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Chapitre V : Présentation de l’entreprise sociale Solitéar

1. Histoire de l’organisation

Afin d’introduire l’organisation que nous avons étudiée au cours de cette recherche, il nous faut tout d’abord présenter son histoire. Pour ce faire, nous nous proposons de découvrir la fondation de Solitéar (1.1.), puis d’explorer sa consolidation en tant qu’entreprise sociale (1.2.).

1.1. La fondation de Solitéar (2005-2011)

Solitéar est une organisation brésilienne à but non-lucratif fondée en septembre 2005 par Marcela Novato, journaliste de formation passionnée par les concepts et pratiques de la mode durable. La mode durable, aussi appelée mode éthique, n’est pas une notion très précisément définie. En vérité, elle renvoie à des pratiques diverses qui concernent aussi bien des marques soucieuses des conditions de travail de leurs salariés que des projets plus ambitieux faisant usage de matières premières écologiques, produites sans pesticide ou à partir de matières recyclées.

Il y a un peu plus de dix ans, le concept de mode durable était encore très peu répandu au Brésil, bien que le pays fût doté d’une industrie textile très ample et diversifiée. En effet, selon les données de l’Association brésilienne de l’industrie textile et de l’habillement (ABIT), l’industrie textile brésilienne, classée cinquième au niveau mondial en terme de production, regroupait en 2016 près de 32 000 entreprises (formelles) employant plus de 1,5 millions de personnes (ABIT, 2017). Toutefois, ce secteur, loin d’être reconnu pour ses pratiques éthiques, a été l’objet de nombreux scandales qui ont révélé l’ampleur des abus perpétrés par les principaux acteurs de la confection textile au Brésil. De grandes marques du prêt-à-porter, aussi bien étrangères que nationales, ont ainsi été condamnées à plusieurs reprises pour avoir fait fabriquer leurs vêtements dans des ateliers clandestins dont les conditions de travail étaient proches de l’esclavage (Reporter Brasil, 2012).

Consciente de ce défaut de responsabilité sociale au sein de l’industrie de la mode, Marcela Novato a décidé de fonder l’organisation Solitéar, afin de bâtir le premier portail d’informations brésilien de la mode durable. Pour élaborer les divers contenus de son site Internet, Marcela Novato s’est rendue à plusieurs reprises, de 2005 à 2007, dans l’Etat de Paraíba et de Minas Gerais pour y rencontrer des producteurs de coton biologique et découvrir les pratiques innovantes des acteurs de la confection textile nationale. Elle a aussi participé à plusieurs conférences au Brésil, au Portugal et aux Etats-Unis, en vue de parfaire ses connaissances en matière de mode durable et de fabrication de tissus écologiques. Finalement, le site Internet de Solitéar a été mis en ligne en septembre 2007 pour offrir au public brésilien en particulier, et lusophone en général, une vue d’ensemble sur les nouvelles pratiques de l’industrie de la mode durable au Brésil.

Dès la fondation de Solitéar, Marcela Novato a recherché le soutien de plusieurs consultants juridiques et financiers, de manière à mieux structurer son organisation et à en faire une véritable entreprise sociale, à la fois autosuffisante financièrement et socialement impactante. Marcela a donc suivi deux formations. En juin 2006, grâce aux consultants de l’agence APEL, elle s’est tout d’abord familiarisée avec les lois régissant le monde associatif, puis elle est

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parvenue à faire de Solitéar une Organisation sociale d’intérêt public (OSCIP)10, lui conférant

ainsi une existence juridique. En août 2007, Marcela a participé au processus de sélection organisé par l’incubateur d’entreprises sociales Artemísia, durant lequel elle a appris les rudiments de la gestion comptable et financière. Son passage par Artemísia lui a ainsi permis de revêtir les habits d’entrepreneur social et non plus de directrice d’association, comme elle me l’a confié lors d’un entretien réalisé le 6 octobre 2015 :

A Artemísia, j’ai appris à élaborer un plan d’affaires, à penser aux coûts, à la création de revenus, à comment gagner une indépendance financière. Cette formation m’a apporté de très bonnes choses. Je suis passée d’une mentalité d’ONG, qui recherche des subventions pour fonctionner, à une mentalité d’entreprise, qui a besoin de se financer, de croître, de gagner de l’indépendance, d’assumer un rôle actif. Ça a été génial ; ça m’a ouvert l’esprit ; ça m’a motivée pour explorer mon côté entrepreneur (Marcela Novato, 6 octobre 2015).

Au sein d’Artemísia, Marcela Novato a développé une ligne de tee-shirts équitables, élaborés par des couturières des quartiers populaires de São Paulo à partir de coton biologique. Ces vêtements de la marque Solitéar ont été commercialisés dès mars 2008, permettant à l’organisation de Marcela de générer ses premiers revenus.

Parallèlement au développement de ces activités commerciales, Marcela Novato s’est mise en quête de financements privés, dans le but d’organiser la formation de nouvelles couturières aux concepts et aux pratiques de la mode durable. Son objectif était non seulement d’enseigner à des femmes des quartiers populaires la technique de la couture, mais aussi de leur montrer tout le potentiel que revêtait la fabrication de vêtements écologiques. Grâce à l’apport financier apporté par le groupe AVON et à l’aide de plusieurs stylistes et couturières bénévoles, Marcela a pu organiser, à partir de novembre 2008, la formation de 15 femmes issues d’une communauté de Santo André (Etat de São Paulo). Au terme de leur apprentissage d’une durée d’un an, celles- ci ont constitué le groupe de production TECO, spécialisé dans la réutilisation de résidus textiles et dans la conception de vêtements écologiques. TECO est rapidement devenu une référence du monde de l’économie solidaire brésilienne. Des chaînes de télévision comme la TV Cultura et la Globo TV se sont même rendues dans la communauté de Santo André afin d’interviewer les couturières du groupe. A partir de 2010, TECO a alors commencé, avec l’aide de Marcela Novato, a produire des vêtements pour de grandes marques de mode brésiliennes.

Forte de cette réussite, Marcela Novato a décidé de poursuivre son projet de formation en allant à la rencontre de nouvelles femmes des quartiers populaires, dans le but de reproduire le modèle de TECO au sein d’autres communautés de l’Etat de São Paulo. Toutefois, n’étant pas styliste de formation, Marcela a vite pris conscience qu’elle aurait besoin de l’aide d’une professionnelle de la mode pour conduire son projet à terme. Ainsi a-t-elle décidé de recruter Sara Almeida, l’une des stylistes bénévoles du projet TECO, en vue de former de nouvelles couturières à l’élaboration de vêtements écologiques pour le marché de la mode. En novembre

10 Le statut d’OSCIP correspond à un type de formalisation juridique des ONG et associations brésiliennes, institué

par la loi nº9.790/99 et réglementé par le décret nº3.100 datant du 30 juin 1999 (aussi connus sous le nom de « Lois du Tiers Secteur »). L’OSCIP est donc une qualification juridique accordée à des personnes morales du secteur privé, dont les finalités ne sont pas lucratives mais consistent à mettre en œuvre des services sociaux, dont certains ont pu auparavant être assurés par le secteur public.

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2008, Sara a donc commencé à travailler aux côtés des couturières de TECO et d’autres groupes de production solidaires, pour leur apporter l’assistance technique nécessaire à l’élaboration de produits de haute qualité.

Lorsqu’en 2011, Marcela Novato a décidé de quitter Solitéar pour conduire d’autres projets, c’est Sara Almeida qui a naturellement pris sa place à la tête de l’organisation. Incertaine et inexpérimentée, Sara a dû toutefois se former à la gestion d’entreprise afin d’assumer ses nouvelles responsabilités. C’est cette nouvelle phase de l’histoire de Solitéar que nous allons à présent exposer.

1.2. La consolidation de l’entreprise sociale (2011-2015)

Dans le but d’affirmer l’identité de Solitéar en tant qu’entreprise sociale, sa nouvelle directrice, Sara Almeida, s’est investie au sein de formations et de processus d’incubation destinés aux entrepreneurs sociaux (1.2.1.). Elle a pu ainsi consolider son organisation en faisant croître son nombre de clients et de bénéficiaires (1.2.2.).

1.2.1. Consulting et processus d’incubation

Lorsque Sara Almeida a pris la tête de Solitéar, elle s’est sentie seule et abandonnée par sa prédécesseure. Au milieu d’une paperasse administrative dont elle ne comprenait ni le sens ni l’utilité, elle a dû faire le tri, dans le but d’imposer une direction plus claire au sein de Solitéar. Lors d’un entretien réalisé le 2 octobre 2015, elle m’a ainsi livré :

Quand j’ai assumé le poste de directrice, tout était désordonné, fouilli, j’ai dû commencer à gérer des tas de choses dont je ne soupçonnais même pas l’existence. J’ai mis des mois à m’organiser. Et pendant des années, j’ai retrouvé de nouveaux documents, des choses dont je n’avais jamais entendu parler... [Marcela] m’a un peu livrée à moi-même, elle m’a légué des tas de problèmes (Sara Almeida, 2 octobre 2015).

Voulant mieux gérer les activités de Solitéar, Sara Almeida a décidé, deux ans après sa prise de fonction, de faire appel à l’aide de professionnels de la gestion d’entreprise sociale. Elle a tout d’abord débuté un partenariat avec Rodrigo Feres, directeur de l’agence Notronia, spécialisée dans la formation de jeunes entrepreneurs sociaux aux méthodes de gestion du secteur privé. Rodrigo a offert un véritable coaching à Sara, lui prodiguant plusieurs conseils afin qu’elle parvienne à gagner confiance en elle et à affirmer sa position de directrice d’entreprise. Lors d’une conversation avec Rodrigo Feres, en novembre 2015, celui-ci m’a confié :

J’ai commencé à travailler avec [Sara] en juillet 2013. A l’époque, [Solitéar] était super petit, plein de fragilités. [Sara] manquait encore de confiance en elle ; elle était directrice de [Solitéar] depuis près de deux ans, mais elle n’avait pas encore assumé totalement cette position. Elle restait encore dans l’ombre de [Marcela] Novato. Au début, mon travail a consisté principalement à faire en sorte que [Sara] assume sa position de directrice. « Cette chaise, c’est la tienne ! », lui ai-je dit (Rodrigo Feres, 12 novembre 2015).

Plutôt que de se comporter comme un consultant standard, Rodrigo Feres a décidé de travailler aux côtés de Sara Almeida en devenant l’un de ses principaux collaborateurs au sein de Solitéar. Ainsi Rodrigo et Sara ont-ils participé ensemble à un processus d’incubation organisé par le

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NESsT, une organisation internationale travaillant à la promotion de l’entrepreneuriat social au Brésil et dans d’autres pays. Durant ce processus, qui a duré de février 2014 à décembre 2015, Sara Almeida a dû élaborer un plan d’affaires prévoyant un ensemble d’actions futures permettant d’augmenter la taille et les revenus de Solitéar. Au cours de rencontres mensuelles organisées sur Skype, les consultants du NESsT lui ont aussi dispensé des conseils pour améliorer la gestion financière et commerciale de son entreprise sociale. Toutefois, en raison de fortes inimitiés entre Sara et ses consultants, celle-ci s’est progressivement éloignée de l’incubateur pour se mettre à la recherche d’autres conseillers.

Toujours aux côtés de Rodrigo Feres, Sara Almeida s’est inscrite en septembre 2014 à une nouvelle formation du nom de « SGB Lab », organisée cette fois par l’incubateur Social Good Brasil. Au sein de ce laboratoire de l’entrepreneuriat social, Sara et Rodrigo ont élaboré un plan de financement permettant de capter un nombre croissant de groupes de production, en vue de les intégrer à un réseau de producteurs gravitant autour de Solitéar. La production de tee-shirts équitables a donc été abandonnée au profit du développement d’activités de gestion productive aux côtés de groupes de couturières et d’artisans des quartiers populaires. L’enjeu de ce plan de financement était de garantir des revenus croissants à l’entreprise sociale. En effet, en organisant la gestion de la production des groupes pour le compte de leurs clients de la mode, Solitéar pourrait ainsi recevoir une commission de ces derniers, proportionnelle à la valeur des produits élaborés par les groupes. Ce type d’activité commerciale devait constituer le modèle de création de valeur mis en œuvre par Solitéar (voir Figure 12).

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1.2.2. Développement et expansion du nombre de clients et bénéficiaires

Durant ses diverses formations aux côtés de consultants de l’entrepreneuriat social, Sara Almeida a cherché à augmenter considérablement le nombre de bénéficiaires et de clients de Solitéar. Entre 2013 et 2016, elle a ainsi pris contact avec de nombreux groupes de production, afin de leur proposer d’intégrer le réseau des producteurs de Solitéar et de devenir les fournisseurs de plusieurs marques de mode brésiliennes. En mars 2015, Solitéar a aussi intégré le Réseau de couture solidaire de la ville de São Paulo, dans le but d’entrer en contact avec des couturières et des artisans du monde de l’économie solidaire. En parallèle, Sara Almeida a voulu sceller de nouveaux partenariats avec des stylistes brésiliens pour qu’ils commencent à passer commande auprès des producteurs du réseau Solitéar. En août 2015, l’entreprise sociale de Sara s’est donc rapprochée de l’Association brésilienne des stylistes (ABEST), dans le but de présenter son modèle de production solidaire à de nouvelles enseignes de la mode nationale. En conséquence, le réseau Solitéar comptait en décembre 2015 pas moins de 18 groupes de production solidaires, spécialisés dans la conception de vêtements (coupe et couture) ou dans une technique artisanale liée à la fabrication textile (sérigraphie, tissage, broderie au point de croix, dentelle Renaissance, etc.), alors qu’il n’en comptait que 4 en 2013. Aussi, durant cette période, le nombre de stylistes travaillant avec les groupes de production du réseau Solitéar est passé de 8 à 17.

Les Figures 13 et 14 ci-dessous illustrent l’expansion des activités commerciales de l’entreprise sociale entre 2013 et 2015, en montrant, respectivement, l’évolution du nombre de couturières et d’artisans membres de son réseau et celle de la valeur des commandes passées par les stylistes aux groupes de production.

Figure 13 : Evolution du nombre de producteurs du réseau Solitéar entre 2013 et 2015

52 74 189 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 200 2013 2014 2015

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Figure 14 : Evolution de la valeur des commandes passées par les stylistes aux producteurs du réseau Solitéar entre 2013 et 2015 (en reais brésiliens de 2015)

Tout en cherchant à faire croître le nombre de bénéficiaires de Solitéar, Sara Almeida est partie à la recherche de nouvelles recrues pour l’aider à organiser la formation des groupes de production récemment intégrés au réseau Solitéar. Ainsi, deux jeunes stylistes, Fernanda Matsuo et Priscilla Hashimoto, ont rejoint l’entreprise sociale entre 2013 et 2015, dans le but d’aider les couturières et artisans du réseau à réaliser de nouveaux produits pour le marché de la mode brésilienne. L’enjeu était désormais pour l’équipe de Solitéar de développer une méthode de formation spécifique qui puisse permettre à ces travailleurs des quartiers populaires d’acquérir les capacités techniques et de gestion nécessaires pour devenir des acteurs autonomes du marché. Dans cette perspective, Sara Almeida a décidé, en décembre 2015, de mettre en œuvre un nouveau projet qu’elle a baptisé « Soli-lab ». Financé par deux institutions, publique et privée, le Soli-lab consistait à réunir des groupes de production, des marques de mode et des étudiants en stylisme autour de dynamiques de production en commun. Le terme « Soli-lab » – renvoyant à une expérience de laboratoire – a été choisi par Sara en référence au processus d’incubation dont elle avait fait l’expérience en 2014 au sein du Social Good Brasil. En adoptant ce vocable, elle a donc décidé de faire de Solitéar un incubateur de changement social visant à transformer les acteurs de la mode brésilienne.

***

Dans cette première partie, nous avons retracé les principaux événements qui ont marqué l’histoire de Solitéar, depuis sa fondation en septembre 2005 jusqu’au lancement du projet Soli- lab en décembre 2015. Nous avons ainsi pu cerner les différentes étapes qui ont conduit à la consolidation de cette organisation en une entreprise sociale, centrée sur le développement d’activités commerciales en faveur de couturières et d’artisans de quartiers populaires. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous allons désormais explorer la structure de Solitéar, en découvrant ses membres, ses activités, ainsi que ses modes de financement.

R$29 931,96 R$30 663,65 R$74 818,58 R$- R$10 000,00 R$20 000,00 R$30 000,00 R$40 000,00 R$50 000,00 R$60 000,00 R$70 000,00 R$80 000,00 2013 2014 2015

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Encadré 2 : L’histoire de Solitéar en quelques dates-clés

Septembre 2005 : Fondation de Solitéar par Marcela Novato

Juin 2006 : Incubation au sein de l’agence de consulting APEL, spécialisée dans la mise en œuvre de projets socio-environnementaux

Août 2007 : Incubation au sein d’Artemísia, agence brésilienne spécialisée dans la formation des entrepreneurs sociaux

Septembre 2007 : Lancement du site Internet de Solitéar exposant les concepts et pratiques de la mode durable au Brésil

Mars 2008 : Vente des premiers tee-shirts de la marque Solitéar produits à base de coton biologique par des couturières de groupes de production de quartiers populaires

Novembre 2009 : Fondation du groupe de production TECO à partir de la formation de couturières d’une communauté de la banlieue de Santo André (Etat de São Paulo)

2009-2013 : Formation de nouvelles couturières des quartiers populaires aux concepts et pratiques de la mode durable. Solitéar s’associe avec ces groupes de production de l’économie solidaire afin de concevoir des produits écologiques pour des marques de mode brésiliennes.

Septembre 2011 : Sara Almeida devient directrice de Solitéar

Juillet 2013 : Début du partenariat avec Notronia, start-up spécialisée dans la formation de jeunes entrepreneurs sociaux brésiliens

Février 2014 – Décembre 2015 : Incubation au sein du NESsT, agence internationale spécialisée dans la formation des entrepreneurs sociaux

Septembre 2014 – Décembre 2014 : Participation au processus d’incubation du Social Good Brasil Mars 2015 : Participation au Réseau de couture solidaire de la ville de São Paulo

Août 2015 : Début du partenariat avec l’Association brésilienne des stylistes (ABEST) Décembre 2015 : Commencement du projet Soli-lab

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