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Cuisine, manières de table, commensalité

II- Manger un tajine c’est bien manger

1- Le tajine est le plat le plus nourrissant ou le plus équilibré

Nos interlocuteurs qui disent être attachés à la consommation de tajines à l’ordinaire ou lors de repas de réception formulent des appréciations qui font de ce plat, le modèle du « vrai » repas, du « bien manger » par excellence, « nourrissant », « rassasiant » voir « revigorant ». Avant de détailler l’ensemble des croyances qui fondent ces prises de position, il faut dire que le pain est toujours considéré comme un élément indissociable de la consommation du tajine. En effet, dans toutes les familles, cette spécialité est consommée dans une grande assiette commune. Chacun y puise directement sa nourriture, à la main et en utilisant des petits morceaux de pain pour saucer le plat. Or pour la plupart de nos interlocuteurs, la 42

Il s’agit des quatre personnes qui déclarent les revenus les plus élevés de notre échantillon (supérieurs à 30.000 DH/mois).

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R.S.R. : ici et dans la suite du texte Rapports de Stages de Ruralisme des étudiants de l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II.

sauce et le pain sont conçus comme étant des aliments particulièrement nourrissants. Partout dans les campagnes, les céréales quel que soit leur mode de préparation (pain, galettes, crêpes, couscous, bouillies…) sont considérées comme des aliments fondamentaux et de force (R.S.R.). A Azrou, un informateur nous rapporte qu’on interpelle les enfants auxquels on veut faire honte de leur faiblesse, en leur disant : « On dirait que tu ne manges pas de pain ! ». A Rabat, à la fin du repas, lorsqu’un convive laisse un morceau de pain, on lui dit : « Fini ton pain.

Ta santé est dedans.» Une mère de famille dit aussi que : « L’orge donne de la force. C’est ce qu’on donne aux chevaux et ils sont forts». Le même point de vue est

exprimé, par l’inspecteur Ali, le personnage de Chraïbi (1997, p.47) : « C’est bon le

pain d’orge. L’orge est la nourriture des chevaux et regardez comme ils sont forts. »

Un père de famille déclare : « Au Maroc, la viande c’est la première et le principal

c’est le pain. » La phrase illustre le fait que même si la viande (on le verra) est le plus

prestigieux des aliments, les céréales (notamment sous la forme de pain) occupent la première place dans la ration alimentaire des individus.

La sauce est décrite comme concentrant le jus de la viande qui est considéré comme très nourrissant et revigorant. A ce titre, il faut faire une mention spéciale du bouillon de poulet, que des ménagères disent préparer à l’attention des personnes qui ont subi des pertes de sang : accouchées, jeunes mariées le lendemain de la défloration, circoncis… Cette utilisation est attestée depuis le Moyen-Age comme reconstituant pour les convalescents (Bolens, 1990, p.115). Le jus des viandes rouges est utilisé à la même époque, comme un médicament contre la « faiblesse du cœur »

(Rosenberger, 1996, p.353). Il y a là une conception de la viande comme un aliment re-vitalisant (voir Chapitre 3). La graisse animale qui fond et l’huile qui entrent dans la composition de la sauce sont conçues, en ville et dans les campagnes, comme des aliments de force (R.S.R.). Un informateur de Marrakech, nous dit que dans la Médina lorsque l’on veut signifier qu’un homme est fort on dit de lui : « Il mange de

l’huile » (ka-yakoul zeyt). Une informatrice de Tanger rapporte que, dans sa ville, on

dit : « Il mange de la graisse (animale) » (ka-yakoul chahma). Le khlie qui est une spécialité à base de petits morceaux de viande confits dans de la graisse animale (généralement de bovin), est considéré partout comme très énergétique et « réchauffant » du fait de sa composition riche en matière grasse. Ces croyances qui font des céréales et des matières grasses des aliments fondamentaux et de force sont en adéquation avec le fait qu’elles ont constitué, pendant des siècles, la part essentielle de l’alimentation d’une large frange de la population marocaine (Michel,

1993, pp. 88-96 et 403-404). Aujourd’hui encore, la valeur que leur prêtent de nombreux consommateurs s’accorde avec les réalités objectives du régime alimentaire local : les céréales, on l’a vu, constituent la première source de calories et de protéines; les huiles la troisième source d’énergie de la ration alimentaire moyenne (chapitre 1).

Les prises de position de nos interlocuteurs relatives aux effets de l’ingestion de viande sont moins tranchées, comme on le verra au chapitre 3. Pour l’instant signalons que les plats qui en sont dépourvus, par exemple les plats de légumes (douaz) sont considérés comme étant « incomplets » et de faible valeur nutritive : « ce n’est pas de la nourriture » va jusqu’à dire une jeune femme; « si on ne mange

pas de viande, on va se sentir faible » disent plusieurs consommateurs. Mais les

plats de viande sans sauce (les rôtis, les grillades) ne sont pas n’ont plus considérés comme des repas complets : « Vous, vous ne voulez manger que de la viande et des

légumes. Regardez comme vous êtes maigres ! Les fils de votre oncle, ils sont plus forts que vous parce qu’ils mangent du pain et de la sauce. » dit une mère à ses fils.

Les grillades sont présentées comme des encas, des « snacks », voir même des « friandises ». A ce titre, on les sert parfois en accompagnement d’un tajine dans le cadre d’un repas de fête : « Les côtelettes grillées c’est très bon mais ça ne rassasie

pas. Tu les désosses en un coup de dent et ça y est. Tu as encore faim.» Sur le

même registre, à Azrou et dans sa région, les consommateurs expliquent que les repas d’invitation et surtout de grandes fêtes, comme les mariages, doivent comporter deux plats dont un, au moins, doit être en sauce (tajine de viande ou poulet en sauce) pour être mangé avec du pain : « Pour les invitations, la règle dans

les plats, c’est qu’il faut un plat sec et un plat qu’on puisse saucer. Par exemple, du méchoui et du poulet en sauce ou alors du tajine. L’important, c’est qu’il faut toujours un plat que l’on puisse saucer parce qu’on a toujours peur que les invités ne soient pas rassasiés. On a peur qu’ils ne mangent pas à leur faim s’ils ne mangent pas le pain. » Ajoutons que les consommateurs qui mettent l’accent sur la valeur de la

sauce et du pain dotent souvent les légumes d’une faible valeur nutritive. Ils les voient surtout comme un companage : ils servent à faire manger du pain.

Les sociologues et les anthropologues ont souligné que les règles de composition des repas, en particulier les règles d’inclusion mutuelle de classes d’aliments ont une grande importance dans la vision que les cultures ont de leur alimentation : dans de nombreux pays asiatiques, le « vrai » repas doit comporter du riz, la nourriture

nourrissante, et des plats de légumes et de viandes, pour la part du plaisir; dans le sud de l’Inde, du pain non levé et un oignon cru constituent un repas, une bouillie et des légumes seulement un en-cas (Fischler, 1993, p.37); en Angleterre le plat complet doit comprendre une viande et deux légumes (Fiddes, 1991, p.16) et en France, la représentation du « bien manger » est un repas comprenant : une entrée, un plat principal (avec viande ou poisson), un fromage et un dessert (Lahlou, 1998, pp.87-88). En ce qui concerne nos interlocuteurs, on peut avancer, que la plupart d’entre eux adhèrent à la croyance normative selon laquelle un repas complet et nourrissant doit comporter du pain (des céréales), de la sauce (à base de matière grasse) et de la viande. Le couscous qui est assemblé de cette façon (semoule, bouillon gras) constitue aussi un plat complet. On comprend dès lors que ces deux spécialités soient servies pour le déjeuner que les citadins considèrent comme le repas principal de la journée. Elles en constituent le plat unique ou le plat central. On comprend aussi pourquoi les grillades sont plutôt consommées lors de dîners qui sont considérés comme des repas secondaires. Partout au Maroc, on savoure aussi les grillades, au cours des voyages dans des rôtisseries spécialisées qui sont installées le long des routes, concrétisant ainsi leur statut d’encas que l’on peut consommer à toutes heures (y compris entre deux repas). Deux personnes (Kl et Lm) disent qu’elles préparent parfois des grillades pour le déjeuner, mais seulement en été ou «quand il fait trop chaud pour manger du tajine» : c’est-à-dire lorsqu’elles considèrent qu’elles n’ont pas besoin d’une nourriture revigorante ou reconstituante.

Un petit groupe de consommateurs44 jugent eux aussi que le tajine est le modèle du « bien manger » mais en le décrivant comme un repas « complet », « équilibré » ou encore « qui contient tout ce dont on a besoin ». Ces opinions sont sous-tendues par des références aux catégories de la pensée diététique moderne dont nos interlocuteurs disent qu’ils en ont eu connaissance par la télévision, la radio ou des conversations avec des collègues de travail. Ils disent que la spécialité apporte de la viande ou des « protéines », des céréales (sous forme de pain) et des légumes. Ils formulent à propos de ces derniers des appréciations positives qui sont relatives à leurs qualités intrinsèques (ils contiennent des « vitamines », des « fibres »…) et non pas à leur fonction de companage, comme précédemment. Ces personnes parlent aussi de la nécessité de minimiser l’incorporation d’huile dans la sauce, par souci de

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Ces cinq personnes (Am, Az, Lm, Yu, Ab) ont des profils sociologiques relativement similaires : ils ont moins de cinquante ans, habitent des quartiers de type moderne et résidentiel et ont fait des études supérieures, leurs revenus sont supérieurs à 10.000 DH/mois.

prévention des troubles des systèmes digestif et cardio-vasculaire. Les mères de familles (Am, Az, Lm) insistent aussi sur l’importance d’accompagner le tajine de crudités et de consommer des fruits en fin de repas ou encore de proposer des produits laitiers aux enfants. Enfin, trois autres consommatrices (Sl, Nd, Ma)45 mobilisent les mêmes références à la diététique moderne mais les emploient pour dévaloriser le tajine et justifier leur préférence pour les viandes grillées. Elles disent qu’elles veulent supprimer de leur alimentation, les plats en sauce qu’elles jugent trop « lourds » ou trop « gras » (par crainte de l’hypercholestérolémie et parce qu’elles disent qu’elles surveillent leur « ligne »). A ce stade de l’analyse des préférences des consommateurs, il est intéressant de retenir que des croyances fondées sur les conceptions de la diététique moderne peuvent, selon les individus, conforter leur préférence pour le tajine ou conduire à sa dépréciation au profit d’autres façons de consommer la viande.