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Chapitre VI : La théorie freirienne de l’émancipation

1. Vie et œuvre de Paulo Freire

Au cours du Soli-lab, plusieurs membres de l’entreprise sociale Solitéar ont tenté d’approfondir leur connaissance de la pédagogie émancipatrice freirienne pour en faire l’une des sources de leur action sociale. Au cours de rencontres d’éducation populaire, notamment, ils ont exploré en profondeur l’œuvre de Paulo Freire, tout en discutant du sens de ses concepts et de leur application en pratique. Aux côtés des entrepreneurs sociaux, j’ai pu moi aussi découvrir les principes moteurs de la théorie freirienne de l’émancipation, et par là même comprendre la force de son influence sur les pratiques de gestion mises en œuvre par les acteurs de Solitéar. Fruit de mes recherches et de mes lectures, la première partie de ce chapitre se propose de présenter la vie de Paulo Freire (1.1.) et d’exposer les principes de sa « méthode » d’alphabétisation (1.2.) et de sa pédagogie critique (1.3.), avant de mettre en évidence l’influence de son œuvre aussi bien au Brésil que dans le reste du monde (1.4.).

1.1. Biographie de Paulo Freire

Paulo Reglus Neves Freire est né le 19 septembre 1921 à Recife, capital de l’Etat du Pernambouc, qui était à l’époque l’une des régions les plus pauvres du Brésil. Dès son plus jeune âge, il a connu les difficultés propres à la classe populaire. Le maigre salaire de son père, lieutenant de police, ne couvrant que trop peu les dépenses du ménage, comprenant Paulo, ses parents, ses trois frères et sa grand-mère maternelle, la famille Freire a dû faire face à de rudes restrictions alimentaires. La mort de son père, lorsqu’il avait 13 ans, n’a fait qu’aggraver cette situation de précarité. Sa mère, brodeuse et cuisinière, s’est ainsi employée à de nombreux efforts pour parvenir à nourrir sa famille. Aussi, déterminée à garantir une bonne éducation pour son fils cadet, Paulo, celle-ci a longuement recherché une institution secondaire qui puisse l’accueillir et le former gratuitement. Grâce à ses efforts, le jeune Paulo Freire a été accepté au Collège Osvaldo Cruz, où il est demeuré sous la protection de son directeur, Dr. Aluízo Araújo, qui deviendra quelques décennies plus tard son beau-père, lorsque Paulo Freire épousera la fille du Dr. Aluízo, Ana Maria Araújo Freire.

A sa sortie du lycée, en 1943, Paulo Freire s’est inscrit à la Faculté de Droit de Recife et a obtenu son diplôme trois ans plus tard. Peu séduit par l’exercice de la profession d’avocat, il a décidé d’entrer au Service social de l’industrie (SESI) – un organe de formation professionnelle fondé durant la dictature de Getúlio Vargas – et au Service d’extension culturelle de l’université de Recife. Ayant dès lors l’opportunité de venir à la rencontre d’agriculteurs et d’ouvriers de plusieurs régions du Pernambouc, Paulo Freire a pu construire les fondements de sa « méthode » d’alphabétisation. En 1946, il a été nommé directeur du Département d’éducation et de culture du Service social de l’Etat du Pernambouc et a pu pleinement mettre en œuvre sa nouvelle pédagogie de lutte contre l’illettrisme.

Les principes de sa philosophie de l’éducation ont d’abord été mis en forme au sein de sa thèse, rédigée pour intégrer le corps professoral de l’Ecole des Beaux-Arts du Pernambouc et intitulée « Education et Actualité brésilienne ». Par la suite, ses expériences de terrain en tant qu’éducateur au service des populations rurales lui ont permis d’enrichir sa proposition

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pédagogique. Le succès de ces expériences lui a valu d’être convié par le président progressiste de l’époque, João Goulart, à coordonner un Programme national d’alphabétisation. En parallèle, Paulo Freire s’est engagé aux côtés de militants, d’artistes, d’étudiants et d’universitaires dans la formation de Cercles de culture populaire et de Mouvements de culture populaire, visant à proposer une éducation libératrice aux classes populaires. Le travail pédagogique et politique de Paulo Freire a toutefois été brutalement interrompu par le coup d’état militaire de 1964 qui a entraîné sa révocation en tant que professeur et l’a conduit à l’exil, à la suite d’une période d’emprisonnement de 72 jours.

Paulo Freire est donc parti en Bolivie, puis au Chili où il a rencontré un climat social et politique plus favorable au développement de sa pédagogie critique. Ainsi, cinq ans durant, Freire a mis en œuvre plusieurs programmes d’alphabétisation dans le pays, appuyé par les réformateurs de l’Institut chilien de formation et de recherche pour la réforme agraire (Instituto de Capacitación e Investigación en Reforma Agraria do Chile). En 1967, le pédagogue brésilien a publié son premier ouvrage, Education comme pratique de la liberté, un concentré de ses expériences de terrain et aussi une première esquisse de sa pédagogie libératrice. Son œuvre principale, la Pédagogie de l’opprimé, a été écrite un an plus tard et publiée tout d’abord en anglais en 1970. L’œuvre ne parviendra au Brésil qu’en 1974, au moment de la période de libéralisation politique entamée par le général Geisel, alors au pouvoir.

En 1969, Paulo Freire a été invité par l’université d’Harvard à conduire des recherches au sein du Centre d’études du développement et du changement social. En 1970, après un an passé à Cambridge (Massachusetts), il s’est rendu à Genève, en Suisse, où il a travaillé durant dix ans comme conseiller pédagogique au service du Conseil mondial des Eglises. Durant cette période, il a eu l’occasion de participer à la mise en œuvre de réformes éducatives pour les anciennes colonies portugaises de Guinée Bissau, de São Tomé et Príncipe, et du Mozambique. Il a développé dans ces pays récemment émancipés des programmes d’alphabétisation centrés sur la lutte contre l’esprit colonisateur et la valorisation de la culture nationale.

En 1980, après 16 ans d’exil, Paulo Freire a pu retourner à sa terre natale pour, selon ses propres mots, « réapprendre le Brésil » (voir Figure 24 ci-après). Il a alors poursuivi sa carrière de professeur à l’université étatique de Campinas (UNICAMP) et à la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo (PUCSP), tout en continuant la mise en œuvre de programmes d’alphabétisation pour adultes.

En 1989, Paulo Freire a été nommé Secrétaire d’éducation de la ville de São Paulo et a donc intégré l’équipe de la maire Luíza Erundina, membre du Parti des Travailleurs (PT). Durant son mandat, il a développé de nombreuses campagnes d’alphabétisation et a travaillé à la reformulation des programmes scolaires et à la revalorisation salariale du personnel de l’enseignement. En 1991, a été fondé l’Institut Paulo Freire afin de pérenniser ses travaux d’éducation populaire et d’organiser la formation de nouvelles générations d’éducateurs.

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Figure 24 : Paulo Freire, aux côtés de sa femme Elza Freire (à gauche) et de sa sœur Stella (à droite) à son retour d’exil (extrait d’un journal datant de 1980).

Traduction : Reçu par ses amis et sa famille, le pédagogue Paulo Freire revient avec deux invitations pour donner des cours à São Paulo. // Freire est de retour, pour « réapprendre le Brésil »

Paulo Freire est aujourd’hui le patron de l’éducation au Brésil et l’une des figures les plus influentes de la pensée pédagogique dans le monde. Il a obtenu dans le courant de sa vie de nombreuses reconnaissances internationales et a donné son nom à de plusieurs institutions éducatives. Il s’est notamment vu attribuer le titre de docteur honoris causa par vingt-sept universités.

En 1997, Paulo Freire a publié son dernier livre intitulé Pédagogie de l’autonomie : savoirs nécessaires à la pratique éducative. Il est décédé le 2 mai 1997 à São Paulo.

1.2. La « méthode » d’alphabétisation freirienne

Au cours de ses travaux d’alphabétisation dans le nord et le nord-est du Brésil et au Chili, Paulo Freire a mis en œuvre un ensemble de techniques d’éducation permettant aux personnes illettrées d’apprendre à « lire le mot et le monde » (Freire & Macedo, 2005). Il n’a d’ailleurs jamais écrit de « méthode » d’alphabétisation à proprement parler – composée d’une série d’étapes et de démarches à suivre – même si Carlos Brandão, l’un de ses plus fidèles disciples brésiliens, a ainsi qualifié l’ensemble des techniques mises en œuvre par Paulo Freire sur le terrain (Brandão, 1981).

La « méthode freirienne » est en fait très éloignée des pratiques d’alphabétisation standards. Dans les années 1960, époque à laquelle Paulo Freire a commencé ses premières expériences

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d’enseignement, les pédagogues faisaient usage de livres d’alphabétisation (cartilhas), représentant les lettres de l’alphabet et les diverses compositions syllabiques, afin que les élèves déchiffrent des éléments de langage. Paulo Freire était absolument opposé à ce type de technique qui, selon lui, était totalement inadaptée à l’apprentissage des adultes. En effet, les adultes illettrés, bien que ne sachant ni lire ni écrire, appréhendent le monde à travers un ensemble de mots, de vocables, de proverbes, de chansons et de représentations imagées. L’essentiel est de partir de leurs expériences pour construire un programme d’alphabétisation ancré dans le réel des éduqués12. C’est là le point de départ de la « méthode » d’alphabétisation

freirienne (Brandão, 1981).

Cette « méthode » a pour ambition de permettre aux éduqués de comprendre leur univers et de l’appréhender de façon critique en vue de le réécrire, et donc le transformer (Freire, 1979a)13.

Ainsi, être alphabétisé, selon Paulo Freire, ne consiste pas seulement à déchiffrer un ensemble de codes linguistiques en apprenant l’alphabet, puis en composant des syllabes et des mots. A vrai dire, l’alphabétisation freirienne est un processus au travers duquel les éduqués prennent conscience des déterminants naturels, sociaux et culturels qui conditionnent leur existence, et comprennent qu’ils peuvent décider de les infléchir afin de conduire leur vie et leur destinée. Par la lecture et l’écriture, ils peuvent s’insérer socialement et culturellement dans le monde en tant qu’êtres autonomes (Rodrigues, 2011, p. 18).

Dans les années 1960, Paulo Freire a mis en place les premiers « cercles de culture », dans le but de promouvoir l’alphabétisation des populations rurales brésiliennes. A Angicos (Etat de Rio Grande do Norte), en juin 1963, il est alors parvenu à enseigner à lire et à écrire à 300 agriculteurs illettrés en près de 45 jours (Brandão, 1981). Au sein des « cercles de culture », Paulo Freire et les éducateurs qui l’ont accompagné ont mis en œuvre un ensemble de techniques d’éducation qui n’avaient encore jamais été testées auparavant. Ces techniques ont constitué les étapes du processus d’alphabétisation qui ont été plus tard théorisées par Paulo Freire dans son livre Education comme pratique de la liberté (1967).

Les « cercles de culture » organisés par Paulo Freire sont en fait des espaces de reconfiguration de la position des éducateurs dans la société (Rodrigues, 2011, p. 37). Ceux-ci sont considérés, non pas comme des transmetteurs de contenus, mais comme des « animateurs culturels » qui doivent aider les éduqués à élaborer une pensée autonome. Puisque « personne n’éduque quiconque », selon Paulo Freire (2014 [1978], p. 95), le rôle de l’éducateur est de conduire les éduqués à interroger le monde dans lequel ils vivent, malgré leurs incertitudes.

12 Pour des raisons de clarté, nous utilisons le terme « éduqué » et non « éduquant » pour traduire « educando »,

gérondif utilisé par Paulo Freire dans son œuvre pour signifier que l’éducation est un processus continué au sein duquel l’élève est un être actif.

13 Dans ce chapitre, nous faisons référence entre parenthèses aux dates de parution des ouvrages de Paulo Freire

au Brésil. Lorsque nous nous référons à une réédition, nous indiquons entre crochets la date originale de parution et entre parenthèses la date de l’édition ultérieure.

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Encadré 4 : Les étapes de la « méthode » d’alphabétisation de Paulo Freire (d’après Freire, 1967 et Brandão, 1981)

Première étape : La découverte de l’univers lexical (universo vocabular)

Les éducateurs présents sur le terrain s’immergent dans la réalité des éduqués, tentant, à travers l’exploration de leur univers lexical, de relever les mots, phrases, dictons, proverbes, ainsi que les manières de dire, de chanter et de traduire la vie qui sont employés par eux. Cette recherche engage aussi bien les éducateurs que les éduqués, lesquels doivent intervenir activement dans l’exploration de leur univers lexical.

Deuxième étape : Le choix des « mots générateurs » (palavras geradoras)

Des mots générateurs, au nombre de 16 à 23, sont choisis par les éducateurs dans la mesure où ils traduisent directement la réalité des éduqués. Ces mots doivent aussi revêtir une certaine richesse phonétique et phonémique, en vue de garantir le succès du processus d’alphabétisation.

Troisième étape : La création de situations existentielles propres aux éduqués

Chaque mot générateur soulève un ensemble de questionnements qui ont trait à la réalité concrète des éduqués et à leur insertion dans un contexte socio-culturel plus vaste. Les éducateurs organisent ainsi des débats à leur sujet pour que les éduqués viennent à questionner leur réalité et les déterminants de leur existence.

Quatrième étape : La création des « fiches de culture » (fichas de cultura)

Durant cette étape, les éducateurs réalisent les instruments du travail d’alphabétisation. Ils peuvent ainsi sélectionner des images, des photographies et des dessins qui permettent de mettre en scène les mots générateurs choisis. Ces représentations codifiées constituent des « fiches de culture » qui sont présentées aux éduqués afin de générer des discussions. De ces échanges émergent ainsi de nouveaux mots générateurs qui pourront être au cœur du processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

Cinquième étape : La création des « fiches de mots » (fichas de palavras) permettant la décomposition phonétique des mots générateurs

Chaque mot générateur choisi est décomposé en syllabes qui sont alors déclinées en d’autres syllabes à l’aide des voyelles de l’alphabet. Par exemple, pour le mot Benedito, on obtient :

Be – ne – di – to Be bi ba bu bo Ne ni na nu no Di de da du do To te ta tu ti

Les éduqués sont ainsi amenés à composer de nouveaux mots à partir de ces différentes syllabes en reconnaissant dans cette liste des sons qu’ils connaissent déjà. Une fois que tous les mots générateurs ont été décomposés de la sorte, les éduqués sont incités à construire des phrases, redécouvrant la réalité qu’ils connaissent déjà à l’aide des mots nouveaux qu’ils savent désormais lire et écrire.

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1.3. Les fondements de la pédagogie critique freirienne

A partir de ses expériences en faveur de l’alphabétisation des populations rurales, Paulo Freire a développé une véritable pédagogie critique, qu’il a exposée au sein de ses œuvres majeures : Education comme pratique de la liberté (1967), Extension ou Communication ? (1971), Action culturelle pour la liberté (1976), Pédagogie de l’opprimé (1978), Conscientisation (1979a), Education et changement (1979b), Pédagogie de l’espoir (1992), ou encore Pédagogie de l’autonomie (1997).

Le projet pédagogique défini par Paulo Freire dans ces ouvrages est un projet humaniste qui vise la libération des êtres humains opprimés. L’opprimé fait ainsi partie des « majorités humiliées, marginalisées et exclues du Brésil, de l’Amérique latine et du monde. Il est fondamentalement opprimé parce qu’il a intériorisé l’oppresseur qui étouffe sa voix, sa parole, son action autonome et sa liberté. Cet être opprimé a de nombreux visages : c’est l’exploité économique, c’est le condamné à l’ignorance, c’est le noir, l’indien, le métis, la femme, celui qui porte la marque de fabrication de la discrimination » (Boff, p. 9, 2014, notre traduction). Selon Paulo Freire, l’éducation peut redonner aux opprimés les moyens de se libérer de la domination et de la violence (Freire, 1978). Pour être libératrice, l’éducation doit toutefois dépasser la simple transmission de contenus de l’éducateur vers les éduqués en se distanciant des pratiques éducatives dites « bancaires ». Paulo Freire qualifie ainsi la pédagogie dominante qui impose aux éduqués de stocker un ensemble de connaissances au lieu de générer leurs propres savoirs (Freire, 1997). L’éducation « bancaire », en réprimant l’imagination et l’esprit critique des éduqués, enserre leur liberté d’agir et de penser et vise à renforcer le statu quo imposé par les élites dominantes. Elle est, selon Paulo Freire, à la source du système de domination qui vise à empêcher toute révolte des opprimés contre les oppresseurs (Freire, 1978).

La pédagogie critique freirienne prend racine dans plusieurs traditions philosophiques d’origine européenne : l’humanisme, le personnalisme, l’existentialisme, la phénoménologie et le marxisme (Gadotti, 1989). C’est toutefois à ces deux derniers courants que Freire a emprunté le plus d’éléments pour bâtir sa philosophie de l’éducation (Michels & Volpato, 2011). Influencé par les écrits d’Edmund Husserl, le pédagogue brésilien a théorisé le processus de connaissance à partir des principes de la phénoménologie. Selon Paulo Freire (1971), l’homme ne peut être pensé séparément du monde et des objets de connaissance qui le constituent :

Connaître est la tâche de sujets, et non d’objets. Et c’est en tant que sujet, et seulement en tant que sujet, que l’homme peut réellement connaître. [...] En relation avec le monde, agissant sur lui, l’homme se trouve marqué par les résultats de sa propre action. En agissant, il transforme ; en transformant, il crée une réalité qui à son tour « l’englobe », conditionne sa façon d’agir. Il n’est donc pas possible de séparer l’homme du monde, puisqu’il ne peut exister l’un sans l’autre (Freire, 1983 [1971], pp. 16-17, notre traduction).

Tout acte de connaissance implique, selon Paulo Freire, un acte de conscience, de soi-même et du monde. Ainsi les contenus de connaissance doivent-ils provenir de l’expérience même des éduqués. Ceux-ci peuvent réfléchir sur leur savoir pratique afin d’atteindre un niveau supérieur de connaissance et de conscience. Il s’agit là de la première phase de la « conscientisation »

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(Freire, 1979a). Toutefois, la réflexion n’est pas suffisante pour permettre aux éduqués d’acquérir une conscience critique. L’éducation, selon Freire, est une praxis politique unissant réflexion et action sur le monde. La conscientisation implique donc aussi une prise de position (Freire, 1978).

Inspiré par la théorie marxiste, Paulo Freire envisage la relation entre l’homme et le monde de façon dialectique (Michels & Volpato, 2011). Tout en étant déterminé par un ensemble de conditions naturelles, sociales et culturelles, l’homme peut prendre conscience de ces déterminants et choisir de les infléchir. L’éducation critique joue un rôle central dans cette transformation. Il s’agit d’un processus de connaissance, de réflexion et d’organisation collective portant sur les déterminants naturels et socio-culturels de la vie humaine, et sur la manière de les orienter pour mettre en œuvre un projet de société démocratique (Romão, 2011, p. 69).

Outre ses influences philosophiques, la pédagogie freirienne est aussi fortement marquée par la théologie chrétienne. Lecteur de Teilhard de Chardin, Emmanuel Mounier, Martin Buber et Erich Fromm, Paulo Freire, fervent chrétien, était toutefois très critique à l’encontre de la pensée réactionnaire de l’Eglise catholique (Streck, 1991). Plus proche de son courant progressiste, incarné par Tristão de Atayde au Brésil, il a voulu réconcilier pédagogie et théologie en faisant de l’amour, de l’humilité, de la foi et de l’espoir les éléments centraux du dialogue entre les hommes :

En se fondant sur l’amour, l’humilité, la foi dans l’homme, le dialogue devient une relation horizontale, d’où la confiance entre un pôle et l’autre découle naturellement. [...] Il n’existe pas non plus de dialogue sans espoir. L’espoir se trouve dans la propre essence imparfaite de l’homme, le conduisant à une quête éternelle (Freire, 2014 [1978], pp. 113-114, notre traduction).

La « pédagogie de l’espoir » (1994) développée par Paulo Freire rejette donc tout fatalisme en affirmant la nécessité pour les hommes et les femmes de s’unir et de lutter ensemble pour une société plus juste et plus fraternelle. Cette « pédagogie catholique de l’action » (Dullo, 2014) a d’ailleurs fortement influencé la réforme de la pensée chrétienne en alimentant notamment l’œuvre de la Théologie de la libération, dont le manifeste fondateur de Gustavo Gutiérrez (1970) a été publié trois ans après la rédaction de la Pédagogie de l’opprimé.

1.4. L’influence de l’œuvre de Paulo Freire

Paulo Freire est considéré comme l’un des plus influents théoriciens de l’éducation. Aux côtés de John Dewey, il demeure l’un des pédagogues les plus lus et les plus étudiés dans le monde. Il a d’ailleurs fortement influencé des penseurs brésiliens (Carlos Rodrigues Brandão, Moacir Gadotti et José Eustáquio Romão) et américains (Donald Macedo, Henry Giroux, Cornel West, Bell Hooks, Ira Shor et Peter McLaren), ainsi que des activistes, qui ont mis en œuvre des