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1. Premières définitions opératoires

2.3. Vers une sociologie de l’intervention publique ?

Pour terminer ce premier dessin de notre modèle d’analyse, nous voudrions approfondir une des perspectives qu’il nous semble ouvrir : celle d’une sociologie de l’intervention publique et de ses transformations. Cette perspective dépasse le cadre strict du triptyque Institutions-Organisations-Professions que nous investirons centralement, elle nous semble néanmoins doublement légitime.

Le programme d’analyse proposé s’est construit et se décline dans le champ de l’intervention publique. La Prison, l’Hôpital, l’Equipement, tels que nous les avons observés, se situent encore très largement dans l’espace de cette intervention, même si celui-ci est en redéfinition. Il est donc essentiel d’analyser les influences de l’intervention publique sur les formes d’action au travail et les formes sociales Institution – Organisation – Profession. En retour, il est intéressant de repérer ce que disent nos terrains sur les transformations de l’intervention publique au sens large dans la société française.

Trois terrains marqués du sceau de l’intervention publique

Nos trois terrains sont fortement marqués par le sceau de l’intervention publique. Cette

empreinte s’observe d’abord à l’échelle des individus. Les professionnels rencontrés

ont dans la majorité des cas un statut de fonctionnaires et se définissent très souvent par rapport aux missions de service public qu’ils disent porter et qu’ils opposent bien souvent aux logiques qu’ils perçoivent comme étant celles du secteur privé (concurrence, relations marchandes, règne de l’efficacité et de la rentabilité) ; ils ne cessent de répéter qu’ils servent des missions publiques, des organisations publiques, des professions publiques. Si leurs conceptions du service public (servir l’Etat / servir l’intérêt général) sont parfois différentes, le service public, en tant que référent statutaire et repère normatif, s’inscrit donc au cœur de leur action au travail. Notre projet d’analyse devra donc saisir l’articulation entre les expériences de travail et l’intervention publique, rejoignant ainsi des projets d’analyse devenus classiques en sociologie : « Une réflexion approfondie sur l’action publique et ses formes de légitimation ne peut ignorer la manière dont celle-ci s’éprouve et se fonde en légitimité dans le travail quotidien de ses agents (Duran, 1999) » (Duran et Le Bianic, 2008, p. 13). On pourra ainsi comparer nos matériaux aux analyses de Dominique Schnapper sur les expériences vécues dans quelques métiers de l’Etat-Providence (2003) et plus largement à ses travaux portant sur les liens entre statuts et rapports au travail (1989).

On retrouve aussi l’empreinte du secteur public à l’échelle des groupes professionnels étudiés. Ce constat est assez classique en France, en comparaison

notamment avec les pays anglo-saxons. Aux Etats-Unis par exemple, les groupes professionnels se sont largement construits en dehors de l’Etat ; certains sociologues (les fonctionnalistes, mais aussi Freidson) ont repris cette extra-territorialité (recherche d’autonomie et de clôture professionnelles) au cœur de leur modèle d’analyse des

71 professions. En France, et dans bien d’autres pays où de nombreux groupes professionnels se sont construits en parallèle avec l’Etat, voire sous son impulsion, les liens des professions et de l’intervention publique sont beaucoup plus étroits : on rejoint ici l’avis de Patrice Duran et Thomas Le Bianic (2008, p. 13) pour lesquels « l’inscription de la sociologie des professions dans la sociologie politique est d’autant plus pertinente en France que l’Etat a traditionnellement occupé une place centrale dans l’organisation des groupes professionnels, en tant que législateur, tutelle (comme dans la logique des « ordres »), commanditaire ou client ». Les modèles anglo-saxons séparant les « professions » des groupes professionnels rattachés à l’Etat (par exemple celui de Freidson (2001) opposant trois modes d’organisation du travail : profession, bureaucratie et marché) s’avèrent alors largement défaillants dans le cas français. Ainsi peut-on comprendre l’assertion de Lise Demailly : « l’opposition freidsonnienne de deux idéaux types, la profession et la bureaucratie, constitue une (…) gêne épistémologique pour penser les professions liées à l’Etat. Ce système théorique en effet coince la profession du côté du libéral et du service à un client, ou, à la marge, du côté des professions académiques et de l’autorisation de soi même. Il empêche de saisir la spécificité des grands espaces occupationnels liés à l’Etat, bien décrits et connus par ailleurs » (2008b, p. 40). Lise Demailly montre par exemple que l’action des professionnels de service public ne peut se comprendre, ni à l’échelle macrosociale, ni à l’échelle organisationnelle locale, sans repérer les impacts de l’action politique : « c’est la politique proprement dite, en tant que champ de divergences de normes substantielles, qui influence le statut, les pratiques, la légitimité professionnelle » (p. 41). Les groupes professionnels que nous étudions s’inscrivent pleinement dans cette intrication de l’Etat dans leur dynamique. Là encore, il conviendra donc de repérer le poids et les degrés de cette intrication.

L’empreinte du service public s’observe aussi à l’échelle des organisations que nous étudions. Quelle place joue l’intervention publique à l’échelle organisationnelle

locale ? Quels sont les effets organisationnels locaux des transformations de l’Etat et de ses missions ? Quels sont les effets de ces changements sur les comportements d’acteurs, sur les jeux stratégiques, sur les régulations en présence ? L’existence et l’importance de ces effets paraissent évidentes quand les transformations prévoient une réorganisation complète des organisations en question, par exemple dans le champ de l’ex-Equipement (fusion des directions départementales de l’équipement et de l’agriculture, fusion des directions régionales de l’équipement, de l’industrie et de l’environnement), ou dans le champ hospitalier quand les schémas régionaux d’organisation des soins obligent à des restructurations et des fusions au niveau local. Les organisations changent de périmètres d’action, d’organigramme et parfois d’acteurs. Mais les effets sont peut-être aussi importants dans les secteurs publics dont les organisations n’ont pas été officiellement redimensionnées par les réformes : si les prisons et certains hôpitaux ont échappé à la réorganisation de leurs contours formels, cela ne signifie pas que les jeux internes n’ont pas été sensiblement transformés par les redéfinitions « plus haut » des missions et des modes d’intervention de l’Etat. C’est en

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tout cas ce que nous croyons avoir vu sur certains de nos terrains : le contexte des réformes ouvre des nouveaux espaces de jeu pour les différents acteurs professionnels. Il redistribue les ressources et sources individuelles et collectives de pouvoir et de positionnement stratégique, mais aussi les régulations et les jeux d’acteurs. Le local (et par là l’effet organisationnel) ne prendrait-il pas le pas sur les régulations nationales et globales (et par là l’effet institutionnel), dans un contexte de décentralisation de certaines missions publiques ?

Les sociologues de l’intervention publique se sont souvent intéressées à la façon dont celle-ci se déclinait à l’échelle des organisations locales. Récemment, les travaux de Martin Landau (1991) comme ceux de Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig (1996), ont montré que l’intervention publique présentait désormais un caractère multi-organisationnel : la dé-segmentation de certaines interventions publiques implique de la transversalité et du décloisonnement, des interdépendances multiples entre différents types d’organisations. Les travaux de Lise Demailly (1992) montrent aussi une transformation des coordinations bureaucratiques, avec un effritement du pouvoir hiérarchique simple, descendant et cloisonné. Mais est-ce vrai de toutes les régulations publiques ? Observe-t-on dans tous les secteurs de l’intervention publique une remise en cause des organisations administratives bureaucratiques ou encore de ce que Karl Weick (1976) nommait des « tightly coupled systems » (systèmes hiérarchiques fortement liés), au profit de systèmes d’organisation plus souples ou « loosely coupled systems »38

? Y a-t-il partout une déconnexion entre les politiques publiques et les organisations administratives ? Qu’en est-il sur nos terrains ?

Enfin, l’empreinte du service public pourrait aussi s’avérer particulièrement forte

sur ce que nous avons appelé les institutions et qui renvoient à des projets sociétaux

reconnus comme centraux et légitimes, et déclinés sous la forme d’encadrements juridiques, politiques et administratifs. Les institutions, telles que nous les avons définies, ont souvent été analysées en lien avec l’intervention publique, du fait notamment du poids de l’Etat dans la définition, la légitimation et la diffusion des projets sociétaux. Il apparaît que ce poids de l’Etat est très différent d’un pays à l’autre : tandis que Hughes (1957) peut analyser le processus d’institutionnalisation quasiment sans faire référence à la figure étatique, les sociologues français qui mobilisent la notion d’institutions au sens de projet ou programme se réfèrent régulièrement au poids de l’Etat (nous pensons par exemple à Touraine, 1973, Enriquez, 1992, Dubet, 2002). Les niveaux d’analyse politique et administratif renvoient d’ailleurs spécifiquement à la déclinaison étatique du projet institutionnel39. On ne pense donc pas pouvoir

38 loosely coupled systems : « systèmes faiblement liés, sans véritable autorité centrale, orientés vers le traitement des problèmes et dont les interactions et les communications sont justement commandées par la nature des problèmes et non par d’éventuels organigrammes » (Duran, Le Bianic, 2008, p. 14-15). 39 Pour autant, comme nous l’avons déjà écrit, tous les projets institutionnels ne relèvent pas nécessairement du domaine strictement public, même dans les pays où le poids de l’Etat est central. Que

73 comprendre les projets institutionnels de la prison, de l’hôpital et de l’équipement, sans repérer les façons dont ils s’inscrivent dans l’intervention publique et dans ses transformations actuelles.

Une focale d’analyse de l’intervention publique ?

Si nos terrains ne pourront pas être compris sans être référés à l’intervention publique, ils pourraient constituer en retour une focale d’analyse de cette intervention, de ses transformations et de celles de l’Etat. Certes ces trois terrains ont leurs spécificités qui ne permettront pas de généraliser ce que nous y observerons à l’échelle de l’intervention publique au sens large. Mais certaines convergences ne permettent-elles pas d’évoquer des tendances lourdes des transformations de cette intervention ? Comment la révision générale des politiques publiques (RGPP) se met-elle en place ? Quels sont ses effets sur les expériences de travail, les repères professionnels, organisationnels et institutionnels ? Accréditation, tarification à l’activité, nouvelle gouvernance, schéma régional d’organisation des soins pour l’hôpital ; décentralisation, fusion avec les services départementaux de l’agriculture et avec les services préfectoraux, fin de l’ingénierie publique concurrentielle pour l’équipement ; contrats publics / privés dans les nouvelles prisons : y a-t-il des liens entre toutes ces transformations ?

L’intervention publique au sens large peut elle-même être considérée comme une institution, entendue comme un projet sociétal reconnu comme central et légitime, et décliné sous la forme d’encadrements juridiques, politiques et administratifs. L’évolution actuelle des périmètres de l’intervention publique, dans la société française, est assurément une manifestation des transformations de cette institution. Y a-t-il une crise, un déclin de l’institution publique, des programmes institutionnels publics ? Si oui, peut-on parler d’un mouvement global de transformation de tous les projets institutionnels ou faut-il préciser le diagnostic au prisme de quelques institutions ? Autrement dit, peut-on aujourd’hui parler d’une transformation générale des régulations étatiques et publiques (par exemple dans le sens d’une libéralisation) ou seulement d’effets locaux ? Est-on face à un phénomène conjoncturel et sociétal (spécifique au cas français) ou transversal ?

En restant conscient des délimitations de notre approche, nous espérons apporter une petite pierre à l’édifice de la réflexion sociologique sur les transformations de l’Etat et de l’intervention publique en France.

l’on pense par exemple au projet de soin qui est porté en France à la fois par le secteur public (hôpital public) et par le secteur privé (secteur libéral, cliniques).

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3. Méthodologie

« Si le monde est fait à partir d’interactions, le passé est toujours présent, avec ses légendes, ses mythes, son histoire reconstruite, ses normes et ses prescriptions, mais la créativité individuelle, de nouvelles rencontres, bouleversent à tout moment l’ordre des choses. Toute théorie générale de la société devient alors un effort inutile, un fantasme poursuivi par des ignorants. La seule certitude est que l’ordre social est fondé sur des interactions, son aspect étant, à chaque fois, particulier. S’il en résulte des invariants, ils sont d’une extrême banalité et servent peu à la compréhension. Seule la recherche de terrain, le stock de connaissances amassées dans des protocoles rigoureux, peut permettre des généralisations circonspectes d’une réalité aussi susceptible de changements : leur auteur n’est jamais à l’abri d’une interaction qui, lui montrant une exception, le conduirait à abandonner son modèle d’explication. »

Pierre Tripier, 1991, Du travail à l’emploi.

Paradigmes, idéologie et interactions, p. 178

Nous travaillerons trois terrains, ou plutôt nous les retravaillerons, puisqu’il s’agit de relire des matériaux recueillis et analysés avec des perspectives jusque-là différentes. Les perspectives analytiques qui se dégagent sont donc doubles : d’une part, repérer ce que le modèle proposé permet de dire de chacun des trois terrains pris isolément ; d’autre part, repérer, par la comparaison, des dynamiques qui pourraient être transversales aux trois champs d’activité, voire à d’autres encore. Pour ce faire, il convient de questionner la spécificité de chacun de nos terrains et leur degré de comparabilité. Mais avant d’engager ce questionnement sur les axes et limites de la comparaison (3.2.), il est important de revenir sur les méthodes de recueil et d’analyse des matériaux discursifs dans nos différentes recherches (3.1.). Nous défendons une méthodologie de recherche proche cette fois de l’interactionnisme symbolique.