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Manger de la viande, manger des viandes

II- Qu’est-ce que manger de la viande lors de fêtes veut dire ?

2- Cela fait partie de la tradition

Les consommateurs rattachent souvent, de manière spontanée, l’acte qui consiste à servir de la viande à des invités, à des hôtes en général, à la tradition ou à la coutume : « C’est notre coutume » ; « Cela fait partie de notre tradition »... A ce titre, les témoignages de voyageurs et d’observateurs du Maroc pré-colonial montrent que les fêtes et la meilleure hospitalité y étaient toujours accompagnées de festins, dont la différence majeure par rapport aux repas ordinaires concernait surtout la consommation d’une grande quantité de viande (Michel, 1993, p.93 ; Rosenberger, 1999, p.307-308). C’est au sein des communautés de pasteurs et de paysans- éleveurs, qui ont dominé démographiquement, au Maroc, pendant des millénaires et jusqu’au début du 20ème siècle, que la consommation de viande prenait toute sa dimension sociale ou agrégative.

En premier lieu, il est une évidence, qu’il est bon de rappeler malgré tout, c’est que l’on ne peut exploiter pleinement la polyvalence des animaux qu’en les maintenant en vie. A ce titre, les camelins et les bovins étaient préservés au maximum pour leur force de portage ou de traction et la production de lait. Les ovins et les caprins dont les troupeaux étaient plus grands et qui fournissaient du lait, de la laine ou des poils, qui étaient vendus sur pied ou échangés contre d’autres produits, n’étaient pas, non plus, abattus pour la seule raison qu’on avait envie de viande75. A l’inverse, il fallait une occasion spéciale pour mettre à mort un petit ruminant (Boukhobza, 1982, p.80)76 : sacrifice de l’aïd al-kabîr, sacrifices saisonniers (récoltes, ouverture des parcours d’estive…) et moussem, fêtes annuelles des marabouts (Dermenghem, 1954). Les autres occasions étaient liées à la célébration des moments solennels de la vie : dation du nom (septième jour après la naissance), circoncision, mariage

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Contrairement au cochon, par exemple, dont Méchin (1992) montre qu’il constituait, pour les populations rurales lorraines jusqu’au milieu du siècle précédent, la réserve de viande dont on pouvait planifier la consommation sur un cycle annuel, aucun animal de troupeau dans les communautés pastorales n’avait un statut exclusivement gastronomique. Aucun n’était, comme le cochon, bon à penser uniquement comme viande sur pieds.

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Evans-Pritchard (1994, p.45) et Lassibile (1999, p.259) font la même observation à propos des pasteurs Nuers et Peuls.

(Doutté, 1909, p. 488). Enfin, une occasion plus ou moins fréquente de consommer de la viande survenait lorsqu’un animal était victime d’un accident ou d’une maladie. On s’empressait alors de l’égorger avant qu’il n’expire, afin d’en rendre la chair licite.

La mise à mort d’un animal, chez les pasteurs, n’était donc jamais déterminée par le seul désir de manger sa viande, sauf s’il était sur le point d’expirer. Mais, quand un animal était égorgé, sa chair était toujours mangée et cet événement était toujours associé à l’idée de festin : « Pour les nomades, les paysans, égorger signifie avant

tout un bon repas, une fête où l’on mange de la viande » écrit Germaine Tillion

(1982, p.83). De façon générale, la consommation de viande était toujours un acte collectif : qu’il s’agisse d’un repas pris ensemble ou du partage de la chair de l’animal. En Kabylie, au début du 20ème siècle, une coutume prohibait complètement l’égorgement clandestin d’une bête. Le fait de tuer en cachette constituait un délit prévu et puni, nommé thaseglout (Doutté, 1909, p.482). La viande ne devait pas être consommée en dehors de la communauté (Lacoste-Dujardins, 1970, p.251). Un informateur originaire d’un village de Chaouïa se rappelle que son père lui racontait que, dans son village, il était interdit de « faire cuire de la viande », en dehors du jour du souk (jour où tout le monde peut se procurer de la viande) sans prévenir les voisins. On peut penser, qu’un peu partout, le partage de la viande avait lieu au premier chef entre les différents membres de la communauté de vie quotidienne et qu’il constituait une occasion de témoigner de la solidarité et des liens qui unissaient les membres du groupe. C’est, en effet, qui ressort de témoignages de pasteurs d’aujourd’hui : « Si on ne partage pas la viande avec les voisins c’en est fini de

l’entraide » dit, par exemple, un pasteur tunisien (Louis, 1979, p.256). Chez les

éleveurs de Missour, Kamil (1999, p.112) observe que l’acte de partage qui suit la mise à mort d’un animal blessé ou malade (ouzia) exige que les personnes conviées soient proches ou manifestent l’intention de le devenir car l’acte instaure entre eux un engagement de solidarité77. De nos jours encore, les sacrifices religieux individuels de l’ aïd al-kabîr dans le Haut-Atlas et dans les montagnes rifaines (R.S.R. ; Hammoudi, 1988) et les sacrifices collectifs effectués lors des moussem, un peu partout, donnent lieu à des repas en commun : chacun y apporte une part de viande issue de sa victime personnelle ou alors on consomme une victime collective (R.S.R. ; Reysoo, 1991).

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Parfois cette entraide se manifeste immédiatement. Kamil à Missour (1999, p.112) et Mahdi dans le Haut-Atlas (1999, p.105) ont relevé qu’à l’occasion de la perte d’un dromadaire ou d’une vache, le dommage subi par l’éleveur était pris en charge économiquement et collectivement par les bénéficiaires du partage de la dépouille.

La consommation de viande revêtait un caractère agrégatif évident au sein des communautés de vie quotidienne (campements, villages…). Dans les régions steppiques, elle intervenait aussi directement dans l’établissement et l’entretien des liens sociaux qui sous-tendaient le bon déroulement de l’activité pastorale. La mobilité et l'élargissement des aires de parcours impliquaient la gestion de relations avec les groupes des régions d’accueil ou des zones traversées (Chiche, 1986, p.560). Boukhobza (1982, p.67) écrit que « dans la mesure où l’activité pastorale ne

pouvait se limiter ou être définitivement cantonnée dans une aire géographique bien déterminée, il y avait toujours des intérêts à défendre et des avantages réciproques à s’accorder ou à se refuser. » Les éleveurs devaient se constituer un réseau de

connaissances, d’amis ou d’alliés, le plus étendu possible afin d’élargir au maximum leur territoire potentiel de circulation; de la même façon, les personnes qui devaient quitter leurs terres d'origine et cherchaient refuge dans une autre communauté devaient s'y faire accepter (Chiche, 1986, p.275). Dans ce contexte, le sacrifice d’un animal de troupeau et la consommation de la victime en un repas communautaire intervenait pour obtenir la protection d’une famille ou d’un groupe, pour se soumettre à l’autorité tutélaire, pour demander l’autorisation de traverser ou de séjourner sur un parcours appartenant à des étrangers, pour sceller des pactes pastoraux ou des alliances militaires, ou même pour racheter le prix du sang (Chiche, 1993, p.39; Dermenghem, 1954, p.153, Jamous, 1981). La meilleure hospitalité qui comprenait le sacrifice d’un mouton était réservée aux alliés. On les conviait expressément aux repas de célébrations des événements familiaux (Maunier, 1998, p.75). Au final, c’est en raison de la fonction centrale des animaux de troupeau, dans la gestion des relations sociales que Boukhobza (1982, p.41) a écrit que : « Tout se passe comme

si le cheptel pour qui l’éleveur cherchait de l’eau et des pâturages n’était qu’un moyen au service des relations sociales. » Un proverbe relevé par Kamil (1999,

p.189), chez des éleveurs de Missour, met aussi en avant cette fonction sociale du bétail : « Les brebis sont blanches et les soucis qu’elles nous amènent sont noirs.

N’eût été son lait pendant l’été et son agneau pour l’invité, elle n’aurait pas valu d’être élevée.»

Répétons que, dans ce contexte culturel, la commensalité était masculine (Benkheira, 1999, p.104). Les hommes seulement avaient droit au meilleur de l’hospitalité. Lors des célébrations, seuls les hommes, parfois uniquement les chefs de familles étaient invités car c’était par et entre les hommes que se tissaient les

liens entre les groupes : c’étaient eux qui décidaient des mariages, des alliances pastorales ou militaires… Témoignage du caractère masculin de la convivialité autour de la viande, dans la région de Azrou, aujourd’hui encore les mariages les plus fastueux comprennent un repas au cours duquel sont servis des carcasses d’agneaux méchouis. A celui-ci ne sont conviés que les hommes adultes représentants de leurs familles. En revanche, l’ensemble des invités (femmes et enfants compris) sont conviés à des repas comprenant des plats moins riches en viande (tajine, couscous, poulets rôtis…). Tout ceci expliquerait pourquoi aujourd’hui encore la viande est considérée, au Maroc, comme un aliment viril.

Ces différentes observations peuvent être mises en parallèle avec celles rassemblées par Godelier (1984, p.64-66) au sujet des sociétés pastorales d’Afrique de l’Est. Dans ces communautés, l’accumulation de vastes troupeaux (bovins, ovins, caprins) permet d’acquérir un statut social et du prestige. Les animaux sont associés aux rituels accompagnant les grandes étapes de la vie des éleveurs (naissance, mariage, mort…) et utilisés pour les échanges contre les produits agricoles et artisanaux avec les peuples sédentaires. Comme au Maghreb, la mise à mort des animaux et la consommation de leur viande prennent toujours une allure collective : le partage se faisant avec les autres unités qui composent le groupe et selon les réseaux d’obligations réciproques existant entre eux. Il les réactive et les renforce. L’anthropologue en conclut que dans ce contexte technique, économique et social, la mise à mort du bétail et sa consommation revêtent nécessairement un caractère social exceptionnel : « Ce sont des actes et des moments de la vie sociale

« chargés », voire surchargés, de « sens », et par là, en rapport « symbolique » avec l’ensemble de l’organisation sociale. ». C’est pourquoi Godelier (ibid.) les qualifie de faits sociaux « totaux ». Il s’agit d’actes qui expriment et résument « donc totalisent en un moment exceptionnel, en une configuration particulière de la vie sociale, les principes de l’organisation qui sous-tend ce mode de vie. »

Au Maroc jusqu’au début du 20ème siècle, la prédominance des pasteurs nomades ou semi-nomades ne s’est pas uniquement exercée sur le plan démographique mais aussi sur les plans économique, militaire et politique78. Depuis Ibn Khaldun jusqu’à

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Au 11ème siècle des tribus, venues du Sahara Occidental affirment leur autorité sur les plaines humides du Maroc central et créent une dynastie (Almoravide) qui règne sur un empire qui s’étend jusqu’en Espagne. Les dynasties qui lui succèdent sont aussi issues de communautés de pasteurs ou de caravaniers, venant du Haut Atlas (Almohades, 12èmesiècle), des steppes d’Algérie (Mérinides, 13èmesiècle), du Drâa (Saadiens, 16èmesiècle) ou encore du Tafilalt (Alaouites, 18èmesiècle).

Geertz les observateurs ont insisté sur le fait que le centre de gravité culturel d’avant le protectorat, ne se situe pas dans les villes mais dans les groupements de pasteurs qui les harcèlent et qui parfois les conquièrent : « C’est des tribus qu’ont surgi les

poussées formatrices de la civilisation islamique au Maroc, elles y ont marqué l’empreinte de leur mentalité, en dépit de toutes les sophistications hispano-arabes que certains lettrés religieux des villes, rompant avec les tendances locales parvinrent à introduire dans quelques coins privilégiés durant de brèves et chatoyantes périodes. » (Geertz, 1992, p.93 ; voir aussi Tillion, 1982, p.195) Et

Boukhobza (1982, p.347) écrit : « C’est dire que le système des normes et des

valeurs, échafaudées sous l’impulsion et la vigueur du phénomène nomade durant les siècles qui ont précédé la colonisation, constitue dans une très large mesure le soubassement de la culture traditionnelle en tant qu’art de vivre et de percevoir. » On

peut faire l’hypothèse que la pratique qui consiste à servir et à consommer de la viande lors de la réception d’hôtes et de la célébration des événements solennels de la vie sociale constitue aussi un héritage des communautés de pasteurs qui ont prédominé au Maroc, sur la longue durée. Nos interlocuteurs auraient donc de bonnes raisons de considérer cet acte comme relevant de la tradition. Encore faut-il se demander : quelles bonnes raisons, ils peuvent avoir de s’y conformer et de le reconduire sans le remettre en question ?