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Cuisine, manières de table, commensalité

IV- Cuisine de la viande et distinction

4- Les nouvelles spécialités et le rôle des bouchers-traiteurs

Si le tajine est actuellement considéré comme un élément de la tradition culinaire marocaine par tous nos interlocuteurs, la consommation de spécialités considérées comme ayant été importées d’Europe (steaks, escalopes, cordons-bleus, épaules et gigots désossés farcis et rôtis…) est vue comme un signe de modernité. Nos interlocutrices qui en font la plus grande consommation (Sl, Nd) mettent en avant leur goût pour la nouveauté et le changement. Dans le même temps, elles expriment un sentiment de lassitude vis-à-vis du tajine : « On en a marre du tajine. Il nous est

monté à la tête66 »; «J’aime changer, essayer des nouvelles choses. »… A ce propos, nos deux interlocutrices soulignent le rôle fondamental joué par leurs détaillants, dans leur découverte de nouvelles spécialités : « Chez mon boucher, il y

a beaucoup de choses variées et nouvelles »; « Je vais chez X, il a beaucoup de choses qu’on ne trouve pas ailleurs »…

Ces bouchers chez qui nous sommes allé enquêter font partie du type que nous avons décrit sous le nom de bouchers-traiteurs (Chapitre 1). Ils ont une offre en

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C’est à partir des années 1940 que les courants migratoires des campagnes vers les villes ont pris une réelle ampleur au Maroc. Ce mouvement va jusqu’à concerner 180.000 pers./an, dans le début des années 1990. Au final, la population urbaine passe de 3,9 à 13,4 millions entre 1960 et 1994 (Troin, 2002, p.102). A cette date, sur ces 13,4 millions de personnes, 2,7 millions étaient nées en milieu rural soit 20% d’entre eux (Benazzou et Mouline, 1998, p.18).

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Traduction littérale d’une expression marocaine (tl’a fî rasnâ ) que l’on emploie pour exprimer un sentiment de lassitude vis-à-vis d’une situation ou d’une personne.

viande et notamment en produits transformés très variée. Ils disent que celle-ci vise une population « moderne », « éduquée », plutôt jeune (30-50 ans), à fort pouvoir d’achat, qui habite les quartiers résidentiels, qui a étudié en Europe ou en Amérique du Nord, qui continue à y voyager et qui y puise ses modèles de consommation et professionnels. Pour capter cette clientèle, ils se livrent entre eux à une concurrence qui se manifeste par une surenchère en matière d’innovations, importées d’Europe : pratiques de découpe, recettes, équipements, main-d’œuvre (l’un d’entre eux a recruté un maître-boucher français)… La reproduction d’un prospectus publicitaire (figure 1) montre l’importance accordée aux références à l’Europe et à la modernité (boucherie moderne, coupes européennes, escalope, saucisson…). Ces bouchers- traiteurs parlent de l’orientation et de la structuration de leur offre autour des modèles de produits, importés d’Europe, comme allant de soi. De même que pour eux, il semble aller de soi que la clientèle qu’ils visent soit disposée à accueillir favorablement leur offre. Cela s’explique par le fait qu’ils appartiennent aux mêmes catégories sociales : ils sont issus de milieux citadins bourgeois, ils ont fait des études supérieures (l’un d’eux en Europe), ils habitent les quartiers résidentiels, ils sont plutôt jeunes (la quarantaine) et manifestent le même intérêt pour les manières de consommer et de travailler occidentales.

LES DELICES DE LA BOUCHERIE Spécialités :

BOUCHERIE MODERNE

Coupes Européennes - Escalope de Dinde - Méchoui Désossé Farci CHARCUTERIE HALAL

Plus de 50 spécialités au goût Euro-Marocain : Jambon de veau, Saucisson Fumé, Frunkfurt, Galantine, etc…

Figure 1: Reproduction du texte d’un prospectus publicitaire distribué par un boucher-traiteur de

Casablanca.

Les modèles et les références mobilisés par les bouchers-traiteurs sont utilisés par les bouchers de boutique et par les bouchers de stalle chacun en fonction de ses possibilités techniques et matérielles : par exemple un boucher de boutique dit qu’il ne prépare pas de méchoui désossé farci mais qu’il propose à ses clientes de leur désosser des épaules ou des gigots pour qu’elles les farcissent elles-mêmes67 ; de nombreux bouchers y compris ceux de stalles (chapitre 1) commercialisent 67

maintenant de la mortadelle halal de fabrication industrielle et des escalopes de dinde… A Ouarzazate et Azrou nous nous sommes entretenu avec deux bouchers qui disent prendre modèle sur les bouchers-traiteurs des villes (respectivement Marrakech et Fès). La première fois que nous avons rencontré Sa (25 ans), il était l’unique boucher de Azrou à disposer d’une vitrine amovible qu’il plaçait sur son étal et à l’abri de laquelle il disposait sa viande. Il avait ouvert sa boutique deux ans auparavant et il expliquait que dès sa création, il avait voulu présenter « quelque

chose de nouveau » et qu’il avait misé sur la propreté et l’hygiène pour se faire une

clientèle. Outre les vitrines, il avait investi dans du matériel neuf, acheté à Fès (chambre froide, balance à aiguille, hachoir en inox) et inexistant dans les autres boucheries. Trois ans après notre première rencontre, Sa a complètement transformé sa boutique. A présent, elle est isolée de la rue par une baie vitrée, à l’intérieur il a disposé deux vitrines dans lesquelles il présente de la viande, des saucisses et des charcuteries halal. Ouarzazate bien qu’étant une ville de taille similaire à Azrou ne dispose pas encore de commerce de ce type (toutes les boucheries sont des stalles). Toutefois un boucher-chevillard (propriétaire de trois boutiques et fournisseur de plusieurs grands hôtels) nous a déclaré qu’il avait le projet d’importer du matériel d’Europe pour ouvrir une « boucherie moderne », avec chambres froides, vitrines et laboratoire pour la préparation de produits élaborés.

Les nouvelles manières de consommer la viande sont donc diffusées à travers une catégorie de bouchers des quartiers urbains résidentiels qui les importent surtout d’Europe et qui les destinent à une population qui a connu ces modes de consommation à l’étranger. Cependant, les transformations que les bouchers font subir aux spécialités européennes montrent qu’ils cherchent aussi à les rendre attrayantes pour un nombre plus important de consommateurs : charcuterie halal,

méchoui désossé, spécialités au goût "euro-marocain" (figure 1). Ces innovations

sont reprises et adaptées, en fonction de leurs moyens, par les bouchers des autres quartiers et des petites villes de province. Les consommateurs qui adoptent ces façons de consommer les mobilisent à des fins de distinction. Une jeune femme, par exemple, fait de l’attachement de son mari au tajine un signe de ruralité : « Mon mari

reste attaché au tajine. Pour ça, il reste très aroubî [campagnard]. » Pourtant le mari

en question appartient du côté de sa mère à l’une de ces familles que nous avons évoquées et qui sont reconnues pour être de souche citadine de Rabat (du côté de son père, il est citadin de troisième génération). A l’inverse, la famille de la jeune femme en question est installée en ville depuis deux générations seulement.

L’adoption de pratiques culinaires considérées comme nouvelles permet ici un renversement des statuts symboliques des individus. L’urbanité (et le prestige qui y est attaché), chez cette consommatrice, ne se définit plus comme l’adhésion à des comportements considérés comme hérités d’une culture urbaine strictement locale mais comme l’adoption de modes de consommation modernes et en tant que tels importés d’Europe ou d’Occident en général.

Conclusion

Nous avons mis au jour de nombreux réseaux de croyances positives, de jugements, d’affects psycho-sensoriels qui permettent d’expliquer significativement les comportements alimentaires types des consommateurs interrogés et observés. En guise de conclusion à ce chapitre, nous proposons de synthétiser ces résultats en les mobilisant pour construire des « ethos » de consommateurs de viande. Jean- Pierre Corbeau (Corbeau et Poulain, 2002, pp.117-120) utilise la notion d’ethos pour décrire la pluralité des logiques comportementales des « mangeurs » français : « L’ethos est une représentation typicale construite à partir d’un travail empirique et

d’une analyse critique de tous les résultats ou faits récoltés. Il traduit le comportement, la mentalité d’un acteur social appréhendé dans sa totalité. » (ibid.,

p.119). Corbeau (ibid., p.117) y voit avant tout la possibilité de rendre compte de la rencontre, chez les acteurs, entre la socialité et la sociabilité : c’est-à-dire entre les déterminismes sociaux (civilité, normes diététiques ou esthétique,…) auxquels l’individu est confronté et les réponses qu’il y donne car il peut s’y soumettre, les subvertir ou les refuser. L’ethos n’a pas pour prétention de correspondre en l’état à des individus réels. Il s’agit plutôt d’une « métaphore pédagogique », d’une manière d’organiser et de présenter les résultats d’une recherche compréhensive, qui est destinée à être confrontée à la réalité et à ce titre à être dépassée.

Les ethos que nous proposons sont relatifs aux manières de cuisiner et de consommer la viande. Nous distinguons entre l’ethos des « tenants des grillades » et celui des « tenants des tajines ». Parmi ces derniers, un premier ethos correspond à un consommateur qui adhère au jugement selon lequel le plat idéal, le « bien

manger » par excellence doit être nourrissant, consistant et apporter l’énergie, la force nécessaire au bon déroulement de son activité physique. Il trouve ces qualités et propriétés dans le tajine qu’il conçoit comme une association particulièrement nourrissante, de sauce (matière grasse), de pain et de viande. Pour ce mangeur, les grillades (sans sauce et donc peu propices à la consommation de pain) constituent des encas ou des accompagnements (dans le cas de repas de fêtes). Il a une préférence pour les viandes cuisinées avec des assaisonnements relevés et pour les viandes très cuites, dont les chairs se détachent sous les doigts. Ces goûts s’appuient sur des croyances diététiques et religieuses. La préférence pour les cuissons poussées est entretenue par l’habitude de manger avec les mains. Par ailleurs, ce consommateur - qui est fortement attaché au maintien de la solidarité et de cohésion familiale (au détriment de l’individuation) - valorise le fait de prendre les repas dans une assiette commune. Il conçoit cet acte comme permettant d’entretenir les liens communautaires ou d’établir des liens avec les étrangers. Les modalités de présentation et de consommation du tajine sont vues comme permettant de concilier ces exigences, tout en respectant les hiérarchies familiales, en les euphémisant. La mère de famille, qui relève de cet ethos, se voit (est vue par les autres) comme jouant un rôle majeur dans l’agrégation de la famille et dans l’entretien des liens avec le monde extra-familial. A ce titre, elle conçoit la préparation du tajine comme faisant partie intégrante de ses devoirs de nourricière et d’hôtesse.

Au sein de cet ethos, on peut distinguer entre un ethos des citadins de souche (rbati) et un ethos des néo-citadins, venus s’installer en ville dans les années 1970-1980. La préparatrice et le mangeur appartenant au premier type voient la confirmation de leur Stand68, dans le fait de préparer et de consommer les tajines selon des recettes bien précises (sauce peu abondante, codification des épices et des légumes utilisés en fonction des viandes cuisinées…). Ils considèrent ces manières de faire comme appartenant à leur patrimoine culturel de citadins et en dénient l’appropriation par les autres groupes en particulier par les néo-citadins. Pour ces derniers, l’adoption du tajine a été vécue, lors de leur installation en ville, comme le signe de leur accès au statut de citadin. Contrairement aux consommateurs précédents, ils ne dévalorisent pas la préparation de sauces et de légumes (destinés à « faire manger du pain ») en quantités abondantes, ni l’utilisation de mélanges de légumes ou de tomates (qui

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Max Weber (2003, p.123) définit le Stand comme une qualité d’honneur ou de privation d’honneur social qui, pour l’essentiel, est à la fois conditionnée et exprimée par un certain type de conduite de vie.

libèrent du jus et qui contribuent à « faire de la sauce »)… Ces mangeurs, qui considéraient le tajine comme une nouveauté au moment de leur arrivée en ville, se sont approprié cette spécialité et la tiennent maintenant pour un plat emblématique de leur identité marocaine (pour eux il appartient au cadre de référence national et pas uniquement urbain).

George Balandier (1984, p.202-205) propose plusieurs figures de traditionalisme. Le « traditionalisme fondamental » tente d’assurer la sauvegarde des valeurs, des modèles, des pratiques sociales les plus enracinés dans la continuité : l’ethos du « tenant du tajine rbati », qui mobilise les pratiques culinaires à des fins de distinction, s’inscrit dans ce cas de figure. Le « pseudo-traditionalisme » recourt à une tradition bricolée afin de donner sens à une réalité bouleversée, de la domestiquer en lui imposant un aspect rassurant. Ce cas de figure est celui du « tenant du tajine néo-citadin » qui adopte le tajine en le modifiant et qui fait de sa consommation le signe de son identité marocaine. Enfin, le « traditionalisme formel » maintient des formes et des modèles du passé en les mettant au service de visées nouvelles. C’est sur ce modèle qu’un nouveau type d’ethos semble se dégager parmi les « tenants du tajine ». Il s’agit d’un consommateur qui adhère aussi au jugement selon lequel ce plat est représentatif du bien manger. Mais il l’apprécie en tant que repas « complet » ou « équilibré », qui apporte au consommateur tous les éléments dont il a besoin pour être actif et en bonne santé. Ces appréciations doivent toutefois être mitigées par les déclarations de mères de familles qui considèrent que le tajine doit être accompagné de crudités et que le repas doit se clore par la prise d’un fruit ou d’un produit lacté pour les enfants. De façon générale, ce mangeur est plus sensible à l’information diététique : il parle des « protéines », de la nécessité de minimiser les apports de corps gras et il valorise les légumes pour leurs qualités nutritionnelles et non pas uniquement pour leur fonction de companage. Ce consommateur est plutôt plus jeune que les autres « tenants du tajine » et plus éduqué. La femme a généralement un emploi salarié, contrairement aux précédentes qui sont « mères au foyer ». A ce titre, elle met en avant les avantages utilitaires (possibilité de préparer à l’avance, de réchauffer,…) et économiques (optimisation des rations communautaires) de la spécialité, dans son choix de conserver ce modèle de consommation. En revanche, ce mangeur, qui est peut-être un peu plus individualiste, insiste moins sur la dimension sociale et agrégative du tajine.

des raisons de santé (prévention des troubles cardio-vasculaires et digestifs) et d’esthétique corporelle (« garder la ligne » chez la femme). A plusieurs titres, cet ethos se rapproche de celui des « tenants du nourrissant léger » décrit, dans le contexte français, par Jean-Pierre Corbeau (Corbeau et Poulain, 2002, p.132-133). Le mangeur rejette les plats en sauce, considérés comme trop « lourds » ou « trop gras » et la consommation abondante de pain, au profit des grillades de viande peu grasses (steaks, escalopes de volailles, poulet,…), des poissons grillés et des salades appréciés pour leur légèreté, et leur digestibilité. Plutôt que de faire un unique repas copieux en milieu de journée, il préfère prendre un déjeuner et un dîner variés comprenant un produit carné, des légumes, des fruits, des produits lactés pour les enfants. A ce titre, la mère de famille adopte une position qui se rapproche plus de celle d’une nutritionniste que de celle de nourricière. En tant qu’hôtesse, elle valorise davantage l’achat de plats préparés et innovants, chez des traiteurs « chics », que les efforts personnels déployés pour préparer le repas à domicile. De manière générale, ce consommateur est à la recherche de nouvelles spécialités et façons de préparer les viandes, en particulier celles inspirées de la cuisine occidentale. Plus individualiste que les « tenants du tajine », il dénigre la prise des repas dans des plats communs et adopte volontiers les manières de table européennes. Plutôt jeune (moins de quarante ans), il a fait des études supérieures, souvent en Amérique du Nord ou en Europe où il s’est habitué aux manières de manger locales. Il habite les quartiers résidentiels et affiche, en général, un attrait pour les façons de se comporter et de consommer occidentales. Si à l’instar de Corbeau (ibid., pp.106-111), on appréhende l’acte de manger comme un métissage qui permet la rencontre et la cohabitation symbolique de soi et de l’autre, alors on avancera que le « tenant des grillades » se situe dans une logique de « métissage désiré » qui le pousse à la découverte de saveurs, de mets, d’usages et de codes alimentaires qui lui permettent de s’évader, d’accéder à un modèle culturel différent (pensé comme occidental), et à travers lui, à une forme de prestige.

Chapitre 3