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LITTÉRALITÉ ET CHIRALITÉ : LE SECRET DE TZARA

On est frappé par l’analogie de la démarche de Tzara avec celle du linguiste Ferdinand de Saussure […] Tous deux paraissent comme envahis par les mots qu’ils découvrent à perte d’haleine, à tel point qu’ils meurent en laissant tous deux un manuscrit inachevé, surchargé de ratures et de combinaisons nouvelles. C’est que tous deux s’aventurent dans un champ inexploré, celui des structures subliminales de la poésie […] Il en résulte que, même si l’anagramme provient du hasard, cela n’empêche pas une lecture autre, enrichie par toutes les hypothèses que suggèrent tels mots inattendus. En l’ab- sence de toute certitude, on frise alors le délire d’inter- prétation, à la manière d’un Dali s’excitant sur l’Angélus de Millet, ce qui n’était pas pour déplaire à Tzara. Au minimum, il en reste une façon poétique de lire les œuvres du passé, convoquant tous les savoirs acquis et donnant cours à l’association libre. En somme, une bombe dada à retardement !

Henri Béhar, « Notes », Le Secret de Villon, Paris, Flammarion, 1991, p. 545-546.

La seconde lettre adressée à Pascoli prend l’allure d’un chant du cygne : l’absence de réponse de la part du poète italien, dont Saussure espérait obtenir peut-être la preuve qui validerait ses hypothèses, semble signer la fin de l’enquête, définitivement abandonnée en 1909. Les recherches – peu connues – sur l’anagramme engagées près d’un demi-siècle plus tard par celui qui deviendrait le propagandiste le plus actif du mouvement Dada, Tristan Tzara, semblent tout à la fois

prolonger et prendre le contre-pied des thèses développées par Saussure, car, si l’écart tant théorique que méthodologique entre les deux théories est manifeste, les enjeux épistémologiques qui les sous- tendent sont moins divergents qu’il n’y paraît à première vue (Testenoire 2008). Désireux de percer, selon sa formule, le secret du « rommant » de François Villon – nous sommes à nouveau ici dans un contexte de mystère et de fascination –, Tzara, qui portait de très longue date un vif intérêt au poète médiéval, consacrera à ses poésies, dont il préfacera l’édition de 1949, les dix dernières années de sa vie : à son décès, comme le rappelle Henri Béhar dans le tome VI de ses

Œuvres complètes, le poète, philosophe et essayiste franco-roumain

laisse une masse considérable de dossiers autour du poète des « Dames du temps jadis », les uns en vue d’une édition critique de ses œuvres qui ne vit jamais le jour, les autres, tout aussi inédits avant le travail monumental de Béhar, sur les anagrammes dans l’œuvre du poète médiéval. Élaborés dix années durant, les travaux de Tzara sur l’anagramme villonienne 57 ne verront le jour qu’en 1991, soit vingt-

huit ans après sa mort : souvent ignorés des études consacrées à l’ana- gramme, ils ne sont mentionnés, le plus souvent, qu’à titre de curiosité philologique et n’ont suscité jusqu’ici que peu d’analyses de fond.

Le Testament sera à la quête de Tzara ce qu’avait représenté, d’une certaine manière, le Saturnien dans celle de Saussure. Le point de départ pour la recherche tzarienne sera la trouvaille faite par Lucien Foulet, éditeur de Villon, d’un vers anagrammatique dans le huitain XXV du Testament : l’octosyllabe Qui est ramply sur les chantiers, expression par laquelle son utilisateur exprimait sa satisfaction de pouvoir boire et manger à souhait (le mot « chantier » désignant une pièce du tonneau puis, par extension, le cellier). Le contexte en est le suivant : la femme que le poète a aimée jusqu’ici (Bien est verté que

j’ay amé / Et ameroie voulentiers), il est à présent, poussé par la

nécessité, contraint de s’en détourner (Mais triste cuer, ventre affamé /

Qui n’est rassasié au tiers / M’oste des amoureux sentiers) : faute de

ressources matérielles, il préfère se retirer et céder sa place pour que quelqu’un d’autre, plus riche que lui, s’offre ces plaisirs (Au fort,

quelqu’ung s’en recompence, / Qui est ramply sur les chantiers !) car,

comme dit le proverbe, la danse de l’amour vient du ventre (Car la

dance vient de la pance). Pour Lucien Foulet, sous le septième vers de

la strophe se cache un nom propre, celui d’Ythier Marchant, le rival amoureux de Villon nommément désigné à deux reprises dans son œuvre : à la strophe XI du Lais (Item, a maistre Ytier Merchant, /

Auquel je me sens tres tenu, / Laisse mon branc d’acier tranchant…)

et à la strophe XCIV du Testament (Item, a maistre Ythier Marchant, /

57. Nous donnons au mot le genre féminin préconisé par les dictionnaires dont Tzara, à la différence de Saussure, suit les prescriptions.

Auquel mon branc laissay jadiz, / Donne, mais qu’il le mecte en chant, / Ce lay contenant des vers dix…) :

Qui est RAMplY sur les CHAN-TIERS

3 1 4 2

= Ytiers Marchan Cette lecture cryptographique aura l’effet d’une véritable épipha- nie chez Tzara 58, qui très vite mettra en lumière une deuxième va-

riante de l’anagramme, dissimulée sous la première : un vrai crypto- gramme, au sens saussurien du terme, qui non seulement venait confirmer l’intuition de Foulet, mais qui le mettait sur la piste d’une découverte autrement importante, à savoir le principe de composition de la totalité du Testament. Selon ce principe, les lettres de l’anagram- me sont distribuées symétriquement par rapport à un centre, constitué d’un ou de deux signes alphabétiques, comme les deux volets d’une feuille pliée sur elle-même : « ainsi, lors de la recherche d’une telle anagramme, il se vérifiera qu’à une lettre faisant partie du mot ou des mots de l’anagramme, correspondra par symétrie une autre, les deux étant placées, si l’on considère chaque caractère comme une unité de mesure, à une égale distance du centre » (Tzara 1991 : 11). Pour Tristan Tzara la symétrie est la clé du procédé59 :

Q U I E S T R A M P L Y S U R L E C H A N T I E R + + + + + + o o + + o o + + + + + + 4 6 14 9 12 7 1 5 10 11 8 13 2 3

= Itiers Marchant Le lecteur aura sans doute remarqué dans la transcription du vers de Villon la modification intervenue dans la locution sur les chantiers, ici – symétrie oblige – transcrite au singulier : sur le chantier. C’est qu’il faut faire l’élision du morphème du pluriel, indûment introduit par les copistes pour justifier la rime riche sentiers / *chantiers. On note, inversement, que le nom d’Itier développe au résultat un -s final qu’il ne présente pas sous sa forme habituelle. C’est là, précise Tzara, une latitude admise par l’orthographe de l’époque, une difficulté dont on peut, par ailleurs, aisément venir à bout en supprimant le s excédentaire du verbe est (lettre n° 6), élision qui corollairement aura pour effet d’annuler sur l’autre volet du diptyque le t du mot chantier (lettre n° 2) et donnera comme résultat la forme simplifiée *Itier

58. C’est l’auteur lui même qui qualifiera la découverte de Foulet de « révélation » (Tzara 1991 : 10).

59. Je ne résiste pas à la tentation de reproduire ici la première phrase de la conférence prononcée par P. Valéry à l’Université des Annales le 12 janvier 1937 sur Villon et Verlaine où, assez curieusement bien que pour de tout autres raisons, l’auteur en appelle visionnairement pour retracer la trajectoire des deux poètes à un principe de symétrie : « Rien de plus facile […] que de rapprocher les noms de François Villon et de Paul Verlaine. Ce n’est qu’un jeu pour l’amateur de symétries historiques… » (Valéry 1957 : 427).

Marchan, conformément à la règle, maintes fois vérifiée si l’on en

croit l’auteur, selon laquelle l’absence ou la présence des lettres terminales d’un nom est facultative. C’est le début des complications : les accommodements commencent.

En effet, le lecteur du Secret de Villon assiste très vite au déploie- ment d’un arsenal de mesures, sous-règles, licences et clauses d’ex- ception destinées à corriger les imperfections résultant de l’application stricte du principe de symétrie postulé par Tzara, qui ne tardera pas à verser à son tour, comme l’avait fait Saussure un demi-siècle aupara- vant, dans une sorte de délire axiomatique. La symétrie reste le maître mot de la découverte mais, pour l’auteur, les fluctuations orthogra- phiques auxquelles sont sujets les écrits médiévaux demandent à tout le moins quelques aménagements. À la différence toutefois de Saus- sure dont la théorie présente un caractère évolutif qui voue la recher- che à une quête incessante de preuves et de témoignages, Tzara est d’emblée conscient de la nécessité de procéder à des ajustements, de sorte qu’il répertorie lui-même, en leur assignant, selon une gradation ascendante, le statut de simple tolérance, celui de liberté plus ou moins plausible ou celui de licence, une quinzaine de sous-règles dont nous ne jugeons pas utile pour notre propos de rendre compte ici. Retenons simplement, malgré l’énorme distance qui semble séparer, tant dans leur démarche que dans leur finalité ultime, la recherche de Ferdinand de Saussure et celle de Tristan Tzara, la prégnance du principe binaire que les deux auteurs découvrent par des voies diffé- rentes et érigent en garant de leurs recherches respectives : si pour Saussure qui, frappé par le binarisme du Saturnien, ira jusqu’à consigner en majuscules dans l’un de ses cahiers la phrase maintes fois citée Numero Deus pari gaudet (Starobinski 1971 : 23), le vers est le lieu d’un anéantissement mathématique où s’opposent et s’annulent lettre à lettre voyelles et contre-voyelles, consonnes et contre-conson- nes, pour Tzara le texte, gouverné par un principe de chiralité, devient le lieu d’un redoublement spatial où chaque lettre, passant du métrique au symétrique, doit aussi trouver « de l’autre côté du miroir », c’est-à- dire de part et d’autre du seul inversif, sa contre-lettre pour valider l’anagramme. À cinquante ans d’écart, Saussure et Tzara assoient tous deux leurs hypothèses sur l’intuition d’une loi de couplaison qui conduit, chez l’un, à l’anéantissement du signifiant – la poésie, écrit Francis Gandon citant Bataille, est « un sacrifice dont les mots sont les victimes » (2000 : 35) –, chez l’autre, à une sorte de redéfinition euclidienne de l’espace textuel. Et il n’est pas jusqu’à l’argumentation par enthymème à laquelle succombe l’ancien dadaïste (ce que je dis n’est qu’une infime partie de ce que je vois qui n’est à son tour qu’une infime partie de ce qui est) qui ne fasse penser aux arguments épidictiques du linguiste genevois lorsque, trouvant des anagrammes « là même où il traque leur absence » (Fehr 2000 : 196), il prétend

que, malgré leur foisonnement apparent, les anagrammes signalés dans les textes ne sont, quantitativement parlant, rien au regard de ceux qui s’y trouvent effectivement : « il n’y a qu’à se baisser – écrit-il dans un courrier adressé à Charles Bally – pour [en] ramasser à pleines mains » (Gandon 2002 : 16). Il n’en va pas autrement dans l’extrait suivant de Tzara où l’argumentation ne prend, dans un premier temps, l’allure de la concession que pour mieux évoquer, à la fin, la puissance anagrammatique du discours villonien :

J’ai dû recourir à certaines corrections qui m’ont paru vraisemblables […] Le nombre de ces cas est relativement réduit et si l’on peut me reprocher d’avoir torturé certains vers, en forçant leur graphie, pour à tout prix en extraire les anagrammes, il faut dire que, dans d’autres cas, nombre d’entre elles ont dû m’échapper. Il subsiste très probablement des noms, en dehors de ceux que j’ai recherchés – et peut-être des tronçons de phrases –, que Villon a dissimulés dans la trame de ses vers. (Tzara 1991 : 46-47)

Mais la découverte de cette loi de couplaison se double très vite d’une autre découverte, car le vers qui met en cause Ythier Marchant recèle aussi dans l’espace de ses vingt-cinq lettres le nom de celle que Villon avait, avant que Marchant n’en fît sa maîtresse, aimée profondément : Catherine de Vaucelles.

Q U I E S T R A M P L Y S U R L E C H A N T I E R + + + + + + + + + 5 1 4 2 8 3 7 9 6

= Catherine Enflammé par sa découverte, Tzara décèle, ensevelis sous les vers du Testament, de nombreux autres cryptogrammes construits en obser- vance plus ou moins rigoureuse du principe de symétrie postulé. En prise directe avec le drame « personnel » d’un François Villon éperdu- ment amoureux de Catherine de Vaucelles qui, très vite, lui préféra le riche Ythier Marchant, les noms anagrammatisés tissent une deuxième trame, une fiction seconde, qui bien qu’uniquement accessible au lec- teur initié, témoigne pour Tzara de l’unité du projet auto-biographique du poète parisien. Il fait alors l’hypothèse que Villon, contrairement à ce qu’affirment ses biographes qui en font un coureur de tavernes et un trousseur de jupons, n’aima de son vivant qu’une femme, Cathe- rine de Vaucelles, que celle-ci l’éconduisit au profit d’un autre, et que, dépité, le poète finit par en faire la cible de ses dards les plus amers et de ses reproches les plus acrimonieux et, parfois, les plus bassement offensants : ah si seulement celle qu’il avait servie de si bon cœur et qui finit par lui causer tant de souffrance et de tourment lui avait d’emblée dévoilé ses véritables intentions… (Se celle que jadiz

servoye / De si bon cueur et loyaulment, / Dont tant de maulx et griefz j’avoye / Et souffroye tant de tourment, / Se dit m’eust au commence- ment, / Sa voulenté, mais nennil, las ! / J’eusse mis paine aucunement

/ De moy retraire de ses las.) C’est sous le premier vers de ce huitain

LXV que Villon choisira de dissimuler une nouvelle fois le nom de celle qui causa sa perte : se celle que jadis servoyie. En figure :

S E C E L L E Q U E J A D I S S E R V O I E + o + + + o + + o + + o + + + o + 7 10 9 2 5 8 4 1 6 12 11 3

= Vauselles De même, assez spectaculairement et tout aussi symétriquement, le nom revient dans trois des huit vers du Lais III :

Je le feiz en telle façon,

Voyant celLE deVAnt mES yeULt = Vauselle Consentant a ma deffaçon,

Sans ce que ja luy en fust mieulx ; Dont je me dueil et plains aux cieulx,

En rEqUeranS DELLE VengAnCE = Vauselles A tous LeS DiEUx VEnErieuLx = Vauselle Et du grief d’amours allegence.

Le Testament et le Lais sont donc truffés d’anagrammes que Tzara ne se limite pas à platement répertorier : il en perce à jour la raison d’être, qui est de modifier par une lecture, qu’il y a tout lieu de définir comme subliminale, le sens du vers qui en est porteur, réinterprété à la lumière du « drame personnel » de Villon. La découverte prend ainsi l’allure d’une réaction en chaîne : chaque anagramme conduit à la mise en lumière de nouvelles anagrammes, des noms d’abord, comme Jean le Cornu, Noé Jolis, Sarmoye, Perinnet, Tabarie, tous témoins ou personnages du drame villonien, mais aussi des pseudonymes comme le nom de Denise par lequel sera aussi désignée Catherine, sans ou- blier la signature de François Villon lui-même, inscrite en toutes lettres dans un vers comme Voyant de l’enfer les discors (dans la

Cornerie des anges). Puis, de proche en proche, ce sont des phrases

entières, injurieuses à l’égard de celle que le dépit pousse désormais à dénigrer sans ménagement, que Tzara dégage des vers du Testament où Villon, tour à tour, affiche (tout en la cryptant) sa relation avec Catherine (Villon queuta Vauselle) et dénonce la légèreté amoureuse de sa maîtresse (Jolis a queté Vauselle, Le Cornu queuta Catheryne, etc.). Il apparaît alors que, saisie dans sa dimension anagrammatique, l’œuvre de Villon n’est autre chose que « le roman d’un amour déçu » (Tzara 1991 : 61). La violence démesurée des attaques dont il accable sa bien aimée n’est, par une « dialectique subtile » dont la psychologie humaine connaît bien la clef, que l’expression tumultueuse de l’« amour inavoué » et finalement démesuré qu’il lui porte. « C’est là – écrit Tzara – le véritable secret de Villon : son amour déraisonnable, son amour sans espoir, perdu mais qui aurait pu être, caché et contredit par une ferveur qui a engagé la totalité de sa vie, ses actes et sa poésie » (ibid. : 61).

Persuadé de l’unité du projet narratif du Testament qu’il considère désormais comme un « rommant », Tzara se lance à corps perdu dans la quête des anagrammes « qu’il note sur toutes sortes de bouts de papier (ce qui permet de dater son cheminement), au dos d’une circulaire du CNE, d’une invitation à une exposition, d’un tract pour l’arrêt des tortures en Algérie… » (Béhar dans Tazra 1991 : 539). Il en découvre un total de 1 235 : « en réalité – explique Henri Béhar – un essai à l’aide d’un logiciel informatique […] prouve qu’en usant des mêmes licences graphiques, la règle de symétrie posée par Tzara, appliquée aux mêmes vers, en recherchant les mêmes noms, aurait pu produire trois fois plus d’anagrammes » (Tzara 1991 : 534). « Hanté par l’intrusion du hasard » (ibid. : 544), Tzara sera d’ailleurs tenté, comme l’avait été Ferdinand de Saussure, par le calcul statistique et la quantification, mais là où la démarche mathématique ne revêtira chez le linguiste genevois, pourtant tout aussi assoiffé de preuves suscep- tibles d’éliminer le hasard, qu’un caractère fantasmatique et pour ainsi dire compensatoire, elle sera, du moins le croira-t-il avant d’en connaître les résultats, investie pour le père du dadaïsme d’un carac- tère probatoire. Aussi ira-t-il pour se donner la preuve chiffrée de ses allégations jusqu’à solliciter « un professeur de mathématiques, M. Puisségur, en lui faisant part de sa méthode et de son incertitude » (ibid. : 544). Le résultat s’avèrera décevant : les chiffres que lui com- munique le professeur 60 sont plutôt de nature à dissuader Tzara de

poursuivre sa quête qu’il n’abandonnera pourtant pas « dans la mesure où le relevé des anagrammes [était] trois ou quatre fois supérieur à ce que donne l’évaluation théorique » (ibid.). Bien au contraire, Tzara se défend du calcul des probabilités « très ingénieusement » appliqué par le mathématicien en invoquant, entre autres, la nécessité de pratiquer l’art de « translater » le texte selon les enseignements d’Aristote, en faisant intervenir, à côté des lettres actualisées, des lettres « non apparentes » (ibid. : 526-527) : la lettre a partie liée avec l’invisible…

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de mettre en regard les démarches de Tzara et de Saussure, le salut que l’un croit devoir chercher dans les chiffres de la quantification, l’autre pensant pouvoir le trouver dans les lettres de l’Histoire. Ainsi, à propos des ana-

60. « … alerté par les découvertes anagrammatiques de Tzara – explique Henri Béhar –, [Puisségur] écrivit de Mimizan à Tzara le 24 août pour lui faire part de l’influence du hasard dans les anagrammes à lettres discontinues. Celui-ci répondit pour évoquer les licences orthographiques de l’époque et lui expliquer la symétrie de rangement des lettres. En conséquence de quoi le mathématicien lui adressa, de Poissy, une nouvelle note de sept feuillets, le 1er novembre 1961, concluant au seul effet du hasard, d’après

son calcul des probabilités. Son raisonnement est exposé dans l’article “Rabelais, Dada et les probabilités”, publié par le Bulletin de l’Association des professeurs de mathéma-

tiques de l’enseignement public, n° 277, janvier-février 1971, p. 9-23, et par le Bulletin de l’Association des Amis de Rabelais et de la Devinière, t. II, n° 10, p. 335-340 »

grammes qu’il a relevés dans Catullocalvos, Saussure, s’adressant à Pascoli, son auteur, affirme préférer s’en remettre directement, pour écarter la part de hasard due « au jeu naturel des chances sur les 24 lettres », à son témoignage de poète héritier d’un savoir-faire immémorial plutôt qu’au « talent d’un mathématicien exercé » :

Il y a quelque chose de décevant dans le problème qu’ils posent, parce que le nombre des exemples ne peut pas servir à vérifier l’intention qui a pu présider à la chose. Au contraire, plus le nombre des exemples devient considérable, plus il y a lieu de penser que c’est le jeu naturel des chances sur les 24 lettres de l’alphabet qui doit produire ces coïncidences quasi régulièrement. Comme le calcul des probabilités à cet égard exigerait le talent d’un mathématicien exercé, j’ai trouvé plus court, et plus sûr, de