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Manger de la viande, manger des viandes

III- Toutes les viandes ne se valent pas

2- Le mouton donne du cholestérol

Nos interlocuteurs présentent les viandes rouges (ovin, bovin) comme étant plus rassasiantes, « consistantes » que le poulet et le poisson. Ce dernier surtout est considéré comme «plus léger ». Cette caractéristique est considérée comme un défaut par plusieurs hommes adultes : « Quand je mange du poisson, même si j’en

prends beaucoup, à satiété, je sais que quelques heures après je l’aurais déjà digéré. Je sais que j’aurais de nouveau faim. » dit l’un d’eux. En revanche, elle est

présentée comme une qualité par plusieurs femmes. Il est vrai que le poisson, généralement plus pauvre en matière grasse que les viandes, est plus vite digéré en raison de sa teneur plus faible en tissu conjonctif et de la composition différente de ses graisses (Thoulon-Page, 1997, p.45)

Un peu partout, les personnes interrogées parlent aussi de la consommation de viande de mouton comme pouvant être néfaste pour la santé des consommateurs. La plupart d’entre eux adhèrent à la croyance selon laquelle elle contiendrait du cholestérol : cette croyance est partagée par les bouchers, les chevillards et aussi par plusieurs éleveurs rencontrés dans le Moyen-Atlas. Ils croient que celui-ci est une substance maligne, présente en tant que telle et en grande quantité dans la viande d’ovin et qui passe directement sous cette forme dans l’organisme humain lors de son ingestion. Les mêmes personnes croient que les viandes de bovin et de caprin sont exemptes de cette substance. Aucun d’entre eux ne semble savoir que le

cholestérol est présent dans toutes les graisses animales, qu’il est indispensable à l’organisme, qu’il s’agit d’un constituant important des membranes cellulaires et qu’il joue un rôle important dans l’élaboration de nombreuses hormones. Ils ne savent pas non plus que le cholestérol sanguin est synthétisé par l’organisme à partir des corps gras en général. A ce titre, les médecins recommandent une vigilance vis-à-vis de l’ingestion de toutes les graisses animales. Trois d’entre eux interrogés à ce sujet nous ont expliqué qu’ils conseillent généralement à leurs patients de ne pas consommer de mouton parce qu’il s’agit selon eux de la viande la plus grasse. Ils disent qu’ils n’expliquent pas dans le détail la nature du cholestérol sanguin ni les mécanismes de sa formation. Les justifications données par ces médecins montrent que leur attitude à l’égard de la plupart de leurs patients est dictée par des préjugés relatifs à l’incapacité supposée de ces derniers à comprendre ces informations. Cela explique la croyance des consommateurs interrogés selon laquelle la viande de mouton est nocive. A ce titre, nous avons aussi entendu dire de nombreuses fois que la viande d’ovin est riche en « sucre » et que celle de caprin en contient peu et que de ce fait elle est recommandée pour les personnes diabétiques. En réalité, les médecins recommandent à ces malades de consommer des viandes maigres car ils sont sensibles aux maladies cardiovasculaires.

Les recommandations formulées par les médecins marocains rencontrés soulèvent des questions cruciales, notamment celle des références qu’ils mobilisent. Les réponses données à propos des teneurs en graisse des différentes viandes font penser à des idées reçues : « ça se voit » ; « c’est connu »… Or il faut rappeler que les graisses sont présentes sous trois formes dans les viandes : le tissu adipeux sous-cutané ou gras de couverture, le marbré constitué de grosses veines de graisse entre les muscles et le persillé qui imprègne finement la masse du muscle. Les viandes de mouton ont une teneur en graisses interstitielles plus élevée que le bœuf. En revanche, certains morceaux de cette viande sont très persillés. Or si le gras interstitiel peut être éliminé après cuisson et avant consommation de la viande, le gras persillé ne peut pas être enlevé. Au final, le taux de lipides des viandes est directement fonction du morceau considéré et de la façon dont il est préparé : il peut varier du simple au triple ou au quadruple pour une même espèce. On ne peut donc avancer qu’en général la viande de mouton est plus grasse que celle de bœuf, ni même qu’elle contient plus de cholestérol (Thoulon-Page, 1997, p.35 et 39). De plus, on ne dispose pas, à notre connaissance, d’une étude sérieuse portant sur la mesure objective de l’état la teneur en graisse des carcasses d’ovin et de bovin produites

dans les abattoirs marocains qui permettrait d’apporter des éléments de réponse à cette question.

Et pourtant, au sein de notre échantillon, de nombreuses personnes disent que ces croyances influencent leurs pratiques alimentaires. C’est ainsi que dix consommateurs (sur les trente-huit qui consomment régulièrement de la viande) déclarent avoir banni la viande d’ovin de leur alimentation pour des raisons médicales. Sept d’entre eux déclarent qu’ils souffrent ou ont souffert, eux mêmes ou leur conjoint, d’un excès de cholestérol dans le sang; les trois autres disent agir par souci de prévention à l’égard de cette maladie. Toutes ces personnes sont âgées de quarante à soixante-dix ans. Parmi elles, cinq avancent qu’elles consommaient presque uniquement de la viande de mouton avant de supprimer celle-ci de leur alimentation. Notons que tous ces consommateurs admettent cependant qu’ils consomment de la viande d’ovin au moment de la Fête du Sacrifice. Ils expriment l’idée d’une spécificité de cette occasion par rapport aux autres moments de l’année. Plusieurs en parlent même comme si elle s’accompagnait d’une obligation rituelle95 ou sociale (pression de l’entourage immédiat, volonté de se conformer aux pratiques de la majorité…) d’en consommer : « Pour la Fête du mouton c’est différent. A cette

occasion, je suis obligé d’en manger. » Parmi les vingt-huit autres consommateurs

réguliers de viande, vingt-cinq disent qu’ils modèrent leur consommation de mouton et que, pour des raisons liées à la santé, ils n’en prennent pas plus d'une à deux fois par semaine. Les autres jours ils consomment du bœuf, du poulet ou du poisson. Enfin trois personnes ne consomment que du mouton et expliquent que les recommandations d’ordre médical ne s’appliquent qu’aux gens qui souffrent déjà de maladies métaboliques, quant à eux ils se disent en bonne santé. Il nous paraît important de souligner que le rejet de la viande d’ovin pour des raisons de santé ne s’accompagne pas chez nos informateurs de l’expression d’une aversion gustative pour cette viande. Mais nous relevons aussi que cinq de ces informateurs disent que leurs enfants (adolescents) n’apprécient pas la viande de mouton parce qu‘ils la trouvent trop grasse ou trop « forte » en goût. Il est donc possible que les années à venir voient se développer une préférence alimentaire pour le bœuf chez un nombre non négligeable d’individus qui ont été socialisés dans des familles qui ont banni le mouton de leur alimentation ordinaire pour des raisons de santé.

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Les traditions prophétiques (sunna) recommandent aux sacrifiants de diviser la viande issue de la victime en trois parts égales : une pour la consommation immédiate, une pour l’aumône, une pour la conservation (Hamès, 1998, p.18).