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DES MOTS ET DES ARBRES

FERDINAND DE SAUSSURE À L’ÉPREUVE DES NEUROSCIENCES

2. DES MOTS ET DES ARBRES

… l’arbre dessiné de la main de Saussure n’est pas une simple abstraction, il a des feuilles, un tronc, des racines et des branches…

Louis de Saussure, Temps et pertinence :

Éléments de pragmatique cognitive du temps, De Boeck Université, 2003, p. 26. On connaît le goût prononcé de Saussure pour les métaphores végé- tales. Lorsqu’il s’emploie, par exemple, à illustrer le clivage insoluble entre l’approche synchronique et l’approche diachronique, c’est au

7. Où bouché pourrait n’être qu’une déformation de couché sous l’effet de l’anticipation de bonne.

moyen de l’image du botaniste examinant alternativement la coupe transversale et la coupe longitudinale de la même tige d’un végétal qu’il exemplifie ce qu’il appelle la « dualité interne de toutes les sciences opérant sur des valeurs ». Lorsqu’il s’attache à mettre en lumière le caractère tantôt motivé tantôt immotivé du signe, c’est en opposant une série de mots comme « poirier », « cerisier », « pom- mier », reliée par le même suffixe -ier, à des noms d’arbres inana- lysables comme « frêne », « chêne » qu’il illustre la distinction entre « arbitraire absolu » et « arbitraire relatif » (surprenant exemple – remarquons-le au passage – de surdité au signifiant qui délaisse, au plus grand mépris d’une rime pourtant criante, le lien sémiologique qui relie solidairement les paronymes et parographes « fr-êne » et « ch-êne » 8). Plus banalement, lorsqu’il représente les deux faces

constitutives du signe linguistique, c’est l’image de l’arbre qui lui vient à l’esprit en premier :

Et lorsque – sorte de fantasmatisation de la scène primitive – Fer- dinand de Saussure imagine dans ses Écrits la naissance symbolique du signe, c’est encore sous le signe de l’arbre qu’il choisit de placer la représentation qu’il se donne de l’avènement du sens au signe, ou si l’on préfère, en termes guillaumiens, de la sémantogénèse :

En me promenant, je fais sans rien dire une encoche sur un arbre, comme par plaisir. La personne qui m’accompagne garde l’idée de cette encoche et il est incontestable qu’elle associe deux ou trois idées à cette encoche dès ce moment alors que je n’avais pas moi-même d’autre idée que de la mystifier ou de m’amuser. Toute chose matérielle est déjà pour nous signe : c’est-à-dire impression que nous associons à d’autres, mais la

8. « … pris séparément – explique le Cours de linguistique générale – “dix” et “neuf” sont sur le même pied que “vingt”, mais “dix-neuf” présente un cas de motivation relative. Il en est de même pour “poirier”, qui rappelle le mot simple “poire” et dont le suffixe “-ier” fait penser à “cerisier”, “pommier”, etc. ; pour “frêne”, “chêne”, etc., rien de semblable » (p. 181). Rien de semblable ! Le frêne et le chêne seraient-ils à ce point dissemblables de n’autoriser, contrairement à la triade poirier - cerisier - pommier, aucun rapprochement formel entre eux ? Sans doute Saussure aurait-il été plus persuasif dans son argumentation (mais très certainement aussi – bien que malgré lui – moins démonstratif) si, au lieu de l’associer au chêne, il avait pensé, pour illustrer sa thèse, à opposer, par exemple, le frêne au hêtre… à moins, comme je le soupçonne, que ce dernier signifiant n’ait lui-même, sous l’effet d’un rapprochement typographique, été induit dans mon discours par la présence de l’accent circonflexe dont sont singu- lièrement coiffés les trois membres de la série dendronymique : frêne - chêne - hêtre…

chose matérielle paraît indispensable. La seule particularité du signe linguistique est de produire une association plus précise que toute autre, et peut-être verra-t-on que c’est là la forme la plus parfaite d’associations d’idées, ne pouvant être réalisée que sur un sôme conventionnel. (Saussure 2002 : 115-116)

Qu’il s’agisse d’un tic de linguiste ou d’une ruse de pédagogue (d’autres, poussés par la facilité d’exécution du dessin, préfèreront inscrire dans l’espace du diagramme réservé au signifiant le mot /table/ ou l’incontournable et techniquement immanquable /maison/) ou encore que ce choix obéisse à des raisons plus profondes, tout se passe en effet comme si le signe linguistique était dans l’esprit de Saussure consubstantiellement associé à l’image de l’arbre, celui-ci devenant, sous sa plume, par une sorte d’automatisme, la représen- tation emblématique du signe linguistique, son icône en quelque sorte : le signe du signe.

Si l’approche cognitive de la lecture a justement permis de mettre au jour quelque chose avec certitude, c’est – qu’on nous permette le rapprochement – le fonctionnement arborescent des mots : « chaque mot – énonce lapidairement Stanislas Dehaene – est un arbre ». En effet, diverses données expérimentales permettent de conclure à la coexistence, lors de la lecture, de plusieurs niveaux de décodage du mot, allant, telles les ramifications d’un arbre, de la lettre (au niveau inférieur) au mot (au niveau supérieur), en passant par la paire de lettres ou bigramme, le graphème, la syllabe et le morphème. L’arbo- rescence du signe n’est pas métaphorique mais correspond bel et bien à un état de fait lors du traitement visuel du mot écrit qui, comme l’explique Stanislas Dehaene, « se comporte comme un arbre dont les feuilles sont les lettres et les branches des combinaisons de lettres » (2007 : 214). Aucunement métaphorique, cette arborescence du mot est à prendre rigoureusement au pied de la lettre : « elle coïncide avec l’arbre anatomique bien réel que forment les millions de neurones qui, depuis les détecteurs de traits élémentaires jusqu’aux neurones sen- sibles aux bigrammes et aux morphèmes, apportent une petite pierre à la reconnaissance du mot » (ibid.). Ce que l’auteur illustre au moyen de l’exemple :

Ces niveaux successifs de codage ne sont pas de simples abstrac- tions : même si la cartographie détaillée des neurones de la lecture n’a pu encore être établie, on sait aujourd’hui qu’ils correspondent bien à des niveaux d’articulation intéressant des régions cérébrales spéci- fiques. Un premier niveau, correspondant au traitement des lettres, est observé, par exemple, dans les deux hémisphères, sur la partie arrière de la région occipito-temporale. Un deuxième niveau, qui se situerait à l’échelle du morphème, intéresse, un centimètre plus en avant, la région immédiatement antérieure du seul l’hémisphère gauche. Enfin un codage visuel plus sélectif, détecté encore un centimètre plus en avant toujours dans la région temporale gauche, permet de repérer de gros segments de la chaîne de caractères.

Que nous apprend donc cette buissonnante géographie neuronale ? Tout d’abord, bien évidemment, que le codage neuronal des mots est lui-même hiérarchisé. Si les mots sont des arbres, alors l’accès au lexique mental se laisse modéliser selon une hiérarchie allant de la reconnaissance, au plus bas niveau de l’échelle – celui de la graphie –, des traits constitutifs de chaque lettre (tracé vertical ou horizontal, droit ou oblique, rectiligne ou courbé…) à celle, au niveau supérieur, des mots eux-mêmes, en passant par tous les stades intermédiaires, grâce à des millions de connexions excitatrices et inhibitrices (à chaque étage), ascendantes et descendantes (d’un niveau à l’autre). L’autre point fondamental que permet d’apercevoir cette construction est, comme nous le verrons sous la rubrique suivante, que les lettres ne sont pas forcément détachées les unes des autres mais peuvent faire, dans certaines conditions, l’objet d’un liage inconscient 9. C’est

ce que révèlent les expériences d’amorçage associatif, tests de recon- naissance consistant à présenter aux sujets participants des suites de caractères pour leur identification. L’exposition du mot ou du non-mot (mot créé pour les besoins de l’expérimentation) est elle-même pré- cédée de l’exposition très courte (inférieure à 50 millisecondes, donc en dessous du seuil de perception) d’un autre mot identique, ressem- blant ou totalement différent afin de provoquer l’« amorçage » du mot-cible. On appelle amorçage le phénomène associatif en vertu duquel, en activant des ensembles associés, la présentation préalable d’un item facilite la reconnaissance du second et réduit d’autant le temps de décision lexicale. En effet, lorsqu’on mesure l’activité céré- brale du sujet, on constate – alors qu’il n’est même pas conscient de la première exposition, trop brève pour être perçue –, que les neurones restent sensibles à la répétition, leur taux de décharge diminuant lorsque le mot est répété et augmentant au contraire lorsqu’un mot nouveau est présenté. Ainsi par exemple, l’exposition subliminale du mot TREFLE, qui s’avérera sans effet pour la reconnaissance ulté-

rieure du mot MOUSSE, pourra en revanche amorcer sémantiquement le mot REFLET, le cerveau n’enregistrant ici pratiquement aucune activité liée à la reconnaissance de l’anagramme, ce qui montre que l’ensemble -REFLE-, perçu comme un tout, a fait l’objet d’un liage inconscient. J’ajouterai, avant de poursuivre la démonstration, que la notion d’amorçage revêt un intérêt particulier en analyse textuelle. Il me semble, en effet, à la lumière de ces découvertes, que des méca- nismes textuels comme la rime, l’allitération et, bien sûr, l’anagramme mériteraient d’être aussi étudiés en termes d’amorce associative : nous en offrirons quelques développements dans notre dernier chapitre.

3. L’HYPOTHÈSE DU NEURONE BIGRAMME :