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Manger de la viande, manger des viandes

I- Qu’est-ce que manger de la viande à l’ordinaire veut dire ?

2- C’est se nourrir.

Dans toutes les cultures, les êtres humains se représentent les effets de leur nourriture sur leur corps et leur santé. Chez nos interlocuteurs, la consommation de viande est associée aux idées de satiété, de bien-être, d’entretien d’un bon état de santé, voire de développement de la force et de la vigueur physiques. A ce sujet, les déclarations de nos interlocuteurs sont souvent lapidaires : « Je sais que c’est bien

pour la santé d’en manger » ou encore « la viande donne des forces ». Et ces points

de vue sont présentés comme appartenant au sens commun : « On dit ça »; « C’est

ce qu’on dit »… Dans de nombreuses campagnes, mais pas dans toutes, la viande

est citée parmi les aliments fondamentaux ou encore de force (R.S.R.). En fait, il semble que ces conceptions existent de longue date, au Maghreb. Lacoste-Dujardin (1970, p.253) les relève dans des contes kabyles et Bolens (1990, p.72) dans des traités culinaires arabo-andalous du 13ème siècle. Ces croyances sont attestées dans de nombreux contextes culturels (Fiddes, 1991, pp.12-13) et notamment en Europe : « La viande dans les sociétés occidentales est et reste l’aliment vital par excellence

celui qui, dans l’opinion communément partagée donne la force physique. »

(Méchin,1992, p.9) Des sociologues ont émis l’hypothèse que cette représentation est intimement liée au principe d’incorporation et à la spécificité de la viande qui est issue d’un être vivant, animé et fait, comme l’Homme, de chair et de sang (Fischler, 1993, p.169) : « Ce qui plaît au plus haut point, c’est l’idée que, par la force du sang

et de la substance animale, on gagne en santé et en virilité. » (Bolens, 1990, p.72)

Quelques consommateurs font référence à la viande en tant que source de protéines (« La viande c’est des protéines»…). Le plus souvent, ils ne peuvent pas préciser la fonction de ce nutriment dans l’organisme (« Je ne sais pas, on dit que

c’est bien d’en manger un peu »…).

La viande est aussi porteuse d’une ambivalence. Ainsi, un éleveur retraité des environs de Azrou, déclare : « Je ne mange pas de la viande pour être fort. Je la

mange pour montrer ma force. » Un consommateur citadin (Casablanca) se rappelle

que durant son adolescence, lors des réceptions, il existait une forme de jeu ou de compétition entre lui et ses cousins de la campagne (Doukkala) pour savoir qui allait

consommer la plus grande quantité de viande et prouver ainsi sa supériorité physique. Dans le même ordre d’idée, nous relevons que plusieurs consommateurs masculins sont fiers de faire état de leur capacité à ingurgiter une grande quantité de viande : l’un, à Azrou, dit qu’il a mangé près d’une demi-carcasse de mouton en méchoui, lors du mariage de sa fille; un autre qui habite Rabat mais qui est originaire de Khénifra affirme qu’il mange aisément « un kilogramme » de rumsteck sous forme de brochettes; un autre qui est éleveur dans le Moyen-Atlas parle de son oncle paternel qui était si fort qu’il mangeait un agneau par jour (sic)… A l’inverse, l’incapacité à faire bombance renvoie au vieillissement, à la maladie et à l’affaiblissement général de l’individu. C’est ce qui transparaît dans le discours d’un homme quinquagénaire qui habite Rabat : « Maintenant avec l’âge, vous savez, les

quantités que je consomme ont diminué. Mais avant! Avant! De la viande, je pouvais en manger à chaque repas! Je mangeais des côtelettes, des brochettes, des tajines! » A l’appui de ces assertions, nos interlocuteurs font parfois référence à des

connaissances médicales relatives aux maladies que peut engendrer l’excès de consommation de viande (hyperurémie) et, à travers elle, de graisse animale (hypercholestérolémie). En France aussi, une enquête menée auprès de consommateurs (Poulain, 2001, p.125) montre que si 45% d’entre eux considèrent la viande comme étant un aliment « bon pour la santé », 39% jugent qu’il s’agit d’un « aliment à limiter » notamment à cause des graisses qu’il contient71.

Quant à la croyance décelée chez les consommateurs marocains, qui fait de la viande un aliment qui nécessite vitalité, virilité et force pour être toléré par le mangeur, elle peut être rapprochée de la croyance qui, dans notre pays, fait de la consommation et de la capacité « à tenir » les boissons alcoolisées, un signe de virilité. Corbeau (1996, p.189), à la suite d’enquêtes menées auprès de consommateurs de vin, montre que cette boisson est vue, en France, comme apportant de l’énergie au buveur, celle-là pouvant être restituée sous une forme ou une autre. Mais, dans le même temps, l’énergie du vin « brûle » le corps. Boire devient alors un moyen de mesurer sa propre résistance. On peut faire l’hypothèse que l’attitude des consommateurs à l’égard de la viande résulte de l’argumentation, selon laquelle le mangeur doit être en mesure de tolérer le trop plein d’énergie vitale procuré par l’incorporation de grandes quantités de viande.

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Nous abordons de façon détaillée le rapport des consommateurs interrogés à la graisse animale au chapitre 4.

A la croyance qui fait de la viande un aliment viril est associée celle, plus répandue encore, selon laquelle les femmes ont un goût moins prononcé pour celle-ci que les hommes. Dans nos entretiens, neuf interlocutrices sur vingt-huit déclarent qu’elles peuvent s’accommoder de l’absence de cet aliment lors des repas : « Je peux m’en

passer, mon mari non »; « Je n’aime pas trop la viande mais je suis obligée de la préparer pour nourrir la famille »; « Ca ne me dérange pas de ne pas en manger. Mais si je n’en achète pas, je sais que mon mari ne va pas être content »,… Cette

prise de distance avec la viande, nos interlocutrices l’expliquent de deux façons. D’une part, elle est interprétée d’un point de vue pratique : il serait plus simple et moins coûteux en effort de préparer un repas sans viande qu’un tajine ordinaire. A titre d’exemple, une jeune femme de Rabat dit : « Comme ce sont les femmes qui

préparent à manger, ça les arrange de préparer quelque chose de simple et de rapide. Les tajines ça demande beaucoup de temps de préparation. C’est pour ça qu’elles disent qu’elles peuvent se satisfaire de peu. Parce que ça les arrange. Alors que les hommes, pour eux c’est facile, ils n’ont qu’à mettre les pieds sous la table. Et, en plus si tu prépares quelque chose qui ne leur plaît pas, ils râlent! » L’autre

explication est relative à une disposition incorporée par les personnes de sexe féminin, à une forme de modération qui serait liée à la nécessité de se soumettre à la domination et à la prévalence masculine. Les observateurs de la condition féminine au sein des sociétés maghrébines (Tillion, 1982 ; Lacoste-Dujardin, 1985; Bourdieu, 1998) ont montré que l’éducation engage les femmes, depuis leur plus jeune âge, à la discrétion, à la résignation, au renoncement devant leur père, leurs frères puis leur mari et qu’elle les prépare au dévouement, socialement valorisé, de la bonne épouse et mère de famille. Cette éducation les prédisposerait à la sobriété et à l’effacement au profit de l’autre sexe, dans tous les domaines de la vie. C’est cette idée qu’exprime une informatrice : « Les femmes disent qu’elles peuvent se

passer de viande parce qu’elles sont habituées à se contenter de peu. Pas les hommes. » A l’appui de cette opinion, des consommateurs et les cuisinières

spécialisées nous rapportent que dans les grandes réceptions, comme les fêtes de mariage, lorsque le nombre important d’invités nécessite que l’on organise plusieurs services successifs, ce sont généralement les femmes qui sont servies en second. Les plats qu’on leur sert sont, en partie, constitués avec les morceaux de viande qui restent des plats du premier service. Au final, l’attitude des femmes à l’égard de la viande oscillerait entre une tendance à la limitation de leurs propres besoins, qui est valorisée socialement, et un choix actif (rationnel en finalité) relatif à des considérations pratiques (passer moins de temps à cuisiner) et résultant d’une

autonomie et d’une liberté intérieure. Pour notre part, nous faisons aussi l’hypothèse (que nous développerons plus loin) que la valeur d’aliment viril conférée à la viande provient du fait qu’historiquement, la commensalité autour de cet aliment est masculine, au Maroc.