à la faire venir à son propre présent. Après Ange Politien (1454-1494) et Thomas Johnson († 1718), les recherches de Ferdinand de Saussure, parties du Saturnien, s’orienteront vers l’œuvre des poètes récompensés au Certamen Hoeufftianum, prix littéraire de poésie en langue latine organisé depuis 1844 par l’Aca- démie d’Amsterdam, parmi lesquels l’humaniste italien Giovanni Pascoli (1855-1912), treize fois vainqueur du premier prix, se verra conférer une place de choix dans les recherches entreprises par le linguiste autour des poètes néo-latins. Perdurance est désormais le maître mot de l’enquête : cette fois-ci, ce ne sont plus de vagues indices paléographiques ou de douteux témoignages indirects, mais bel et bien des preuves vivantes qu’il cherche à obtenir en question- nant le Vates directement – qui n’a jamais fantasmé une rencontre avec l’auteur disparu de ces vers restés incompris ? Titulaire de la chaire de littérature italienne à l’université de Bologne, Giovanni Pascoli semble, en effet, tout désigné pour témoigner d’un savoir-faire dont Saussure, tel un initié ayant réussi à « cracker » le code poétique de l’auteur, le/se croit détenteur. Dans un courrier adressé au poète le 19 mars 1909, où il évoque à demi-mots l’hypothèse d’une lignée

56. Le poème s’ouvre sur les alexandrins « Souvent Virgile enfant, le doux et blond Virgile / ayant avec son père assez pétri l’argile / s’échappait l’œil rêveur, dans les secrets sentiers, / qui longeaient le Mincio, tout bordés d’églantiers… ».

poétique ininterrompue depuis la nuit des temps, Ferdinand de Saussure se fait fort de lui en demander confirmation en ces termes :

Ayant eu à m’occuper de la poésie latine moderne à propos de la versifi- cation latine en général, je me suis trouvé plus d’une fois devant le problème suivant, auquel je ne pouvais donner de réponse certaine : – Certains détails techniques qui semblent observés dans la versification de quelques modernes sont-ils chez eux purement fortuits, ou sont-ils

voulus, et appliqués de manière consciente ?

Entre tous ceux qui se sont signalés de nos jours par des œuvres de poésie latine, et qui pourraient par conséquent m’éclairer, il y en a bien peu qui puissent passer pour avoir donné des modèles aussi parfaits que les vôtres, et chez qui l’on sente aussi nettement la continuation d’une très pure tradition. C’est la raison qui fait que je n’ai pu hésiter à m’adresser particulièrement à vous, et qui doit me servir d’excuse dans la liberté très grande que je prends.

Au cas où vous seriez gracieusement disposé à recevoir le détail de mes questions, j’aurais l’honneur de vous envoyer ce détail par une prochaine lettre. (Starobinski 1971 : 149)

La lettre de Pascoli en réponse à ce courrier n’a pas été retrouvée, mais à en juger par la réponse que lui fera Ferdinand de Saussure, celle-ci fut, comme le dira Jean Starobinski, suffisamment « accueil- lante » pour que Saussure entreprît de lui écrire une deuxième fois, même si la phrase « je crois assez probable, si je puis en juger d’après quelques mots de votre lettre, qu’il doit s’agir de simples coïncidences fortuites » laisse penser que Pascoli s’était montré sinon rétif du moins peu réceptif aux hypothèses formulées par le linguiste. Ce qui décida ce dernier à prendre le risque de lui soumettre cette fois-ci, scrupu- leusement décortiqués, des exemples précis tirés de l’œuvre du poète italien par un nouveau courrier le 6 avril 1909. Voici un extrait de la lettre en question :

Deux ou trois exemples suffiront pour vous mettre au fait de la question qui s’est posée devant mon esprit, et en même temps pour vous permettre une réponse générale, car si c’est le hasard seul qui est en jeu dans ces quelques exemples, il en résulte avec certitude qu’il en est de même dans tous les autres. Par avance je crois assez probable, si je puis en juger d’après quelques mots de votre lettre, qu’il doit s’agir de simples coïnci- dences fortuites :

1. Est-ce par hasard ou avec intention que dans un passage comme Catullocalvos p. 16, le nom de Falerni se trouve entouré de mots qui reproduisent les syllabes de ce nom

… / facundi calices hausere - alterni /

FA AL ER ERNI

2. Ibidem p. 18, est-ce encore par hasard que les syllabes d’Ulixes semblent cherchées dans une suite de mots comme

/ Urbium simul / Undique pepulit lux umbras… resides

ainsi que celles de Circe dans

/ Cicuresque / …

CI - R - CE

ou

/ Comes est itineris illi cerva pede / […]

Comme je le disais, ces exemples suffisent, quoique simplement choisis dans la masse. Il y a quelque chose de décevant dans le problème qu’ils posent, parce que le nombre des exemples ne peut pas servir à vérifier l’intention qui a pu présider à la chose. (ibid. : 150)

Écrire à Pascoli était comme écrire à Virgile lui-même. Un acte de foi, si on considère la nature exogène de la preuve, telle un Deus ex

machina, par laquelle Saussure espérait établir sa théorie. Un acte sui-

cidaire aussi, si l’on considère les enjeux psychologiques qui sous- tendaient le pari intellectuel de Saussure. Mais c’était, avant toute chose, une manière d’assouvir un fantasme : celui de se voir conférer le pouvoir d’entrer en communication directe avec l’Antiquité.