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Chapitre II : Entrepreneuriat social et émancipation

2. Le potentiel émancipateur de l’entrepreneuriat

Depuis une quinzaine d’années, un programme de recherche critique en entrepreneuriat, aussi dénommé critical entrepreneurial studies (Calás, Smircich & Bourne, 2009), a fait son apparition sur le devant de la scène scientifique. Tout en dénaturalisant les perspectives fonctionnalistes dominantes, réduisant l’entrepreneuriat à de simples activités économiques, les approches critiques ont voulu rappeler les dimensions sociale et politique de l’action entrepreneuriale, dans le but de mettre en évidence son potentiel transformateur (Jennings, Perren & Carter, 2005 ; Spicer, 2011 ; Steyaert & Hjorth, 2006). Dans la droite ligne de ce projet critique, l’entrepreneuriat s’est vu représenté comme un phénomène libérateur, capable de mettre à bas les contraintes pesant sur l’individu, et a été de fait associé à la notion d’émancipation, un concept central au sein des études critiques en sciences de gestion (2.1.). Bien que très porteuse pour la réflexion, la thèse de l’entrepreneuring as emancipation (Rindova, Barry & Ketchen, 2009) demeure toutefois encore controversée en raison de son manque de validation empirique (2.2.).

2.1. L’émancipation au cœur de la recherche critique en sciences de gestion

La question de l´émancipation est au cœur des études critiques du management (CMS). En effet, l’enjeu fondamental des CMS réside dans un double objectif : dévoiler les forces idéologiques qui sous-tendent l’action managériale d’une part, et mettre à jour les aliénations qui en résultent afin de promouvoir l’émancipation des opprimés du système d’autre part ; et ce, en vue de mettre en place une société plus juste, fondée sur l’autonomie et la libre expression des facultés individuelles (Alvesson, 1985 ; Alvesson & Deetz, 1996, 2000). L'émancipation est alors définie comme « le processus à travers lequel les individus et les groupes se libèrent de conditions sociales et idéologiques répressives, en particulier de celles qui imposent sans raison valable des restrictions au développement et à l’expression de la conscience humaine » (Alvesson & Willmott, 1992, p. 432, notre traduction). Selon cette perspective, « l’émancipation est appréhendée comme un idéal à atteindre, toujours placé dans l’avenir et toujours soumis à l’incertitude du résultat » (Huault & Perret, 2011, p. 293). Il ne s’agit donc pas d’un résultat donné, mais d’une lutte continuelle pour conquérir l’autonomie.

Les CMS, qui puisent leurs racines dans la Théorie critique développée par les penseurs de l’Ecole de Francfort (tels Theodor Adorno, Herbert Marcuse et Jürgen Habermas), ont remis à jour, au sein du management et de la théorie des organisations, le projet émancipateur des sciences sociales remontant au début du XXe siècle (Alvesson & Willmott, 1992). Toutefois, nourries par les perspectives post-modernistes et post-structuralistes, les CMS se sont distanciées de la conception classique de l’émancipation développée par la Théorie critique, jugée trop élitiste et utopique. En effet, selon Alvesson et Willmott (1992), « la Théorie Critique accorde une importance primordiale au potentiel émancipateur de la raison et à sa capacité de réfléchir de façon critique à la manière dont la réalité du monde social, dont la construction de l’être fait partie, est produite socialement et donc capable d’être transformée » (p. 435, notre traduction). Cette prééminence accordée à la raison dans le processus d’émancipation occulte

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ainsi nombre de pratiques quotidiennes, plus terre-à-terre, qui constituent pourtant des actes de résistance contre les structures de pouvoir.

Au projet émancipateur trop intellectualiste de la Théorie critique, Alvesson et Willmott (1992) opposent un programme critique plus humble et plus concret, en appelant les chercheurs à se concentrer sur les processus de « micro-émancipation » qui interviennent sur les lieux de travail et de sociabilité. Cette vision « représente l’idée d’émancipation, non pas comme un vaste projet tout à fait intégré, mais plutôt comme un groupe de projets, dont chacun est limité dans l’espace et dans le temps, et aussi en terme de succès » (Alvesson & Willmott, 1992, p. 447, notre traduction). Délaissant l’étude des luttes abstraites censées renverser l’ordre social, les CMS doivent donc, selon ces auteurs, mettre en exergue des activités qui constituent, au sein des organisations, des formes de résistance aux mécanismes de contrôle du pouvoir managérial. Suivant cette nouvelle conceptualisation de l’émancipation, plusieurs chercheurs ont étudié les diverses formes de micro-résistance mises en œuvre par les employés des entreprises afin d’exprimer leur opposition aux règles et aux normes imposées par les instances managériales (Fleming, 2005 ; Jermier, Knights & Nord, 1994 ; Prasad & Prasad, 2000). Plutôt que de se centrer sur des luttes politiques, ces travaux ont voulu explorer les actions discrètes, quotidiennes et même inconscientes déployées contre le pouvoir en place, tout en rendant compte du point de vue des acteurs eux-mêmes au lieu de reproduire celui des pouvoirs dominants. Rêvasser, se prélasser, faire preuve de cynisme, d’antagonisme ou encore s’adonner à des pratiques interdites sur les lieux de travail (sexualité) ; tels sont des exemples de micro- résistance mis en exergue par la recherche critique en management (pour une revue complète, voir : Ackroyd & Thompson, 1999 ; Fleming, 2005 ; Spicer & Böhm, 2007).

Cette focalisation sur la micro-émancipation, au dépens de la considération d’actes de résistance de plus grande ampleur, a toutefois fait l’objet de nombreuses critiques (Contu, 2008 ; Ganesh, Zoller & Cheney, 2005 ; Huault, Perret & Spicer, 2014 ; Spicer & Böhm, 2007). Des études ont ainsi montré que les actes de micro-résistance n’ont généralement qu’un effet très limité sur les structures de pouvoir et ne peuvent pas modifier l’ordre social. Aussi, selon Huault et al. (2014), les conceptions centrées sur la micro-émancipation tendent à isoler les actes de micro-résistance des mouvements d’opposition plus vastes auxquels ils se rattachent souvent. Par conséquent, il est nécessaire de contextualiser toute forme d’opposition afin d’analyser pleinement sa dimension émancipatrice dans un cadre plus large d’oppression.

Même si les débats sur la question de l´émancipation au sein des CMS sont loin d’être clos, ils ont toutefois permis de recentrer l’attention des chercheurs sur l’un des objectifs centraux de la recherche critique depuis ses origines : garantir la libération des opprimés des mécanismes de contrôle et des systèmes d’oppression produits par les forces dominantes du monde social. La question de l’émancipation a ainsi pénétré le cœur des études critiques de l’entrepreneuriat en animant plusieurs polémiques entre les partisans de la thèse de l’entrepreneuring as emancipation et ceux qui préfèrent mettre en exergue la dimension oppressive des actions entrepreneuriales dans la société contemporaine. Ce sont ces débats que nous allons découvrir à présent, en analysant leurs principaux enjeux.

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2.2. Entrepreneuring as emancipation, une thèse controversée

Depuis les années 2000, les études critiques ont cherché à dépasser les définitions classiques de l’entrepreneuriat centrées sur la poursuite de nouvelles opportunités profitables pour mettre en avant la dimension transformatrice de l’entrepreneuring, c’est-à-dire de l’entrepreneuriat vu comme un processus (Hjorth, Holt & Steyaert, 2015 ; Steyaert, 2007, 2012). Ces études ont ainsi montré que l’action entrepreneuriale peut être le moteur d’un changement social susceptible de perturber le statu quo et d’imposer un nouvel ordre des choses (Calás, Smircich & Bourne, 2009). Dans la droite ligne de cette pensée, Rindova et al. (2009) ont avancé la thèse selon laquelle l’entrepreneuring revêtirait même un potentiel intrinsèquement émancipateur. Voulant étendre le champ de l’entrepreneuriat, les auteurs proposent de redéfinir l’action entrepreneuriale comme l’ensemble des « efforts résultant d’actions individuelles et collectives qui permettent de mettre à jour de nouveaux environnements économiques, sociaux, institutionnels et culturels » (p. 479, notre traduction).

Principes recherche sur l’entrepreneuriat Thèmes dominants de la Vision émancipatrice de l’entrepreneuriat

Recherche d’autonomie

Saisie des opportunités

Les acteurs cherchent à dépasser ou à éliminer les contraintes de leur environnement

Création de nouvelles

opportunités à travers l’innovation technologique

Les contraintes sont perçues dans toutes sortes

d’environnement : économique, social, technologique, culturel et institutionnel

Autodétermination

Les formes organisationnelles traditionnelles et légitimes augmentent les chances de survie Les partenariats avec des acteurs de haut rang permettent

d’augmenter la légitimité et les chances de survie

Les règles de l’engagement avec des fournisseurs de ressources clés reflètent une volonté de générer du changement

Des arrangements institutionnels peuvent être mis en œuvre afin de préserver le potentiel émancipateur

Faire des déclarations

Des investissements tangibles dans les technologies, les produits et le capital humain contribuent à donner du sens et de la valeur aux efforts de l’entrepreneur

Des moyens culturels et symboliques sont utilisés pour renforcer l’adéquation apparente entre les investissements et les valeurs, et les récits culturels

Faire des déclarations sur la volonté de changement est essentiel pour mobiliser des soutiens et générer du changement

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L’entrepreneuriat émancipateur, selon Rindova et al. (2009), se manifeste au travers de trois principes : la recherche d’autonomie (seeking autonomy), l’autodétermination (authoring) et le fait de faire des déclarations (making declarations). Ces éléments permettent d’imposer une nouvelle perspective sur l’entrepreneuriat, qui se distance considérablement des conceptions dominantes centrées sur la valorisation des opportunités et des ressources que les entrepreneurs parviennent à saisir et à générer (voir Tableau 5 ci-dessus). Selon un tel modèle, il n’existe pas foncièrement de différence entre l’entrepreneuriat traditionnel (for-profit) et l’entrepreneuriat social (not-for-profit), dans la mesure où tous les entrepreneurs cherchent en fait à générer du changement social au travers du dépassement des limitations imposées par leur environnement. Rindova et al. (2009) n’indiquent pas toutefois quelle est la nature exacte de ces limitations ni la manière dont les individus parviennent à les dépasser (Goss et al., 2011). Celles-ci sont seulement définies comme des barrières « de nature intellectuelle, psychologique, économique, sociale, institutionnelle ou culturelle » (p. 479), sans que l’on sache si elles restent statiques ou bien évoluent à mesure que les individus parviennent à les surmonter. Il demeure ainsi difficile d’identifier à partir de cette conception en quoi consiste exactement le processus d’émancipation mis en œuvre par les entrepreneurs. En effet, toute action entrepreneuriale serait-elle forcément émancipatrice ?

Verduijn et Essers (2013) ont fortement critiqué la thèse de l’entrepreneuring as emancipationen la dépeignant comme une vision romancée de l’entrepreneuriat, faisant de ce phénomène la clef de l’émancipation et de l’élévation humaine. Dans leur étude centrée sur les Pays-Bas, elles ont attaqué les discours politiques de valorisation de l’entrepreneuriat, en montrant que les facteurs socio-culturels sont souvent bien plus déterminants que les activités entrepreneuriales pour expliquer le gain d’autonomie des femmes entrepreneures. En conséquence, présenter les entrepreneurs comme des acteurs de l’émancipation consiste à bâtir une vision irréaliste de l’entrepreneuriat, bien trop éloignée de la réalité des acteurs. Prolongeant ces critiques, une étude quantitative conduite par Jennings et al. (2014) a même testé la thèse de Rindova et al. (2009) en analysant le potentiel émancipateur de l’entrepreneuriat dans les pays développés. A travers une analyse économétrique, les auteurs ont ainsi invalidé la proposition émancipatrice en montrant en quoi les activités entrepreneuriales des pays du Nord perturbent rarement le statu quo. La thèse de l’entrepreneuring as emancipation s’appliquerait donc à des contextes socio-économiques spécifiques, ceux des pays en développement, au sein desquels l’entrepreneuriat permettrait de lever nombre de barrières à la liberté des individus.

En conséquence, plutôt que de décider, de manière générale, si l’entrepreneuriat recouvre un potentiel émancipateur ou non, il est préférable de porter son attention sur des processus entrepreneuriaux particuliers, afin d’identifier en chacun d’eux les éléments qui permettent de perturber ou, au contraire, de renforcer l’ordre social en vigueur. L’entrepreneuriat revêt en effet des composantes à la fois émancipatrices et oppressives ; il se trouve à l’entrecroisement de plusieurs forces et ne peut donc être limité à une seule de ses composantes (Verduijn et al., 2014). S’appuyant sur la conception de Laclau (1996), pour lequel « il n’existe pas d’émancipation sans oppression » (p. 1), Verduijn et al. (2014) défendent une vision plurielle

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de l’entrepreneuriat, qui s’oppose à la conception univoque des partisans de l’entrepreneuriat émancipateur.

Selon que les conceptions qu’ils expriment sont micro- ou macro-centrées, et selon qu’elles sont focalisées sur le caractère émancipateur ou oppresseur de l’entrepreneuriat, les travaux sur l’entrepreneuriat sont répartis par Verduijn et al. (2014) en quatre catégories (voir Figure 3 ci- dessous).

Figure 3 : Les quatre conceptions de l’entrepreneuriat (d’après Verduijn et al., 2014)

La première catégorie regroupe les conceptions dites « utopiques » de l’entrepreneuriat, qui mettent en avant son pouvoir intrinsèquement libérateur. Créateur de bien-être et de richesse, l’entrepreneuriat pourrait ainsi poser les fondements d’un système alternatif au modèle capitaliste. Cette vision est illustrée par les travaux de Porter et Kramer (2011), lesquels conçoivent l’entrepreneuriat comme un moyen de créer une valeur partagée (shared value) qui puisse bénéficier à l’ensemble de la société et à la planète. Les conceptions « dystopiques », au contraire, mettent en exergue le « côté obscur » de l’entrepreneuriat en le présentant comme une idéologie visant à renforcer les structures oppressives du système capitaliste. Les travaux soutenant cette thèse sont ceux, par exemple, de Costa et Silva Saraiva (2012) et de Jones et Murtola (2012), qui révèlent l’emprise qu’exerce l’« idéologie entrepreneuriale » sur nos sociétés. La conception « paratopique » de l’entrepreneuriat, quant à elle, étant plus focalisée sur le réel que son équivalent dystopique, met en évidence les dommages collatéraux provoqués par l’entrepreneuriat. Ainsi, les études paratopiques sur le microcrédit montrent comment cette activité, censée permettre aux populations pauvres d’accéder à l’emprunt afin d’investir, peut en réalité les enfermer dans le cercle vicieux de la dette et aggraver leur situation économique (Bateman, 2011 ; Khavul, 2010). Enfin, la quatrième conception de l’entrepreneuriat, qualifiée par Verduijn et al. (2014) d’« hétérotopique », car elle présente des espaces alternatifs de l’émancipation, se concentre sur des pratiques concrètes permettant de favoriser l’autonomie et

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l’empowerment. Contrairement aux écrits utopistes, les études hétérotopistes, comme celle de Goss et al. (2011), montrent ainsi comment l’action entrepreneuriale permet de créer des espaces de liberté propices à la formation de visions et d’identités anti-hégémoniques.

Selon une telle perspective, coexistent de multiples formes d’entrepreneuriat, capables à des degrés divers de maintenir ou de transformer l’ordre social. Cette conception plurielle de l’action entrepreneuriale est d’ailleurs proche de celle défendue par Gibson-Graham (2008), promotrices de la thèse des « économies diverses ». Selon ces auteures féministes, on ne peut en effet regrouper l’ensemble des initiatives économiques autour de deux catégories essentialisées – « capitalistes » et « anticapitalistes » – sous peine d’appauvrir considérablement le sens et la portée de la notion d’alternative, en la rapportant sans cesse à ce qu’elle est censée remplacer. Il est nécessaire, au contraire, de reconnaître l’existence d’une multiplicité de modalités d’actions économiques alternatives, dont la spécificité repose sur leur mode de production, de rémunération et de commercialisation, ainsi que sur l’origine de leur conception (voir Tableau 6 ci-dessous).

Transactions Travail Entreprise

MARCHE SALAIRE CAPITALISTE

MARCHE ALTERNATIF Vente de biens public Marchés éthique du « commerce équitable » Monnaies alternatives Marché noir Echanges coopératifs Troc Marché informel MODE DE REMUNERATION ALTERNATIF Travail indépendant Coopérative

Main d’œuvre contractuelle Engagement réciproque En nature Travail forcé ALTERNATIVE CAPITALISTE Entreprise publique Capitaliste écologique

Firme socialement responsable Organisation à but non lucratif

NON-MARCHAND Flux domestiques Dons de cadeaux Echanges Allocations de l’Etat Crédits publics Glanage

Chasse, pêche, collecte Vol, braconnage

NON-REMUNERE Travail domestique Soins familiaux

Travail dans le voisinage Bénévolat Activités d’autosubsistance Esclavage NON-CAPITALISTE Communautaire Indépendant Féodal Esclavagiste

Tableau 6 : Une économie diverse (Gibson-Graham, 2008)

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Les approches de Verduijn et al. (2014) et de Gibson-Graham (2008) nous invitent finalement à dénaturaliser l’entrepreneuriat en étudiant ses manifestations concrètes au cœur des terrains sur lesquels il prend racine et se développe. Plutôt que de considérer l’action entrepreneuriale

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comme une voie alternative au système capitaliste, comme le suggèrent les utopistes, ou comme un mode d’oppression au service de l’économie néolibérale, comme l’avancent les dystopistes, il est nécessaire d’embrasser l’idée de diversité, afin d’envisager les effets multiples, et souvent contradictoires, induits par l’action entrepreneuriale. En conséquence, dans notre travail de recherche, nous nous engageons en faveur d’une conception hétérotopique de l’entrepreneuriat, en portant notre attention sur les pratiques concrètes des entrepreneurs sociaux qui sont susceptibles de favoriser l’émancipation. Toutefois, nous ne délaissons pas pour autant les conceptions paratopiques, puisque notre regard se porte aussi sur les limites de l’entrepreneuriat social et sur ses manifestations négatives sur le terrain. Dans la suite de ce chapitre, nous allons dès lors présenter des travaux empiriques qui ont étudié l’émancipation en pratique, afin de montrer à quelles conditions l’entrepreneuriat social peut effectivement générer de l’empowerment au niveau individuel.

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