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III- Terrains et méthodes

1- Choix des terrains

La moitié de la population marocaine qui vit en ville consomme les deux tiers de la viande d’ovin de boucherie produite dans les abattoirs contrôlés24 et près des deux tiers de la viande issue des abattages familiaux de la fête du sacrifice25. Compte-tenu de cette importance du marché urbain, nous avons fait le choix d’étudier de façon approfondie les comportements et les préférences d’un échantillon de consommateurs urbains. Notre choix s’est porté sur la ville de Rabat. En effet, avec 600.000 habitants, celle-ci a une taille qui correspond au même ordre de grandeur que les autres grandes villes marocaines (Fès, Marrakech, Tanger, Meknès, Oujda) et une taille intermédiaire entre la mégapole Casablanca (3 millions d’habitants) et la vingtaine de villes qui comptent plus de 100.000 habitants (Troin, dir., 2002, p.102).

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Statistiques des abattages contrôlés (années 1995 à 2001), Service d’inspection et de contrôle vétérinaires, Direction de l’Elevage, Ministère de l’Agriculture.

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Statistique du Département des productions animales, Direction de l’élevage, Ministère de l’Agriculture.

En tant que capitale nationale, Rabat présente aussi l’avantage d’attirer une population aux origines régionales (urbaines et rurales) très hétérogènes venue notamment pour travailler dans les grandes administrations. Ses habitants se répartissent, avec toutes les positions intermédiaires envisageables, entre citadins de première génération (d’origine rurale) et citadins de souche. Ces derniers, appelés rbati (habitants de Rabat par excellence), appartiennent à des familles aux patronymes connus qui revendiquent une implantation pluriséculaire, dans cette ville. En outre, les niveaux de vie représentés au sein de la population de Rabat sont très hétérogènes. Ils vont de la grande bourgeoisie (grands fonctionnaires et commerçants, professions libérales) qui vivent dans des conditions matérielles très luxueuses, à une catégorie de population connaissant des conditions d’existence très précaires, marquées par l’insalubrité de leur habitat et par la pénurie, notamment alimentaire (population des sans emplois ou des travailleurs manutentionnaires du secteur informel), en passant par la masse des petits et moyens fonctionnaires, employés du secteur privé, petits commerçants et artisans. Un autre trait notable et directement observable à Rabat, dans de nombreux domaines de la vie courante, est la coexistence de modes de vie et de consommation copiés sur les modèles européens et nord-américains et de ceux qui sont conçus par les individus comme typiquement locaux ou traditionnels. Par exemple, dans le domaine qui nous intéresse, l’hétérogénéité des types de commerces de détail de viande frappe l’observateur lorsqu’il traverse les différents quartiers de la capitale : tables de bois temporaires des souks hebdomadaires des quartiers péri-urbains, étals carrelés de marchés urbains où la viande est exposée à l’air libre, petites boutiques avec des vitrines réfrigérées ou pas, supermarchés ou grandes boutiques semblables aux boucheries françaises les plus luxueuses… L’ensemble de ces éléments nous paraissaient susceptibles d’agir comme des facteurs probables d’hétérogénéité des comportements alimentaires observables.

Dès le commencement de notre projet, il nous est apparu intéressant de comparer la situation de la distribution et du commerce de la viande à Rabat, c’est-à-dire dans le cadre d’un circuit d’approvisionnement long (consommateurs – bouchers – chevillards – éleveurs de différentes régions du Maroc), aux mêmes activités déployées dans des villes de petites tailles et dans des communes rurales, caractérisées par des circuits d’approvisionnement courts (consommateurs – bouchers-abatteurs – éleveurs locaux). A cet effet, notre choix s’est porté sur les petites villes d’Azrou et de Ouarzazate et sur des communes rurales de leurs

environs, respectivement Timahdite et Aïn Leuh, Tarmigt et Toundoute (annexe 1). Nos enquêtes y ont surtout concerné les bouchers locaux que nous avons interrogés sur leurs pratiques mais aussi sur les comportements et les préférences de leurs clients26 (ces derniers ont été abordés de manière informelle au cours de rencontres sur les points de vente). Ces investigations avaient avant tout pour objectifs de souligner des similitudes ou des différences avec le contexte urbain.

La ville d’ Azrou (41000 habitants) et les communes rurales de Timahdite et Aïn Leuh sont situées dans la partie nord-ouest du Moyen Atlas qui est constituée de plateaux étagés et de hautes plaines de 1000 à 2000 m d’altitude (Troin, 2002, p.213). Sur le plan administratif, elle est rattachée à la province d’Ifrane. Sur le plan climatique, la région appartient à l’étage subhumide à hiver frais ou froid en hauteurs et à l‘étage semi-aride en plaines, avec des précipitations de 400 mm à Timahdite, 650 mm à El Hajeb, 1100 mm à Ifrane. La neige joue un rôle important dans cette région subtropicale semi aride à été sec, où sa fonte, en mars et avril, permet un étalement de la végétation jusqu'en été et un écoulement permanent des cours d'eau. Les températures sont basses en hiver (-4°C) et assez hautes en été (30°C) à Ifrane (Troin, 2002, p.204-205). Pendant des siècles, les communautés montagnardes y ont été avant tout constituées d’éleveurs de moutons qui transhumaient entre les parcours des dépressions ou les plaines de basse altitude, en hiver et les pâturages d’altitude, en été (Chiche, 1986, p.142). Aujourd’hui, la terre est devenue un moyen de production déterminant à côté du troupeau. Les grands éleveurs notamment se sont réservé l’usage des parcours et ont acheté le plus de terre possible dans les basses plaines. Depuis les années 1980, les troupeaux passent toute l'année sur les parcours d'altitude, l’été sur les pâturages et l’hiver dans des bergeries27. Avec un troupeau d’environ 300.000 femelles reproductrices, la province d’Ifrane est la huitième province (sur trente-neuf) la plus peuplée en ovins du Maroc. Elle constitue l’un des principaux bassins d’approvisionnement en animaux de boucherie et de sacrifice pour les grandes villes du centre et du nord du pays : Rabat, Fès, Meknès, Casablanca, Tanger (Humboldt Universität, 1994). Les moutons du Moyen-Atlas y sont réputés pour leurs qualités bouchères au moins depuis l’époque du protectorat français (Lamire, 1950, p.117 ; Vaysse, 1952, p.81). Le choix de cette région 26

Les entretiens déjà réalisés avec les bouchers de Rabat nous avaient convaincu que les commerçants ont une bonne connaissance des pratiques et des préférences de leur clientèle.

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Sur l’évolution des pratiques d’élevage dans cette région du Moyen-Atlas, on consultera avec profit le film (VHS) de A. Bourbouze et A. El Aïch, « Paroles d’éleveurs en montagne ou Quatre

personnages en quête de hauteur », Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier et Institut

présentait l’avantage de permettre l’étude de la consommation de viande au niveau local et de compléter l’étude du circuit de distribution de viande de la ville de Rabat, par des enquêtes chez les éleveurs et sur les marchés aux bestiaux où s’approvisionnent les chevillards de la capitale.

Ouarzazate est une ville du versant sud du Haut Atlas central de taille équivalente à Azrou (39000 habitant). Elle est le chef lieu de la province du même nom. Tarmigt est une commune rurale limitrophe de Ouarzazate. Toundoute est dans la moyenne montagne, à environ soixante kilomètres au dessus de Ouarzazate. La province s'étend de la ligne de crêtes du Haut Atlas central au Nord, à celle du Jbel Saghro, au Sud. Elle est traversée par des oueds orientés ouest-est et nord-sud, notamment l'assif Mgoun et l'oued Dadès, qui confluent pour former l'oued Drâa. Située à la limite nord du Sahara, l’ensemble de la province est marquée par des gradients climatique et écologique très rapides, du Nord, où les précipitations pluvieuses et neigeuses peuvent être supérieures à 400 et 500mm, avec une végétation, dominée par l'armoise, encore verte en été, et le Sud, pré-saharien, où les précipitations sont faibles, rares, aléatoires et brutales, avec des moyennes annuelles de 150 mm, et une végétation dominée par l'alfa. Deux systèmes d’élevage des ovins coexistent localement. Le premier, nomade, est fondé sur la transhumance entre les pâturages d’altitudes du Haut-Atlas (en été), le jbel Saghro en hiver; plus récemment, les troupeaux sont envoyés par camion vers les parcours des vastes steppes du Sud- Est (Bouarfa), du Nord-Est (Mtalsa, au Sud de Nador) et du Sud-Ouest (Oued Noun, autour de Goulmim). L’alimentation du troupeau dépend presque exclusivement des ressources végétales pastorales. Le second, dans les oasis, est un petit élevage domestique de quelques chèvres stabulées et nourries de fourrages cultivés et d'herbe fauchée dans les prairies inondées du bord des oueds et des canaux d'irrigation28 Avec 170.000 femelles reproductrices, le troupeau provincial est le vingtième du pays (sur trente-neuf). A l’inverse du Moyen-Atlas, la région n’est pas exportatrice vers les grandes villes du Maroc central. Les moutons locaux y sont considérés comme de qualité inférieure, notamment en raison de leur petite taille29.

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Observations communiquées par Jeanne Chiche. 29