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Conclusion du chapitre 1

4. Le triptyque institutions / organisations / professions

4.1. Les travaux de Dominique Monjardet sur la police

Dominique Monjardet est l’un des premiers sociologues à notre connaissance à avoir tenté de croiser explicitement les trois niveaux institution-organisation-profession dans l’analyse de l’action au travail. Ce croisement apparaît tardivement dans ses travaux, puisque Monjardet se revendique initialement d’une sociologie ayant pour entrée principale les groupes professionnels (Benguigui et Monjardet, 1971, 1982) (cf. 2.2.). Dans ses recherches plus tardives (1985 a et b, 1987, 1989, 1996), conduites pour une part avec d’autres sociologues (Antoinette Chauvenet, Daniel Chave, Françoise Orlic, 1984) et présentées de façon la plus précise dans Ce que fait la police. Sociologie de la

force publique (1996), Monjardet élargit sa perspective et propose un modèle d’analyse

des « dynamiques policières » à partir des trois niveaux institution-organisation-profession et leurs relations. Regardons-en le détail.

Pour situer l’institution, Monjardet recourt à la définition du Petit Larousse qu’il juge « excellente » : « une institution est un ensemble de règles établies en vue de la satisfaction d’intérêts collectifs ; l’organisme visant à les maintenir » (p. 18). Afin de définir la notion d’intérêts collectifs, il précise que « toute institution se spécifie par les valeurs qu’elle sert » (p. 22), par le mandat que lui assigne la société. Et pour repérer les valeurs spécifiquement assignées à la police, il recourt au droit, aux textes législatifs : il repère ainsi que le cadrage juridique du travail policier est relativement faible en France (aucune loi mais un grand écart entre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de simples décrets). Monjardet « glisse » ensuite vers une autre définition de l’institution (correspondant à la seconde partie de la définition initiale du dictionnaire : « l’organisme visant à les maintenir ») lorsqu’il souligne que « l’assimilation de la police à une institution étatique paraît en France aller de soi. La police sert d’exemple privilégié d’appareil d’Etat » (p. 28). Derrière ces différentes facettes de l’institution, nous pensons retrouver les dimensions essentielles de l’institution que nous avons

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relevées : le projet sociétal, ses déclinaisons juridiques, politiques et administratives. Notre projet s’inscrit donc en convergence avec les travaux de Monjardet, et la comparaison entre nos terrains (notamment celui de la prison) et celui de la police, devrait être très instructif.

Quand il en vient à l’échelle organisationnelle (dans le chapitre 2 de son ouvrage), Monjardet commence par opposer les deux faces formelles et informelles des organisations de travail, évitant la question de la définition de la notion d’organisation. La police est ensuite décrite comme « une grande organisation complexe, régie par des règles contraignantes, et dont les membres sont loin de partager une vision identique des finalités de la police en général et de leurs propres missions en particulier. L’organisation informelle y joue donc un rôle déterminant » (p. 35). L’analyse développée interroge particulièrement les niveaux de tensions entre formel et informel, autour de l’opposition entre « prescription, prévision, évènement » et « autorité, autonomie et contrôle ». Monjardet travaille notamment les notions de règles, normes, codes en s’appuyant sur une observation précise du travail policier (des travaux policiers), des relations d’encadrement, des relations entre l’organisation et son environnement. L’analyse est très fouillée et constitue le cœur du modèle développé. Si la notion d’organisation n’est pas précisément définie, on comprend vite que pour Monjardet, le niveau organisationnel est déterminant pour rendre compte du travail policier, même si l’auteur convient dans un troisième chapitre de l’utilité complémentaire d’une autre entrée : celle de profession.

Pour qualifier la profession, Monjardet ne recourt pas à la référence classique dans la sociologie française des groupes professionnels, autour du débat fondateur entre fonctionnalistes et interactionnistes anglo-saxons. S’il cite un passage d’Outsiders consacré à la police, c’est simplement pour mettre en évidence que des auteurs anglo-saxons (Howard Becker et William A. Westley dont le premier s’est inspiré) ont très tôt souligné que « outre leur mandat social et les prescriptions hiérarchiques, les policiers sont également orientés par des intérêts professionnels propres » (p. 145). Monjardet se consacre ensuite à l’analyse de ces « intérêts » (« matériels », « corporatifs », « professionnels ») définis comme collectifs, exprimés par des coalitions professionnelles. L’auteur interroge alors la culture professionnelle des policiers, en évoquant beaucoup moins les débats théoriques sur cette notion sociologique que les débats internes à la sociologie de la police sur les formes de cultures de ce groupe professionnel. En établissant une typologie des cultures professionnelles, il prend part explicitement au débat des sociologues de la police, implicitement à celui des sociologues des professions : son analyse paraît proche des lectures interactionnistes insistant sur les formes de segmentation des groupes professionnels, sur l’importance des conceptions du travail dans la dynamique de ces derniers. Les policiers peuvent être typés selon leurs rapports à la Loi et leurs rapports à l’Autre (le non policier : citoyens, élus, pouvoir) et sont loin d’être unis dans une même communauté, que seules suffiraient à définir les propriétés de leur situation de travail (confrontation au danger, relation d’autorité avec le public, souci d’efficacité de l’action). La critique envers le

177 sociologue de la police Jerome H. Skolnick (Justice Without Trial, 1966) est explicite ; celle envers le modèle fonctionnaliste des professions est implicite. Comme pour les notions d’institution et d’organisation, c’est donc moins le travail autour de la notion de profession (dont il donne d’ailleurs en fin d’analyse une définition voulue simplement descriptive : « l’ensemble de ceux à qui est attribué un statut », p. 199) que la description du travail policier qui intéresse Monjardet.

Autrement dit, le modèle d’analyse global intéresse moins l’auteur que sa portée descriptive sur l’activité de la police. Mais il convient de nuancer en partie ce jugement : Monjardet propose en effet finalement une analyse croisée des trois niveaux institution-organisation-profession pour cerner ce qu’il appelle les « dynamiques policières », avec d’une part une « dynamique interne du système policier », d’autre part une dynamique externe, entre le système et son environnement, la police et la société. Le modèle est d’abord représenté sous la forme d’un triangle (p. 199) :

Les termes retenus pour qualifier chacune des trois dimensions ne sont pas rediscutés mais renvoient aux entrées retenues plus haut. Monjardet n’explique pas non plus ce choix de présentation graphique, par exemple le positionnement des trois sommets : quel sens donner à l’étagement vertical des trois niveaux (Institution, Profession et Organisation) ? Il reconnaît plutôt son insuffisance. La figuration rabat les trois dimensions sur un même plan, elle devrait être selon lui plus floue et adaptée à chaque situation historique : « il y a donc toujours, au principe des relations entre les trois dimensions d’une police, une tension structurelle entre l’instrumentalité, exprimée par la politique policière énoncée par l’autorité politique, et les instruments sociaux concrets, profession et organisation, qui la déforment toujours plus ou moins en la mettant en œuvre » (p. 200). Nous reviendrons de façon critique sur cette lecture que nous jugeons ici « instrumentale », mais la présentation du projet de l’auteur mérite d’abord d’être poursuivie. Monjardet se donne pour objectif d’analyser les interrelations (médiations ou boîtes noires) entre les trois niveaux, dans des circonstances historiques données :

Institution : - instrumentalité - valeurs - contrôle Organisation : - division du travail - métiers - bureaucratie Profession : - intérêts - culture - coalitions

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« Il y a médiation quand l’autorité politique sait par quels canaux, réseaux, épaisseurs et temporalités passent ses orientations ; il y a boîte noire quand il n’y a plus de cheminements identifiables entre l’input et l’output » (p. 200). Autrement dit, l’auteur propose d’analyser les connexions et les déconnexions, les liens et les ruptures entre les dimensions du travail. On peut donc reconnaître à Monjardet d’avoir jeté les bases d’un modèle d’analyse large entre Institutions – Organisations – Professions, même si sa méfiance envers les risques d’une théorisation ou d’une généralisation l’a très vite conduit à recentrer son analyse sur le travail policier, en France et de façon synchronique tout d’abord, par comparaison avec d’autres sociétés et d’autres périodes historiques ensuite (chapitres 5 et 6, conclusion de son ouvrage).

Nous situons notre réflexion dans l’héritage de ces travaux. Certains termes du modèle proposé (par exemple les « médiations » et les « orientations ») et la prudence de l’auteur vis-à-vis des risques de généralisation à partir de terrains localisés, nous séduisent et nous aimerions nous en inspirer. Quelques distances préciseront néanmoins la spécificité de notre projet. Tout d’abord, le modèle de Monjardet n’ancre que très peu ses définitions et ses interrogations dans les travaux sociologiques fondateurs sur les institutions, les organisations et les professions : préférant partir de définitions usuelles et s’appuyer centralement sur les travaux sociologiques sur la police, il fait le choix d’un angle d’entrée prioritairement inductif et centré sur un seul champ ; en choisissant personnellement de nous appuyer sur les débats sociologiques généraux et de confronter trois terrains, nous choisissons un angle plus hypothético-déductif et transversal.

Ensuite, l’analyse de Monjardet nous semble largement négliger les façons dont les policiers participent de la construction des dynamiques policières. Cette négligence pourrait être temporaire, sur la base d’un choix méthodologique holiste (partir d’une analyse des formes sociales pour aller vers une analyse des actions individuelles) mais elle traverse toute l’analyse. Le propos conduit ainsi à réifier les agrégats institutions-organisations-professions et à négliger la variété possible des formes d’actions individuelles, sur la base d’une lecture déterministe. Ce déterminisme pourrait être un résultat analytique lié aux spécificités du terrain policier – ce en quoi il serait alors peu discutable –, il apparaît plutôt comme un choix théorique, jamais véritablement discuté, que nous ne pensons pas adéquat à la lecture de nos propres matériaux.

Par ailleurs, l’analyse de Dominique Monjardet semble parfois hiérarchiser implicitement les trois niveaux Institution-Profession-Organisation : cela paraît clair quand il réduit les professions et les organisations à des « instruments sociaux concrets » qui seraient en quelque sorte affiliés à une institution (cf. supra), cela semble aussi clair quand il retient en fin d’ouvrage une nouvelle représentation du triangle Institution-Organisation-Profession (O et P sont dès lors situés sur une même base horizontale, I étant le sommet le plus haut placé). Il y aurait donc en tendance une verticalité de la relation Institution versus Organisation-Profession. Sans doute est-ce le cas de la police que Monjardet connaît particulièrement bien. Mais dans quelle mesure peut-on élargir cette représentation à d’autres champs d’activité ? Ne peut-on imaginer

179 des domaines, des circonstances historiques où les organisations et les professions seraient largement déconnectées de la figure institutionnelle, ou bien pourraient la surplomber ? En tout cas, nous pensons que la relation entre les institutions d’une part, les organisations et les professions d’autre part, ne peut être ramenée à une relation purement instrumentale entre les premières et les secondes. Monjardet, s’il définit initialement l’institution en mobilisant les notions d’intérêts et de valeurs, « glisse » progressivement vers une analyse instrumentale, limitant l’analyse de la relation Institution-Organisation et de la relation Institution-Profession à la façon dont la société (et plus précisément l’Etat, l’autorité politique) utilise les professions et les organisations policières, comme moyens d’encadrement et de surveillance, et comment celles-ci acceptent de servir ces intérêts. Ce glissement, s’il est peut être lié à l’analyse de l’activité policière, nous paraît limiter l’institution à l’Etat, sous-estimer le poids des valeurs dans les dynamiques institutionnelles, sous-estimer enfin le poids des professions et des organisations dans la définition des valeurs légitimes au sein d’une société donnée et des programmes institutionnels associés.

Notre schématisation du modèle de Monjardet

Commentaire :

Nous avons voulu mettre en avant quatre traits saillants de l’analyse de Monjardet :

- la volonté initiale d’une mobilisation concomitante des trois entrées institutions, organisations et professions pour rendre compte des dynamiques policières ;

- l’insistance de facto sur le poids du niveau organisationnel ;

- la lecture déterministe qui ressort des dynamiques policières conçues comme des produits des institutions, organisations et professions, et non comme des matrices (d’où des flèches uni-directionnelles) ;

- l’instrumentalisation des professions et des organisations par les institutions, entendues comme l’Etat et l’autorité politique.

Institutions Professions Organisations Dynamiques policières médiations, orientations, dépendances, instrumentalisations, affiliations médiations, orientations, dépendances, instrumentalisations, affiliations

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