• Aucun résultat trouvé

3 Paysages et environnements birmans au temps de Pondaung : discus sion et synthèse

3.2 Vers un équivalent environnemental actuel

En quête d’un équivalent actuel pour les environnements alluviaux de Pondaung, la flore de bois fossile nous dirige irrémédiablement à scruter les espaces côtiers du golfe du Bengale. Les côtes orientale et occi- dentale du Bengale sont caractérisées par un gradient topographique relativement important où la plaine côtière est généralement négligeable (chaîne de l’Arakan Yoma sur la côte birmano-bengali, chaîne des Circars et collines de Garhjat sur la côte indienne). Les paysages purement alluviaux sont restreints aux vastes plaines du Gange et du Brahmapoutre et à leur grand delta tidal constitué d’une multitude d’îlots et de vasières, les Sundarbans. Les Sundarbans forment un vaste espace côtier à cheval sur l’Inde et le Bangladesh, fortement marqué par la marée. Entre les vastes vasières tidales, inondées quotidiennement, les îlots forestiers sont occupés par une flore peu diverse d’arbres halophiles de mangrove, dominés par Heriteria fomes et Excoecaria agallocha, ainsi que quelques palmiers Nypa et palétuviers (Seidensticker et Hai, 1983; UNESCO, 1997). Les caractéristiques sédimentaires tidales marquées et la flore de man- grove exclusivement halophile jurent avec le caractère majoritairement fluvial de Pondaung : il faut donc remonter plus à l’intérieur des terres pour trouver un équivalent.

Il n’y a aucune commune mesure entre l’envergure des systèmes fluviatiles gangétique et brahmaputri et celle du système fluviatile de Pondaung (autant par la taille de son bassin de drainage que par l’en- vergure de ses corps chenalisants). Néanmoins, ces plaines modernes possèdent plusieurs caractéristiques morphologiques cohérentes avec la reconstruction du paysage alluvial de Pondaung. En effet, ces plaines présentent de très vastes zones inondées de manière saisonnière (plus de 50% du territoire du Bangladesh) dont l’envergure est immense en comparaison avec les zones lacustres et marécageuses pérennes (Islam, 2010). Dans ces zones inondées, les beels sont des plans d’eau de très faible profondeur à drainage restreint et alimentés par les eaux de pluie, asséchés sur la quasi-totalité de leur envergure pendant l’hiver mais occupant des surfaces gigantesques pendant la mousson d’été (Chakraborty, 2008). Les surfaces associées aux beels sont naturellement occupées par divers graminés, forment des roselières ou de vastes étendues boueuses vierges de végétation, propices au Gilgai (Byomkesh et al., 2009). Il est difficile de déterminer l’écologie précise de ces environnements car la quasi-totalité de ces zones a été anthropisée par l’activité rizicole. Néanmoins, l’étude des sols de ces environnements par Brinkman (1977) et par Brammer et Brinkman (1977) fournit un analogue très cohérent avec les paléosols des environnements distaux de la plaine de Pondaung (voir chapitre 7). On oppose communément aux beels, à drainage interne, les haors et les baors, étendues d’eau d’envergure similaire situées à proximité des bras de rivières et alimentées en été par le débordement des cours d’eau (Chakraborty, 2008). Les baors occupent d’anciens lits de chenal abandonnés (lacs oxbow), sont généralement occupés par les eaux de manière pérenne et sont des lieux de refuge hydrique pour la faune en période sèche ; les haors sont de simples dépressions à l’arrière des levées, très similaires aux beels (Chakraborty, 2008). La végétation des haors et baors, appelée reedland, et est principalement constituée de roselières et de forêts marécageuses (Choudhury et al., 2004). Les paysages de baors et d’haors forment un analogue vraisemblable aux paysages ripariens hypothétiques de Pondaung.

L’écosystème naturel des beels, haors et baors a aujourd’hui quasiment disparu du fait de l’anthropi- sation. Trois parcs nationaux, en Inde et au Népal, permettent néanmoins d’avoir un aperçu de sa richesse et de son organisation : le Kaziranga National Park et le Manas Wildlife Sanctuary en Assam, et le Royal Chitwan National Park au Népal, tous trois membres d’une écorégion longeant le piémont himalayen appelée Teraï au Népal ou Dooars au Bangladesh, Bhoutan et Assam (voir figure 51, Bennett et al., 1995). Ces trois parcs présentent un paysage similaire de plaine alluviale inondée à beels, haors et baors, occupée par de vaste zones de savane à bosquets isolés et forêts ripariennes. De grandes forêts de sals côtoient ces savanes sur les hauteurs mitoyennes de la plaine. La flore du Royal Chitwan National Park, particulièrement bien étudiée, présente de fortes similarités avec les assemblages de Pondaung. Ainsi, Lehmkuhl (1994) y distingue dix écotones alluviaux différents, incluant huit types de savanes à phrag- mites et herbes hautes, ponctuées d’Acacia et de Bombax ceiba isolés, et deux types de forêts ripariennes incluant Bombax ceiba, Bauhinia malabarica, divers Ficus, Acacia, Persea et Trewia. Webb et Sah (2003), et Timilsina et al. (2007) décrivent les assemblages floristiques des forêts de sal attenantes et identifient notamment Terminalia tomentosa, Ficus benghalensis et Bombax ceiba. A plus haute altitude (>1000 m), les forêts de sal perdent en diversité et se mélangent aux Schima wallichii et aux Pinus roxburghii (Nagartoki et Thapa, 2007).

Bien que l’écosystème du Teraï semble en accord avec les données paléoenvironnementales de Pon- daung, on peut néanmoins noter que son éloignement de la côte ne permet pas de traduire la composante côtière et saumâtre identifiée dans la faune et la flore de Pondaung. La densité humaine extrême et pluri-millénaire de la plaine indo-gangétique réduit à néant l’espoir de trouver un écosystème vierge d’un tel acabit. L’écosystème du Teraï est néanmoins un bon équivalent moderne pour la plaine alluviale supérieure de Pondaung, purement dulçaquicole.

3.3

Implications taphonomiques

La faune moderne du Teraï possède une extraordinaire biodiversité, caractérisée par un forte représen- tation de grands ongulés, ceux-ci profitant des grands espaces ouverts pour paître ; tous les plus grands mammifères terrestres asiatiques y sont représentés (Jnawali et al., 2011). A titre d’exemple, la liste faunique du Royal Chitwan National Park compte 89 espèces de mammifères (voir Jnawali et al., 2011 pour une liste détaillée). On y compte 15 espèces d’artiodactyles, majoritairement à fort régime hydrique (comme le buffle asiatique, Bubalus arnee, le cerf des marais, Rucervus auvaucelii, l’éléphant asiatique, Elephas maximuset le gaur, plus gros bovidé du monde, Bos gaurus) ; le rhinocéros asiatique (Rhinoce- ros unicornis) est le seul périssodactyle répertorié. On compte 26 espèces de carnivores (dont la hyène commune, Hyena hyena, le léopard tacheté, Neofelis nebulosa, et le tigre du Bengale, Panthera tigris), 3 espèces d’insectivores, 19 espèces de chauve-souris, 1 espèce de pholidote (le pangolin indien, Manis crassicaudata), 2 lagomorphes (dont le lapin de l’Assam, Caprolagus hispidus) et 20 espèces de rongeurs dont 4 arboricoles (néanmoins majoritairement associés aux implantations humaines). Enfin, on compte seulement 3 espèces de primates, toutes cercopithécidés : le macaque rhesus (Macaca rhesus), commun

Figure 51. Carte du golfe du Bengale, montrant la répartition naturelle du sal (Shorea robusta) en vert, l’étendu de l’écosystème du Teraï en jaune, et les parcs nationaux où les deux ecosystèmes ont été protégés et sont observables aujourd’hui : le Royal Chitwan National Park (carré rouge 1), le Manas Wildlife Sanctuary (carré rouge 2) et le Kaziranga National Park (carré rouge 3).

à toutes les plaines subtropicales asiatiques, le macaque d’Assam (Macaca assamensis) et le langur gris (Semnopithecus hector), endémique des forêts de sals et des forêts ripariennes du piémont himalayen. Parmi les reptiles et amphibiens, on compte 11 espèces de grenouilles, 24 espèces de serpents, 10 espèces de lézards, 8 espèces de tortues et seulement 2 espèces de crocodiles (Zug et Mitchell, 1995). Enfin, on dénombre approximativement 540 espèces d’oiseaux (Baral et Chaudhary, 2006).

L’importance des gros ongulés dans la faune du Teraï est à mettre en parallèle avec le registre fossile de Pondaung, marqué par un très grand nombre d’artiodactyles et de périssodactyles de grande taille (voir chapitre 3, section 1.5). Cette propension aux mammifères de grande taille est néanmoins exagérée dans le registre fossile et peut-être expliquée par divers phénomènes taphonomiques. Le chapitre 7 a montré que deux types de gite constituent l’essentiel des sites fossilifères, concentrant la faune fossile par des processus différents :

1. la partie basale des dépôts de crevasse de type I, correspondant à un apport sédimentaire massif et brutal suite à une rupture de levée pendant la période de crue ; ce type de dépôt, soudain et energétique, s’étend jusque dans les zones distales ;

2. les lentilles lacustres de la zone riparienne ; ce sont les seuls dépôts de plans d’eau stagnante pérennes, permettant une sédimentation fine continue et l’accumulation de micro-fossiles.

Le premier type de dépôt, très énergétique, va avoir tendance à grouper les plus gros os en placers, tandis que les micro-fossiles sont emportés et dispersés ; ce premier phénomène tend à diminuer la re-

présentativité des espèces les plus petites. Outre ce potentiel phénomène de tri sédimentaire, on peut noter qu’une grande partie des mammifères du Teraï actuel migrent vers les collines boisées pendant la période de mousson du fait de l’inondation de la plaine, à l’image du gaur, du buffle asiatique ou du lapin de l’Assam (Shrestha, 1997; Jnawali et al., 2011). Sans invoquer de processus migratoire, l’inondation saisonnière est peu propice à l’installation pérenne de mammifères terrestres de petite taille (à l’image des mammifères fouisseurs), qui doivent donc s’installer préférentiellement hors des zones inondables (et donc hors des zones de dépôts). Cette occupation partielle de la plaine est potentiellement la source d’un biais taphonomique important dans le registre fossile : en effet, les dépôts de ce gite se réalisent pendant la période de crue, quand une bonne partie de la faune s’est déjà déplacée vers les hauteurs. Ce phénomène peut potentiellement expliquer l’enrichissement en espèces semi-aquatiques (anthracothères, crocodiles) dans la faune de Pondaung et la pauvreté en rongeurs.

Le deuxième type de dépôt n’est a priori pas soumis à ce genre de phénomène saisonnier. Néanmoins, ces lentilles lacustres, similaires aux baors et haors modernes, sont limitées aux zones boisées ripariennes, distinctes des savanes inondées. En ce sens, ce type de dépôt, présentant un biais environnemental signi- ficatif, est beaucoup plus représentatif de la faune des environnements arborés marécageux plutôt que de la faune de savane distale. Ce phénomène explique la forte présence d’espèces arboricoles dans le registre micro-fossile (dermoptères, anomaluridés, primates), malgré le caractère ouvert dominant du paysage.

Enfin, on peut noter que l’apparente diversité en espèces semi-aquatiques dans le registre fossile de Pondaung est probablement exacerbée par la composante côtière de l’environnement et la présence de zones saumâtres aux côtés des étangs d’eau douce, absentes du Teraï moderne.

3.4

Paléoenvironnements et primates

Les primates de Pondaung ont donc évolué dans des forêts galeries marécageuses, en marge de grandes savanes inondables. En ce sens, le grand nombre d’espèces de primates dans la formation de Pondaung est relativement exceptionnel, car ce type d’environnement mosaïque ouvert est généralement considéré comme leur étant peu propice (Brochman et van Schaik, 2005). 90% des espèces de primates asiatiques modernes évoluent en forêt dense (Wang et al., 2013b). Néanmoins, un grand nombre de primates arbori- coles et terrestres modernes possède une vaste répartition dans des environnements plus ouverts (bosquets ou savanes arborées), autour de forêts refuges servant de lieu de repli (Karanth et al., 2010). Il est donc probable que l’habitat de prédilection des primates de Pondaung ait été dans les vastes forêts de sal en arrière pays et que les paysages mosaïques de Pondaung ne correspondent qu’à une extension partielle et satellite de leur véritable milieu d’habitation.

Néanmoins, le grand nombre d’espèces identifiées dans la formation de Pondaung (9 à 12) reste toujours significativement plus élevé que la biodiversité moderne des primates asiatiques, même dans les forêts les plus denses : on compte généralement moins de 7 espèces dans un même milieu (malgré le grand nombre d’espèces sur tout le continent asiatique, >60), avec de fortes variations locales (seulement trois espèces dans le piémont himalayen, mais 6 espèces dans les forêts sèches à diptérocarpacées birmanes ;

Lawes et Eeley, 2000; Brandon-Jones et al., 2004). Plusieurs raisons peuvent être évoquées pour expliquer cette forte biodiversité fossile :

• Un fort espacement dans le temps des sites fossilifères de Pondaung, suggérant que certaines espèces pourraient être les descendants d’autres, plus antérieures ; les taux de sédimentation semblent néanmoins contredire cette hypothèse (voir chapitre 7) ; on peut aussi noter qu’au moins 7 espèces différentes ont été retrouvées sur le site de PK2 (Ramdarshan et al., 2010) ;

• Un fort dimorphisme sexuel chez les primates de Pondaung (comme proposé pour Pondaungia et Amphipithecus par Jaeger et al., 2004), suggérant que plusieurs des espèces définies à ce jour correspondraient à des variations sexuelles ;

• Un biais très important dans la biodiversité moderne, du à l’anthropisation ou à la fragmentation des forêts refuges au cours des derniers cycles glaciaires/interglaciaires (Morley, 2000) ;

• Un fonctionnement écologique différent pour les primates éocènes, avec une occupation de niches écologiques plus variées, déjà souligné par l’étude alimentaire de Ramdarshan et al. (2010). La présente étude paléoenvironnementale ne permet pas de conclure formellement sur cette dernière hypothèse, mais montre néanmoins le caractère extrêmement varié des paysages et environnements de Pondaung. On peut noter que les anthropoïdes Amphipithecus-Pondaungia et l’adapiforme Kyitchaungia présentent un mode de locomotion (quadrupédisme arboricole actif à capacité de saut), une taille (4 à 8 kilos), et une alimentation (à base de fruits, de coriacés et de feuilles) similaires (Kay et al., 2004; Marivaux et al., 2008b,a, 2010; Ramdarshan et al., 2010), et que toutes ces caractéristiques sont partagées par le langur gris du Teraï moderne (Gron, 2008). Les niches écologiques occupées par les autres primates fossiles, plus petits, restent encore un mystère, du au manque de matériel fossile postcrânien. Cependant, l’étude de Ramdarshan et al. (2010) indique une alimentation foncièrement différente sans coriacés.

Enfin, cette étude montre que les primates de Pondaung vivaient dans un milieu à fort stress hydrique (cohérent avec les lignes de croissance identifiées dans les mâchoires de Pondaungia identifiées par Jaeger et al., 2004) et étaient nécessairement habitués à des conditions de forte saisonnalité. Afin de mieux comprendre la nature et l’amplitude de cette saisonnalité, la partie suivante va tenter d’éclairer le régime climatique asiatique contemporain de Pondaung à travers plusieurs approches supplémentaires.

Le Doubthouse du Bengale : Etude