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Cuisine, manières de table, commensalité

I- La viande est surtout préparée sous forme de tajines

1- A l’ordinaire

Presque toutes les personnes que nous avons interrogées à Rabat (quarante-quatre sur quarante-huit) disent qu’à l’ordinaire, elles préparent la viande rouge presque uniquement sous la forme de ragoûts accompagnés de légumes qu’elles appellent

tajines. En arabe, nos interlocuteurs parlent de tajin mais aussi de marqa (lit. sauce)

et de lahm (viande) en précisant le légume qui l’accompagne : marqa bi l’batata « sauce à la pomme de terre», lahm bi l’loubia « viande avec des haricots »,... Le terme tajin désigne initialement un récipient constitué d’un plat circulaire et d’un couvercle en forme de dôme, fabriqués avec de l’argile. Toutefois l’usage du mot pour désigner un ragoût de viande s’est généralisé : « Le mot tajine vient du plat

mais nous quand on dit « tajine », c’est la viande rouge avec des légumes et de la sauce » explique une ménagère. Dans le Moyen-Atlas et à Ouarzazate, pour parler

des ragoûts ordinaires, les gens utilisent le mot douaz. Pour les citadins de souche, le mot douaz désigne un plat de légumes en sauce mais sans viande qu’ils considèrent comme étant une spécialité d’origine rurale : ils l’appellent douaz `aroubî (douaz campagnard). C’est le plat qui domine dans l’alimentation ordinaire des dix personnes interrogées qui ne consomment pas ou alors irrégulièrement de la viande. Nos observations et les descriptions données par les ménagères révèlent que la technique de préparation des tajines de tous les jours consiste à faire rissoler vivement la viande découpée en gros morceaux, dans de l’huile accompagnée d’aromates (persil, coriandre, ail, oignon…) et d’épices (poivre, curcuma, paprika…). Pour ce faire, on utilise des marmites ou encore des « cocottes minute ». Une fois qu’on a fait revenir la viande, elle est mouillée avec de l’eau et la cuisson est menée à son terme, en contrôlant le volume de liquide, selon la quantité et la texture souhaitées pour la sauce. Vingt minutes avant la fin de la cuisson, les légumes sont ajoutés. L’eau qui est versée sur la viande permet de dissoudre les substances particulièrement aromatiques, présentes dans la croûte qui s’est formée à la surface de la viande grâce au rissolage. Ces substances colorent et parfument la sauce ainsi que les légumes.

Tous nos interlocuteurs déclarent que le tajine est la spécialité qui domine dans l’alimentation ordinaire de leur entourage (famille, amis, voisins ou collègues de travail) : « Quand je discute avec des amis ou avec des collègues - dit une jeune femme - je me rends compte que tout le monde mange la même chose : c’est tajine,

tajine et tajine. » Les bouchers des différentes catégories de quartiers de la capitale

et des petites localités où nous avons enquêté constatent qu’il s’agit du mode de préparation dominant chez leurs clients. Rappelons qu’un peu partout la viande est commercialisée selon un tranchage et une tarification dits « viande à tajine ». Toutes les personnes interrogées qui consomment de la viande régulièrement, sous forme de tajines, disent qu’elles prennent ce plat à l’occasion du déjeuner qui est considéré comme le repas principal de la journée. Il en constitue le plat unique ou central (dans ce cas il est servi accompagné de petites assiettes qui contiennent des salades ou des crudités). La spécialité est si bien associée à la représentation du déjeuner

ordinaire que les ménagères se posent entre-elles la question suivante : bach khadarti al-youm? que l’on peut traduire par « avec quel légume as-tu préparé [le

tajine] aujourd’hui? » La locutrice suppose que le déjeuner sera constitué d’un tajine,

seule la nature des légumes qui accompagneront la viande est inconnue. L’inspecteur Ali, petit fonctionnaire de police citadin imaginé par Driss Chraïbi (1993, p.31), témoigne aussi de cette représentation par l’utilisation d’un néologisme « tajiner » pour évoquer la préparation du déjeuner : « Cela veut-il dire que tu ne

nous a rien tajiné? » demande-t-il à son épouse.

Les personnes qui font une consommation régulière de viande sous forme de tajines manifestent leur attachement à ce plat. Au cours de nos entretiens, plusieurs mères de famille font même état de l’absence d’alternative à sa préparation, invoquant un manque de savoir-faire (« on ne sait pas faire autre chose ») ou l’absence d’autres possibilités (« il n’y a pas autre chose à préparer »; « qu’est-ce qu’on va préparer si

ce n’est pas le tajine? »…)41. Dans les faits, nous observons que la viande de bœuf, sous forme de steaks, de viande hachée (kefta), de brochettes et dans une moindre mesure les côtelettes d’agneaux grillées constituent les principales alternatives à la préparation de tajines. La plupart des consommateurs qui déclarent en consommer disent le faire occasionnellement et au dîner uniquement (qui est considéré comme un repas secondaire). Ils expliquent que ces plats ne remplacent pas le tajine (qui est

41

Dans « La cuisine marocaine de Rabat » (Ed. Ribat El Fath, Rabat, 1990), H. Dinia propose 94 recettes de tajines de viande et de volaille et seulement 8 recettes de viande grillée, rôtie, cuite à la vapeur ou frite.

pris au déjeuner) mais qu’elles viennent en complément. Seuls quatre personnes (sur quarante-huit) disent les préparer en remplacement des ragoûts, pour le déjeuner.

Le couscous (viande et légumes cuits dans un bouillon aromatisé et servis avec de la semoule de blé) est une autre spécialité considérée comme typiquement marocaine par nos interlocuteurs. En ville, dans les familles où on le consomme avec régularité, il est préparé une fois par semaine, le plus souvent le vendredi (nous analysons cette préparation et ce comportement au paragraphe IV-3.2).

2- Dans les repas de fête

Le tajine est aussi la préparation à base de viande rouge qui domine dans les repas de célébrations et d’invitations à Rabat. Le tajine des jours de fêtes le plus répandu est appelé tajin mohammar (lit. tajine doré). Il est préparé selon la même technique de base que les tajines de tous les jours (rissolage puis mouillage de la viande) mais on en parfume la sauce, avec des épices qui ne sont pas utilisées à l’ordinaire (comme le safran pur). On incorpore moins d’eau, on réduit la sauce, en fin de cuisson, afin d’obtenir un résultat épais et goûteux. De plus, la viande est servie sans légume. Une variante consiste à l’accompagner de fruits secs (le plus souvent des pruneaux mais aussi des abricots, des amandes…). On parle alors de tajin bi-l-

barqoq « tajine aux pruneaux » ou lahm bi-l-barqoq « viande aux pruneaux ». Le plat

peut aussi être préparé avec du poulet (djaj mohammar). Dans ce cas les carcasses sont cuites entières dans des grandes marmites puis on s’efforce de leur donner une couleur dorée, en les faisant passer dans une friture ou au four.

Nos interlocuteurs font état d’autres plats de fêtes dont la préparation est moins répandue que celle du tajine. Le plus prestigieux d’entre eux est sans conteste le

choua ou l-mechoui, c’est-à-dire le rôti d’agneau : « Quand on reçoit un invité, c’est le plus grand honneur que l’on puisse lui faire » disent nos informateurs. Selon les

régions, on le prépare différemment. Dans l’Oriental, la carcasse entière est enfilée sur une perche au-dessus d’un foyer de braises. On l’oint parfois, pendant la cuisson, avec du beurre fondu. Dans la région de Azrou (où nos informateurs sont fiers de le présenter comme faisant partie du patrimoine culinaire local), le méchoui est préparé en enfilant les carcasses sur des perches qui sont disposées

verticalement, dans des fours traditionnels en argile. Un informateur originaire du Tadla, nous dit que dans sa région les quartiers avants et arrières de l’animal sont cuits séparément. En ville, on confie les carcasses aux préposés des fours publics (ferrane) ou aux boulangers qui ont des fours à bois. On peut aussi acheter des carcasses déjà cuites chez des traiteurs spécialisés. Seuls quatre consommateurs (sur quarante-huit)42 déclarent servir occasionnellement du méchoui lors de réceptions d’invités. Les épaules d’agneaux ou les quart-avant (épaules et côtes)

dla`a, cuits en tajine puis rôtis au four ou encore, les mêmes morceaux cuits à la

vapeur (mfouwar) et passés au four, sont aussi des plats de fêtes très appréciés. Cinq informatrices qui habitent des quartiers résidentiels et qui déclarent des revenus supérieurs à 15.000 DH/mois disent qu’elles préparent aussi des spécialités présentées comme des innovations, inspirées de la cuisine européenne : il s’agit d’épaules ou de gigots désossés, farcis (avec de la viande hachée et des vermicelles) et cuits au four. Ces produits sont généralement achetés prêts à cuire, chez des bouchers-traiteurs. Dans les campagnes, le couscous est un plat qui est fréquemment préparé lors de festivités (R.S.R.43). Sa préparation lors de réception est rare à Rabat et limitée aux repas de funérailles ou de retour du pèlerinage à la Mecque.