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Chapitre VI : La théorie freirienne de l’émancipation

2. Le processus d’émancipation selon Paulo Freire

La pédagogie freirienne est une pédagogie à visée émancipatrice. L’éducation critique est en effet considérée comme un moyen de mettre fin à l’oppression dans la société en permettant la libération des opprimés du pouvoir des oppresseurs. Opprimés et oppresseurs ne sont pas des figures déterminées, mais plutôt des archétypes qui permettent de penser le jeu de l’oppression et de la libération. Dans son œuvre, Paulo Freire privilégie d’ailleurs le terme de « libération » – qui apparaît 246 fois dans ses écrits – à celui d’« émancipation » – qu’il utilise seulement trois fois (Adams, Kern & da Rocha, 2014). Le mot « libération » (libertação), dans le contexte latino-américain, renvoie en effet aux luttes contre la puissance coloniale et se trouve donc revêtu d’un sens plus profond et plus fort que celui d’émancipation (emancipação), plus proche de la pensée philosophique d’origine européenne. Dans notre recherche, nous utiliserons toutefois les termes d’émancipation et de libération indifféremment. Cette prise de position n’est ni unique ni originale, dans la mesure où la plupart des auteurs citant Paulo Freire ne font pas non plus de distinction entre ces deux termes.

Le processus d’émancipation théorisé par la pédagogie freirienne repose sur un ensemble de dynamiques centrales qui permettent de penser le mode de libération des opprimés. Celles-ci ne sont pas des phases successives mais bien les leviers d’un processus qui vise à abolir l’oppression. Au sein de cette partie, nous présenterons ces dynamiques (2.1.), puis nous mettrons en évidence leur relation au sein d’une modélisation du processus d’émancipation freirien (2.2.).

2.1. Les dynamiques de l’émancipation

La pratique émancipatoire est, selon Paulo Freire, une praxis politique, unissant réflexion et action. Elle repose sur la conscientisation des opprimés, c’est-à-dire sur la prise de conscience de la situation d’oppression (2.1.1.) pouvant conduire à l’action libératrice. L’émancipation nécessite toutefois l’intervention de médiateurs – les éducateurs – qui par le dialogue (2.1.2.) et l’action dialogique (2.1.3.) peuvent conduire les opprimés à exprimer leur voix et à redéfinir leur existence en tant que sujets autonomes.

2.1.1. La situation d’oppression

Selon Paulo Freire, les êtres humains sont par essence incomplets ; toutefois, ayant conscience de leur incomplétude, ils peuvent se mettre à la recherche des réponses permettant de pallier leur manque. Cette recherche de plénitude constitue ainsi la vocation ontologique et historique de l’être humain ; hommes et femmes veulent et doivent être-plus (Freire, 1978). Les êtres humains qui ne peuvent participer à cette quête vitale, étant empêchés par d’autres d’accomplir leur vocation, voient leur liberté et leur humanité dérobées ; ce sont les opprimés du système, selon Paulo Freire, et leurs bourreaux sont les oppresseurs.

La lutte contre ce système est toutefois possible dans la mesure où l’oppression, loin d’être une fatalité, est un fait historique qui peut être infléchi par l’action humaine. La libération de l’oppression n’est toutefois pas une tâche facile pour les opprimés. Paralysés par la « peur de la liberté », ceux-ci ne parviennent pas tous seuls à s’extraire de la situation d’oppression :

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Mais les opprimés, accommodés et adaptés, « immergés » dans la logique spécifique de la structure dominante, craignent la liberté tant qu’ils ne se sentent pas capables de courir le risque de l’assumer. […] Tant qu’ils sont paralysés par la peur de la liberté, ils refusent d’appeler les autres à l’aide et d’écouter l’appel qu’on leur adresse ou qu’ils se sont adressés à eux-mêmes, préférant la grégarisation à la solidarité authentique ; préférant l’adaptation à laquelle leur non- liberté les réduit, plutôt que la communion créatrice qu’apporte la liberté, même quand on est à sa recherche (Freire, 2014 [1978], p. 47, notre traduction).

Les opprimés sont en fait tant immergés dans l’oppression qu’« ils projettent en eux l’ombre des oppresseurs » (Ibid., p. 46). Les normes et jugement formulés par ces derniers deviennent des diktats pour la conscience oppressée :

[Les opprimés] ont tellement entendu répéter qu’ils sont incapables, qu’ils ne savent rien, qu’ils ne peuvent rien comprendre, qu’ils sont malades, indolents, et que pour toutes ces raisons ils ne produisent rien, qu’ils finissent par se convaincre de leur incapacité (Ibid., p. 69, notre traduction).

En conséquence, les opprimés tendent à adopter une attitude fataliste, considérant la liberté comme un bien inatteignable, dont la possession serait même dangereuse et destructrice. Parfois même, ils croient se libérer de l’oppression en devenant oppresseurs à leur tour et en exploitant ceux qui autrefois les dominaient. Ce type de renversement ne peut toutefois mettre fin à l’oppression, car l’émancipation implique la libération des opprimés et des oppresseurs (Freire, 1978).

La question soulevée par la Pédagogie de l’opprimé est donc de savoir comment les opprimés, qui accueillent en eux la conscience de l’oppresseur, peuvent participer à leur propre libération. Paulo Freire estime que la libération commence par la prise de conscience des limites intrinsèques du pouvoir de l’oppresseur. Le pouvoir dénaturalisé par la critique peut ainsi être mis à bas par les opprimés. Cette praxis libératrice implique toutefois la présence de médiateurs, les éducateurs, qui par le dialogue permettent la conscientisation des opprimés.

2.1.2. Le dialogue

La pédagogie freirienne vise à briser la « culture du silence » (Freire, 2014 [1978], p. 238) qui s’installe au sein du système d’oppression. Elle doit permettre la libération de la parole des opprimés à travers l’instauration du dialogue critique. Cette pratique, qui engage les opprimés et les éducateurs, est au centre du processus d’émancipation freirien, dans la mesure où elle permet de réaffirmer l’humanité des opprimés en tant qu’êtres communiquants :

[...] le dialogue doit être compris comme quelque chose qui fait partie de la propre nature historique des êtres humains. Il fait partie de notre progression historique le long du chemin qui nous conduit à devenir des êtres humains. [...] De la sorte, le dialogue est une sorte de posture indispensable, dans la mesure où les êtres humains se transforment continuellement en des êtres critiques et communicatifs. (Shor & Freire, 2008 [1986], p. 123, notre traduction).

Aussi, il n’y a pas de dialogue, selon Paulo Freire, sans amour, humilité, foi, espoir ni pensée critique (voir Tableau 13 ci-dessous). Ces cinq éléments sont indispensables pour garantir que

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l’échange entre éducateurs et éduqués conduise à la prise de conscience critique de la situation d’oppression.

Eléments Caractéristiques

Amour

Les éducateurs doivent aimer le monde et les hommes. Ils ne peuvent cherchent à manipuler les opprimés-éduqués, mais doivent au contraire embrasser leur cause.

Humilité

Les éducateurs ne peuvent se montrer arrogants et estimer que la réalisation de l’émancipation est le fait d’une élite.

Foi Les éducateurs doivent avoir foi en le pouvoir

de transformation des opprimés-éduqués. Espoir Les éducateurs ne peuvent tomber dans le désespoir et tenter de fuir le champ de la lutte.

Pensée critique

Les éducateurs ne peuvent concevoir le monde comme un tout fixé à jamais. Ils doivent au contraire sans cesse le transformer en faveur de l’humanisation.

Tableau 13 : Les éléments-clés du dialogue selon Paulo Freire (1978)

Afin d’instaurer un dialogue critique, les éducateurs se doivent d’explorer le monde des opprimés pour comprendre comment ceux-ci vivent et perçoivent la réalité. En utilisant des méthodes proches des techniques d’alphabétisation (voir Encadré 4 ci-avant), ils vont explorer l’« univers thématique du peuple » (Freire, 2014 [1978], p. 121) et relever les « thèmes générateurs » qui permettent de problématiser sa situation d’oppression. Au cours du dialogue, les opprimés vont être amenés à « décoder » leur réalité locale, en vue de comprendre en quoi celle-ci s’inscrit dans un contexte plus ample :

L’investigation sera d’autant plus pédagogique qu’elle sera plus critique, et d’autant plus critique qu’elle cessera de se perdre dans les schèmes étroits des visions partielles, « parcellaires » de la réalité, pour se concentrer sur la compréhension de la totalité.

Ainsi, dans le processus de recherche de la thématique significative, doit déjà être présent le souci de la prise de conscience des problèmes que posent ces mêmes thèmes, des liens qui existent entre les uns et les autres, de leurs rapports avec l’environnement historico-culturel (Ibid., p. 139, notre traduction).

A travers la « décodification » des thèmes générateurs, les opprimés parviennent donc à interroger leurs perceptions de la réalité et à prendre de la distance par rapport à elles. Cet exercice critique les conduit à se confronter aux « situations-limites » (Jaspers, 1971) qui enserrent leur liberté, afin d’envisager les moyens de les dépasser. Paulo Freire utilise ainsi le concept de Karl Jaspers pour montrer que les obstacles qui encerclent les opprimés contiennent

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en eux-mêmes la possibilité de leur dépassement. Au travers du dialogue avec les éducateurs, les opprimés prennent dès lors conscience que ces obstacles ne sont pas infranchissables. Dépassant les « situations-limites », ils commencent à définir un « inédit viable », c’est-à-dire une réalité rêvée qui peut se substituer à la situation d’oppression.

L’« inédit viable » est l’un des concepts centraux de la pédagogie critique freirienne, puisqu’il s’agit de l’utopie concrète qui permet de mouvoir l’action humaine contre l’oppression :

The untested feasibility is not a mere combination of letters, or a meaningless idiom [...]. It is a word epistemologically constructed to express – with a great deal of emotional, cognitive, political, ethical, aesthetic, and ontological meaning – the dreams we are able to fight for in view of the human possibility to project whatever s/he wants and thinks [...] (Freire, 2002, p. 9).

Les hommes et les femmes doivent ainsi se projeter dans le futur, en vue de combattre l’oppression et réaliser une société plus humaine et plus juste. Toutefois, ils ne peuvent se libérer par la pure pensée critique. Leur émancipation passe par une praxis révolutionnaire qui est à la fois réflexion et action sur la réalité. En effet, l’action sans réflexion est pur activisme, selon Paulo Freire (1978), et la réflexion immobile est pur verbalisme. En conséquence, les opprimés doivent s’engager avec les éducateurs dans l’action dialogique pour transformer leur monde.

2.1.3. L’action dialogique

Paulo Freire considère la lutte contre l’oppression comme une « révolution culturelle » (Freire, 2014 [1978], p. 183). En effet, la transformation de la société nécessite que les opprimés, conscients de la situation d’oppression et convaincus de la nécessité de leur libération, deviennent les acteurs de leur propre développement. Ils ne peuvent en aucun cas être les objets d’une lutte révolutionnaire qui serait menée par d’autres en leur nom. Ils ne peuvent non plus être guidés par un ensemble de leaders populistes qui, à force de slogans, voudraient conduire l’action libératrice. Au contraire, la révolution, selon Paulo Freire, revêt un caractère essentiellement pédagogique. Les éducateurs, engagés dans le dialogue avec les opprimés, doivent lutter avec eux et non pour eux :

Educateurs et éduqués (leader et masse), orientés ensemble vers la réalité, se rencontrent dans une tâche dans laquelle les deux sont sujets, agissant non seulement pour déchiffrer cette réalité et donc la connaître avec un esprit critique, mais aussi pour la recréer. […] Alors la présence des opprimés dans la lutte pour leur libération, plus qu’une pseudo-participation, devient ce qu’elle doit être : un engagement (Ibid., pp. 77-78, notre traduction).

L’action dialogique des éducateurs, fondée sur le respect de la parole et de l’agir des opprimés, contraste avec l’action anti-dialogique des leaders populistes qui partagent sans le dire les méthodes et les préceptes des oppresseurs (voir Tableau 14 ci-dessous). Le rôle des éducateurs n’est pas de libérer les opprimés en cherchant à leur transmettre un ensemble de savoirs et de techniques, mais de leur donner les moyens de s’émanciper par eux-mêmes. Car, comme l’écrit Paulo Freire dans la Pédagogie de l’autonomie (Freire, 2015 [1997], p. 47, notre traduction), « enseigner n’est pas transmettre des connaissances, mais créer la possibilité de leur propre

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production et construction ». Ainsi, au travers de l’éducation, éducateurs et éduqués créent ensemble leurs objets de connaissance.

Principes de l’action dialogique Principes de l’action anti-dialogique La coopération

Les éducateurs s’engagent auprès des opprimés afin de les aider à dévoiler le monde de

l’oppression.

La conquête

Les oppresseurs mettent en forme des slogans et des mythes visant à contrôler l’esprit des opprimés.

L’union

Les éducateurs et les opprimés s’unissent et entrent en véritable communion.

Diviser pour maintenir l’oppression

Les oppresseurs promeuvent la division et l’opposition entre les opprimés.

L’organisation

Les éducateurs parviennent à trouver un équilibre entre liberté et autorité pour garantir l’organisation des opprimés, indispensable à leur libération.

La manipulation

Les oppresseurs cherchent à empêcher les opprimés de penser par eux-mêmes et de questionner la réalité.

La synthèse culturelle

Les éducateurs veillent à respecter les savoirs et la vision du monde des opprimés pour construire avec eux de nouvelles connaissances.

L’invasion culturelle

Les oppresseurs veulent imposer leur vision du monde aux opprimés afin de réprimer leur créativité et d’inhiber leur développement.

Tableau 14 : L’action dialogique des éducateurs face à l’action anti-dialogique des oppresseurs (d’après Freire, 1978)

Cette pratique pédagogique, par essence participative, est un acte politique qui alimente l’action dialogique en faveur de la libération. En effet, en montrant aux opprimés-éduqués qu’ils peuvent construire leurs objets de savoirs, l’éducateur reconnaît qu’ils peuvent transformer le monde :

En s’identifiant dès le début avec les éduqués, son action s’oriente en faveur de l’humanisation de chacun d’entre eux. En faveur de la pensée authentique et non dans le sens de la donation, de la livraison du savoir. Son action doit être imprégnée par une profonde croyance en l’homme. Une croyance en son pouvoir créateur (Freire, 2014 [1978], p. 86, notre traduction).

Etant donné qu’elle répond à la recherche incessante des êtres humains pour pallier leur incomplétude, l’éducation est un processus continu, ininterrompu, qui se refait constamment dans la praxis. Elle ne peut contribuer à l’émancipation que si elle s’insère dans un double mouvement critique : celui de la dénonciation du monde oppressif d’une part, et de l’annonce d’une nouvelle réalité d’autre part (Freire, 1976). Ce mouvement dialectique est au cœur de la conception freirienne de l’émancipation.

171 2.2. Le modèle dialectique de l’émancipation

Paulo Freire est l’auteur d’une pédagogie émancipatrice faisant de la pratique éducative le moteur de la libération des opprimés. S’opposant à une conception « bancaire » de l’éducation, fondée sur la transmission de savoirs et de techniques, il a voulu affirmer le caractère politique de l’éducation, dont l’enjeu est avant tout de permettre aux hommes et aux femmes de se transformer et de changer le monde dans lequel ils vivent. La pédagogie émancipatrice, fondée sur le dialogue entre éducateurs et opprimés, va donc à l’encontre de toute conception déterministe de l’histoire. Paulo Freire s’oppose en effet au « fatalisme libérateur » (2014 [1992], p. 71) qui consiste à penser le futur comme écrit d’avance et la libération comme le renoncement à toute action. Au contraire, selon lui, le futur est constitué d’un ensemble de possibilités que les êtres humains se doivent de réaliser en poursuivant leurs rêves et en fomentant des utopies. De fait, rêver est un « acte politique », dans la mesure où « il n’y a pas de changement sans rêve, ni de rêve sans espoir » (Freire, 2014 [1992], p. 126). Projeter des utopies permet aux êtres humains d’envisager une réalité alternative, afin d’éviter la fossilisation de la situation d’oppression et la perpétuation de l’insatisfaction, de l’inégalité et de la violence.

Les hommes et les femmes entretiennent un rapport dialectique au monde : tout en étant conditionnés par un ensemble de facteurs naturels, sociaux et culturels, ils peuvent aussi choisir de les modifier en vue de façonner une autre réalité (Freire, 1978). Cet acte créateur nécessite qu’ils dévoilent le monde tel qu’il est, en l’appréhendant de façon critique, afin de cerner leur positionnement au sein de la société. Ce dévoilement n’est toutefois pas suffisant pour permettre la conscientisation et ouvrir la voie à la libération. Il est ainsi nécessaire que les hommes et les femmes parviennent à prendre conscience de leur pouvoir transformateur et de leur capacité à modifier les relations qui les lient aux autres et au monde. L’utopie de la libération se réalise ainsi à travers un double mouvement : d’une part, le monde de l’oppression est dénoncé par l’exercice de la critique ; d’autre part, une nouvelle réalité est annoncée par l’action transformatrice (Freire, 1976). A travers ce processus dialectique de dénonciation et d’annonce, les êtres humains peuvent s’engager de façon permanente dans la transformation de leur être et du monde :

Bien évidemment, la conscientisation est liée à l’utopie, elle implique l’utopie. Plus nous nous conscientisons, plus nous devenons capables d’être des annonciateurs et des dénonciateurs, grâce à notre engagement en faveur de la transformation. Mais cette position doit être permanente : à partir du moment où nous dénonçons une structure déshumanisante sans nous engager dans la réalité, à partir du moment où nous prenons conscience de ce projet, si nous renonçons à l’utopie nous devenons bureaucratiques ; c’est là le danger des révolutions quand elles cessent d’être permanentes. Une possible solution de génie est la rénovation culturelle, cette dialectique qui, à proprement parler, n’est ni d’hier, ni d’aujourd’hui, ni de demain, mais est une tâche permanente de transformation (Freire, 1979a, p. 16, notre traduction).

A aucun moment dans son œuvre, Paulo Freire ne définit en termes précis ce qu’est l’utopie que doivent réaliser les êtres humains dans le monde. Il ne décrit pas non plus le type de société qui doit se substituer à la situation d’oppression. En vérité, chez Freire, l’utopie n’est pas une construction idéale mais un « mouvement dialectique de transformation des structures sociales,

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alimenté par l’“espoir” que l’homme peut toujours “être plus” au cours de l’histoire de son humanisation » (Felipe, 1984, p.73, notre traduction). A travers ce mouvement, les opprimés dénoncent la réalité présente et annoncent une utopie, un « inédit viable », en vue de « rendre possible l’impossible » (Freire, 2015 [1976], p. 98). Ce processus de conscientisation, fondé sur la réflexion et l’action face au réel, est un acte permanent, au service de l’humanisation. En conséquence, la dénonciation et l’annonce, inséparables l’une de l’autre, sont pris dans un mouvement continu, qui ne s’achève nullement lorsque la réalité annoncée se substitue progressivement à la réalité dénoncée :

Il n’y a pas d’annonce sans dénonciation ; de la même manière, la dénonciation donne naissance à l’annonce. Sans elle, l’espoir est impossible. [...] On ne peut pas parler d’espoir les bras croisés, passivement, dans l’attente. En vérité, qui attend rempli d’espoir vit un moment d’attente vain. L’attente n’a de sens que quand, pleins d’espoir, nous luttons pour réaliser un futur annoncé qui vient au jour à travers la dénonciation militante (Ibid., pp. 95-96, notre traduction).

La dialectique de la dénonciation et de l’annonce, qui est au cœur de la pédagogie émancipatrice de Paulo Freire, peut être schématisée sous la forme d’un modèle dynamique (voir Figure 25 ci-dessous). Ce modèle montre comment les opprimés, par le dialogue avec les éducateurs, peuvent acquérir une perspective critique sur le monde et parvenir à relativiser l’importance des obstacles qui s’opposent à leur liberté, afin de dépasser les « situations-limites » qui les contraignent. En envisageant un « inédit viable », qui se trouve au-delà de leurs conditions présentes, les opprimés s’engagent dans l’action dialogique, aidés des éducateurs solidaires de leur cause, pour parvenir à se transformer et à changer le monde. Ce processus de conscientisation ne prend toutefois pas fin au terme de la lutte contre l’oppression. Etant une quête au service de l’humanisation, la recherche de l’émancipation est par essence continue ; la réalité présente est dénoncée et transformée sans cesse, en fonction de l’utopie que les opprimés, et plus tard l’ensemble des membres de la société, projettent et embrassent.

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La pédagogie critique freirienne fait des éducateurs les figures motrices du processus