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Chapitre I : Qu’est-ce que l’entrepreneuriat social ?

2. Les conceptions théoriques de l’entrepreneuriat social

Objet depuis une dizaine d’années d’un nombre croissant de publications (Bacq & Janssen, 2011 ; Short, Moss & Lumpkin, 2009 ; Weerawardena & Mort, 2006), l’entrepreneuriat social est aujourd’hui considéré comme un domaine de recherche à part entière. En tant que champ académique, traversé de débats et d’oppositions théoriques, il s’est construit autour de divers courants de pensée proposant des modes divergents d’appréhender la signification de l’entrepreneuriat social et d’étudier ses différents objets. Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce chapitre, trois écoles dominent aujourd’hui le champ de l’entrepreneuriat social (Defourny & Nyssens, 2012) : l’école des ressources marchandes et l’école de l’innovation sociale – toutes deux nord-américaines – ainsi que l’école européenne menée par les chercheurs de l’EMES. Au cours des dernières décennies, ces trois écoles de pensée ont développé des conceptions de l’entrepreneuriat social qui ont progressivement revêtu le statut de paradigmes, c’est-à-dire de manières de voir et de penser autonomes, voire incommensurables (Kuhn, 1962). Nous allons à présent exposer chacune de ces conceptions, de manière à cerner tant leurs fondements et leurs méthodes d’analyse que leurs limites dans le cadre de l’étude des entreprises sociales.

2.1. L’entrepreneuriat social : un mouvement de professionnalisation des organisations à but non lucratif

Comme exposé précédemment, l’entrepreneuriat social, en tant que concept, prend racine aux Etats-Unis dans les années 1990, dans le contexte d’une réduction des dépenses publiques à destination des organisations à but non lucratif (Kerlin, 2006). A ce moment, John Dees, père fondateur de ce concept, en appelle à la diffusion « d’une approche entrepreneuriale des problèmes sociaux » (Dees, 2001, non paginé) au sein des organisations à finalité sociale. Selon lui :

The time is certainly ripe for entrepreneurial approaches to social problems. Many governmental and philanthropic efforts have fallen far short of our expectations. Major social sector institutions are often viewed as inefficient, ineffective, and unresponsive. Social entrepreneurs are needed to develop new models for a new century.

En se redéfinissant comme des « entrepreneurs sociaux », les dirigeants d’ONG et d’association devraient ainsi s’inspirer des méthodes de gestion du secteur privé, de manière à accroître l’efficacité de leurs actions et assurer la pérennité de leur organisation. Pour faire face à la diminution des sources de revenus traditionnelles et à l’augmentation consécutive de la concurrence entre les organisations à finalité sociale, tous sont invités à diversifier leurs ressources, en développant des activités marchandes qui leur permettent de générer un véritable chiffre d’affaires, voire quelques profits (Brunham, 2002; Johnsons, 2000). Les acteurs du secteur social pourront alors se délivrer de la dépendance aux dons et aux subventions, afin de s’engager dans la quête d’une totale autonomie financière, censée leur garantir une plus grande solidité et une véritable marge de manœuvre pour leur action sur le long terme.

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Bien que l’entrepreneuriat social ne se limite nullement au seul secteur des nonprofits, en englobant des structures à la fois lucratives et non lucratives (Austin, Stevenson & Wei- Skillern, 2006), pour les chercheurs de l’école des ressources marchandes, cette notion renvoie essentiellement, au sein du monde associatif, à un mouvement de professionnalisation des organisations à finalité sociale (Kerlin, 2006). Andersson et Helm (2012) parlent ainsi des « socially entrepreneurial nonprofits » pour décrire les organisations à but non lucratif copiant le modèle des businesses en vue de devenir plus compétitives, performantes et impactantes socialement. Une telle approche de l’entrepreneuriat social a d’ailleurs largement dépassé les frontières du territoire nord-américain. En France, par exemple, l’un des principaux promoteurs de l’entrepreneuriat social, Hugues Sibille, estimait il y a dix ans que la diffusion de ce mouvement se justifiait par la nécessité de « consolider les approches entrepreneuriales du monde associatif, sans les banaliser » (Sibille, 2008, non paginé). Sibille proposait alors de « faciliter les rapprochements entre associations, pour consolider économiquement certains secteurs, améliorer la qualité, faire des économies d’échelle », mais aussi de « diversifier les ressources financières des associations par le mécénat d’entreprises » et de « faciliter la transformation des associations qui le souhaitent en coopératives d’intérêt collectif (SCIC), qui sont des sociétés commerciales » (Ibid.).

A partir des années 2000, un arsenal de méthodes et d’outils de gestion a d’ailleurs été mis en œuvre par des praticiens, des consultants et des chercheurs américains de l’entrepreneuriat social, en vue d’accompagner les organisations à but non lucratif dans leur entreprise de professionnalisation (Dees, Emerson & Economy, 2001, 2002). Plusieurs de ces outils ont été empruntés au monde des affaires afin d’être utilisés tels quels par les entrepreneurs sociaux ; c’est le cas des plans d’affaires, des plans d’investissement et des méthodes de gestion des ressources humaines. D’autres outils, plus récents, proviennent quant à eux de l’univers des start-ups, comme le Design Thinking (Brown & Wyatt, 2010) et les méthodes du Lean Management (Ries, 2011). Au cours des dernières années, ces outils de gestion ont été largement appropriés par les incubateurs et les accélérateurs internationaux d’entreprises sociales (tels Ashoka et la Skoll Foundation), qui en ont fait la promotion auprès des manageurs d’organisations non lucratives. Par un effet d’isomorphisme, un grand nombre de gestionnaires d’association, d’ONG et de coopérative, en Europe comme aux Etats-Unis, ont commencé à adopter ces méthodes de gestion du monde des entreprises, en vue de présenter leur organisation comme une entreprise sociale légitime, c’est-à-dire comme une organisation efficace, responsable et soucieuse de la bonne utilisation de ses ressources (Dart, 2004 ; Nicholls, 2009). Dans plusieurs pays développés et émergents, marqués par la montée en force du néolibéralisme et du « nouveau management public » dans les administrations, des dirigeants politiques se sont appropriés les discours de promotion de l’entrepreneuriat social dans le monde associatif pour les intégrer à une stratégie plus vaste de redéfinition du rôle de l’Etat dans le secteur social. Que ce soit aux Etats-Unis sous l’administration de Bill Clinton, en Angleterre sous Tony Blair, ou au Brésil sous Fernando Henrique Cardoso, l’entrepreneuriat social a été présenté comme un nouveau modèle d’action sociale permettant de moderniser les services publics et de rendre les organisations à but non lucratif plus efficaces et plus professionnelles. En Angleterre, pays où le soutien institutionnel à l’entrepreneuriat social est le plus significatif (Nicholls, 2010b), la

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mise en valeur des entreprises sociales par le gouvernement blairiste a largement servi de justification au transfert de nombreux services publics vers des organisations de la société civile (Mason, 2012 ; Teasdale, 2012). L’accueil des sans abris, le traitement des jeunes drogués ou encore l’aide aux handicapés, autant de services autrefois assurés par des fonctionnaires, ont été progressivement incorporés à des associations, des coopératives ou des Community Interest Companies, financées en partie par des ressources provenant de l’Etat britannique.

Dans un tel contexte, la progression de l’entrepreneuriat social dans le secteur associatif a été interprétée par plusieurs chercheurs critiques comme la marque d’une marchandisation croissante de l’action sociale, jugée nocive pour l’engagement politique et humanitaire des organisations à but non lucratif (Bailis et al., 2009 ; Dempsey & Sanders, 2010 ; Eikenberry & Kluver, 2004). En se concentrant sur l’élaboration de produits et de services marchands en faveur des populations défavorisées, les associations, les ONG et les fondations auraient ainsi progressivement délaissé nombre de causes en lien avec la promotion de la démocratie, de l’égalité et des droits de l’Homme (Eikenberry, 2009). Qui plus est, en choisissant de développer des activités commerciales, plutôt que de rechercher des dons et des subventions pour financer leurs actions, les organisations non lucratives copiant le modèle des entreprises sociales risqueraient de perdre de vue leur objectif premier : servir les pauvres et les exclus en tant que bénéficiaires, et non en tant que clients et partenaires (Baines, Cunningham & Fraser, 2011 ; Brainard & Siplon, 2004 ; Keevers et al., 2012 ; Treleaven & Sykes, 2005).

Ce type de critiques a connu de fortes résonances sur le continent européen, où plusieurs chercheurs se sont penchés au cours des dernières années sur les résistances de certains praticiens à la diffusion de l’entrepreneuriat social dans le secteur associatif. Dans le cas de la France, Bonclet et Valéau (2012) ont mis en évidence les réticences de dirigeants d’association face à la montée d’une logique purement marchande, fondée sur la recherche de la performance sociale et la compétition pour des ressources raréfiées, au sein de l’économie sociale et solidaire. Selon ces deux auteurs, les « entrepreneurs associatifs », contrairement aux entrepreneurs sociaux, sont bien plus préoccupés par le développement de services compatibles avec leurs valeurs que par l’optimisation de leurs résultats sociaux. De telles analyses font d’ailleurs écho aux résultats de plusieurs études britanniques (Dey & Teasdale, 2013 ; Parkinson & Howorth, 2008 ; Seanor & Meaton, 2008) et allemande (Mauksch, 2012), qui mettent en évidence l’attachement des entrepreneurs du secteur social aux notions de partage, de communauté et de solidarité, plutôt qu’à celle de création de revenus. Selon Seanor et al. (2014), les praticiens de l’entrepreneuriat social en Grande-Bretagne, loin de louer à tout prix les bienfaits de l’autonomie financière, mettent souvent en avant l’importance de la recherche de dons, de subventions et de contrats publics pour compléter leurs revenus commerciaux. Adoptant rarement le statut d’entrepreneur social par passion, certains le font même par pur opportunisme, dans le but d’attirer l’attention des pouvoirs publics et d’obtenir des avantages financiers et de nouvelles opportunités pour développer leur action sociale (Dey & Teasdale, 2016).

En identifiant la notion d’entrepreneuriat social à un phénomène de professionnalisation du secteur associatif, l’on tend toutefois à limiter considérablement la signification de ce concept.

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Fort d’une riche conceptualisation (Verstraete, 2001), le terme « entrepreneuriat », présent dans « entrepreneuriat social », ne renvoie pas uniquement à la transformation de structures à finalité sociale en des entreprises traditionnelles. Selon une interprétation schumpétérienne, par exemple, l’activité entrepreneuriale fait référence à un mouvement continu de « destruction créatrice », au sein duquel l’innovation et la prise de risque demeurent des facteurs centraux de création de valeur dans la société. Dès lors, la montée en force d’une approche entrepreneuriale au sein du monde associatif peut être interprétée non seulement comme la diffusion progressive de pratiques gestionnaires et de modèles de financement du secteur privé au sein des organisations à but non lucratif, mais aussi comme le surgissement de nouveaux modèles de résolution des problèmes sociaux et environnementaux (Mair & Martí, 2006). Selon un tel paradigme, l’entrepreneuriat social peut être redéfini comme un ensemble d’initiatives de marché, présentes dans le secteur associatif, mais pas seulement, qui se distinguent de par leur caractère socialement innovant et leur finalité avant tout sociale (Nicholls & Cho, 2006). A la frontière entre le monde des organisations à but non lucratif traditionnelles et celui des entreprises privées orientées uniquement vers le profit, l’entrepreneuriat social viendrait alors dessiner un espace intermédiaire, propice à la création de valeur sociale.

2.2. L’entrepreneuriat social : un ensemble d’initiatives marchandes socialement innovantes au service de la création de valeur sociale

Au cours des dernières années ont surgi de nombreuses définitions de l’entrepreneuriat social et des termes qui lui sont couramment associés. Bacq et Janssen (2011) recensent ainsi 12 acceptions différentes d’« entrepreneuriat social », 17 d’« entrepreneur social » et 18 d’« entreprises sociales ». Toutefois, en dépit d’une telle variété, ces définitions avancent en général trois composantes principales des initiatives de l’entrepreneuriat social : la finalité sociale, l’innovation et l’orientation de marché (Nicholls & Cho, 2006). Ainsi, comme le rappellent Huybrechts et al. (2012), les entreprises sociales accordent la priorité à une mission sociale et/ou environnementale, faisant de la recherche de profit un objectif secondaire, voire inexistant. De plus, ces initiatives s’appuient sur des solutions dites « socialement innovantes ». Il s’agit de nouveaux produits (comme les prêts à taux réduit de la microfinance), de nouveaux services (comme la distribution d’aliments biologiques bon marché), de nouveaux modes de production ou d’organisation (comme les crèches parentales), ou encore de nouvelles méthodes de gestion (comme celles des entreprises inclusives visant les exclus du marché du travail), dont l’objectif central est de proposer une manière plus efficace et performante de répondre à une demande sociale et/ou à une exigence environnementale (Phills, Deiglmeier & Miller, 2008). Enfin, les entreprises sociales interviennent sur le marché, à travers la production continue de biens et/ou de services, ce qui les différencie des initiatives des ONG, des fondations et des associations traditionnelles, dont l’action sociale repose sur des logiques souvent non- marchandes, comme l’offre gratuite de services sociaux et le volontariat.

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Parmi les trois composantes exposées ci-dessus, l’innovation semble se démarquer comme une caractéristique essentielle de l’entrepreneuriat social, comme le montrent les trois définitions suivantes, considérées comme canoniques par nombre de chercheurs :

We view social entrepreneurship broadly, as a process involving the innovative use and

combination of resources to pursue opportunities to catalyze social change and/or address

social needs (Mair & Marti, 2006, p. 37).

We define social entrepreneurship as innovative, social value creating activity that can occur within or across the nonprofit, business, or government sectors (Austin, Stevenson & Wei- Skillern, 2006, p. 2)

Social entrepreneurship encompasses the activities and processes undertaken to discover, define, and exploit opportunities in order to enhance social wealth by creating new ventures or managing existing organizations in an innovative manner (Zahra et al., 2009, p. 522)7.

Selon ces définitions, qui portent en héritage les principes de l’école de pensée nord-américaine de « l’innovation sociale », l’entrepreneuriat social se démarque de par son processus (socialement innovant) et ses résultats (générateurs de « valeur sociale »). Présent aussi bien dans les organisations à but non lucratif, les entreprises et les administrations publiques, il est dépeint comme un vecteur de changement social, local ou systémique, dont les conséquences sont bénéfiques pour la société.

L’innovation sociale, ressort principal des entreprises sociales, demeure toutefois une notion générique qui, par manque de précision, adopte des contours relativement flous (de Bruin, 2012). Pour la définir, les théoriciens américains de l’entrepreneuriat social se réfèrent le plus souvent à la définition abstraite élaborée par les fondateurs de la Stanford Social Innovation Review :

[Social innovation is] a novel solution to a social problem that is more effective, efficient, sustainable, or just than existing solutions and for which the value created accrues primarily to society as a whole rather than private individuals (Phills, Deiglmeier & Miller, 2008, non paginé).

Toutefois, une telle définition, reposant sur des principes largement subjectifs, ne permet guère de désigner ce qui est ou ce qui n’est pas une innovation sociale. De surcroît, la « valeur sociale » apparemment produite par les entreprises sociales reste un concept assez vague pour de nombreux théoriciens (Young, 2006). Bien qu’elle soit par nature intangible et difficilement objectivable, elle se trouve souvent réduite à un ensemble d’indicateurs de développement (augmentation de l’espérance de vie, croissance des revenus, participation à la vie politique, etc.), que des outils comme le Social Return on Investment ou le Global Impact Investing Rating System sont censés mesurer. Malgré leur dimension réductionniste, de tels instruments sont

7 La mise en gras n’est pas présente dans les définitions originelles. Il s’agit d’une manière pour nous de mettre en

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largement utilisés de nos jours par les fonds d’impact social, dans le but de calculer le « rendement social » des investissements réalisés au sein des entreprises sociales (Morgan, 2011).

En conséquence, les entreprises sociales, appréhendées comme des sources d’innovation sociale, finissent par être considérées de façon analogue aux entreprises « traditionnelles », vectrices d’innovation technologique. Bien que les chercheurs reconnaissent des différences entre les unes et les autres, les premières sont souvent étudiées à partir du même cadre conceptuel que les secondes : exploration d’une opportunité, mobilisation de ressources, développement de solutions innovantes à travers la création d’une organisation (Austin, Stevenson & Wei-Skillern, 2006 ; Dorado, 2006). De surcroît, plusieurs études insistent sur les similitudes entre les modes d’action des entrepreneurs sociaux et ceux des entrepreneurs commerciaux (Groot & Dankbar, 2014 ; Meyskens et al., 2010). Car, si les motivations des uns et des autres diffèrent à plusieurs égards – les entrepreneurs sociaux étant portés au service de la collectivité alors que les entrepreneurs commerciaux visent le recherche du profit – tous semblent bien adopter une démarche similaire, en combinant ressources personnelles et ressources de l’environnement pour atteindre leurs objectifs (Boutillier, 2008). Certains chercheurs avancent même l’idée selon laquelle les entrepreneurs sociaux seraient des entrepreneurs standards pratiquant des actions de responsabilité sociale, créant de fait une association entre les notions d’« entrepreneuriat social » et de « Responsabilité sociale des entreprises (RSE) » (Austin et al., 2004 ; Baron, 2007). Austin et al. (2004) suggèrent même que l’entrepreneuriat social pourrait aisément être intégré aux grandes entreprises, en forgeant le terme de « corporate social entrepreneurship ».

Ce type de rapprochement entre entrepreneuriat social et entrepreneuriat commercial tend à gommer les différences entre les types d’organisation existant : firmes traditionnelles pratiquant la RSE, ONG commercialisant des produits, associations combinant des ressources monétaires et non monétaires, en les englobant toutes dans le large spectre des « entreprises sociales ». Il demeure alors difficile d’identifier les spécificités de ces organisations, au-delà de leur capacité à produire de la valeur sociale – une notion encore confuse comme nous l’avons vu. De surcroît, en se focalisant sur la notion d’innovation sociale (telle qu’elle est définie par les chercheurs américains) pour différencier les entreprises sociales des organisations à but non lucratif dites « traditionnelles », l’on tend de fait à exclure du champ de l’entrepreneuriat social nombre d’initiatives socialement transformatrices mais pas forcément « socialement innovantes ». C’est le cas, par exemple, des coopératives de travailleurs de l’économie sociale qui, dans de nombreux pays européens, sont pourtant reconnues par les pouvoirs publics comme des entreprises sociales. Ces coopératives, en vérité, ne défendent pas fondamentalement une manière plus effective et innovante de résoudre un problème social. Souvent, elles ne proposent ni un nouveau produit, ni un nouveau service, ni même une nouvelle méthode de production. En vérité, il s’agit de formes organisationnelles historiques, fondées sur un mode de gouvernance participatif et démocratique qui tranche avec le modèle de l’entreprise verticale aux modes de décision centralisés. Inclure ces organisations dans le domaine de l’entrepreneuriat social implique, en vérité, de repenser notre conception de l’innovation sociale.

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Selon Montgomery (2016), il existe en effet deux paradigmes opposés et incommensurables au sein de la littérature sur l’innovation sociale. Le premier, qualifié de « technocratique », inscrit l’innovation sociale dans le cadre de l’économie néoliberale en la rattachant à des initiatives marchandes censées répondre à une demande sociale demeurée encore insatisfaite par l’Etat et par le marché. La conception de la Stanford Social Innovation Review se rattache à cet égard à une telle école de pensée. Le second paradigme, que Montgomery qualifie de « démocratique », positionne l’innovation sociale en porte-à-faux vis-à-vis du modèle de production capitaliste. Selon les principaux défenseurs de cette école, la notion d’innovation sociale, inscrite dans la tradition de l’économie sociale et solidaire, renvoie avant tout à un mode de transformation des relations sociales au sein des organisations (Moulaert et al., 2005). L’innovation sociale est ainsi considérée comme un levier d’émancipation permettant non seulement de satisfaire des besoins humains, mais aussi de favoriser la participation et la prise de pouvoir des plus humbles au sein des systèmes de production et de distribution de richesses (MacCallum et al., 2009). La fracture paradigmatique qui parcourt le champ de l’innovation sociale vient, selon nous, pareillement diviser le domaine de l’entrepreneuriat social. En effet, la conception d’inspiration nord-américaine présentée précédemment, réduisant ce concept à un ensemble d’initiatives marchandes socialement innovantes et susceptibles de produire de la valeur sociale, constitue aujourd’hui un paradigme dominant dans la recherche sur entrepreneuriat social (Dey & Steyaert, 2010, 2012). Selon une telle approche, la référence à l’innovation sociale au sein des entreprises sociales renvoie à l’existence de « nouveaux produits » et à de « nouveaux services », plutôt qu’à celle de « nouvelles relations de travail ». Cette conception, apparemment neutre sur le plan idéologique, vient toutefois déconnecter l’entrepreneuriat social de toute question politique relative aux relations de pouvoir au sein des organisations (Boddice, 2009 ; Dey & Steyaert, 2016). Un autre paradigme entre pourtant en concurrence avec cette