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3.1

Paléogéographie mondiale

La période qui s’étend de l’Eocène moyen à la transition Eocène-Oligocène ne présente pas une paléogéographie figée. L’Asie vit une grande phase de déformation, résultant de la collision indo-asiatique. Plusieurs reconstructions paléogéographiques existent pour l’Eocène, et varient fortement en fonction du modèle de déformation privilégié pour la zone de collision (cf. Encart 2). Les modèles paléogéographiques de Hall (2002, 2012), de Morley (2002, 2004, 2009) et de Hall et Morley (2004) portent une attention particulière à la Birmanie, sont en accord avec la plupart des données paléomagnétiques récemment accumulées sur la zone et seront donc utilisés dans tout le manuscrit. Une carte de la paléogéographie pendant le MECO, à approximativement 40 Ma, est présentée en figure 8.

Figure 8. Carte du monde à l’Eocène moyen à approximativement 40 Ma (projection rectangulaire). D’après Rogl (1999), Muller et al. (2008), Seton et al. (2012), Blakey (2011) et Hall (2012). Etoile : Emplacement approximatif de la Birmanie centrale. 1 : Détroit de Turgaï. 2 : Paratéthys. 3 : Mer du Tarim. 4 : Néo-Téthys. 5 : proto-Tibet.

l’Asie de l’Est par le détroit de Turgaï, mer épicontinentale reliant l’Arctique à la Paratéthys, jusqu’à la fin de l’Eocène (Rogl, 1999). La Néo-Téthys forme encore une large étendue océanique et sépare l’Europe et l’Afrique. La zone de collision indo-asiatique connait une évolution rapide durant l’Eocène moyen et final, avec :

• la surrection de la chaîne Himalayenne et le rejeu des reliefs tibétains à partir de l’Eocène moyen, avec une envergure contestée (Rowley et Currie, 2006; Dupont-Nivet et al., 2008; Wang et al., 2008, 2010) ; les reliefs sino-birmans semblent avoir rejoué pendant la même période (voir chapitre 1 ; Metivier et al., 1999; Morley, 2004) ;

• l’assèchement de la mer d’avant-pays entre l’Inde et la zone de collision au Lutétien, vers 43 Ma (DeCelles et al., 1998; Najman et al., 2005) ;

• l’assèchement définitif du Bassin du Tarim vers 37 Ma, formant auparavant une avancée maritime de la Parathéthys jusqu’en Chine, en arrière de la zone de collision indo-asiatique (Bosboom et al., 2011).

Encart 3. L’apparition des primates anthropoïdes à l’Eocène moyen

Les anthropoïdes (groupe Anthropoidea) constituent un groupe monophylétique de primates fossiles et actuels, dont les formes modernes se divisent entre platyrrhiriniens (ou "singes du nouveau monde", incluant les ouistitis, les tamarins ou les capucins, présents originellement en Amérique du Sud) et catarrhiniens (ou "singes de l’ancien monde", incluant les cercopithecoïdes, comme le babouin et le macaque, et les hominoïdes, comme le gorille et l’homme, tous présents originellement en Eurasie et en Afrique ; Williams et al., 2010). La séparation entre platyrrhiniens et catarrhiniens remonte à la fin de l’Eocène, après un épisode isolé de colonisation de l’Amérique du Sud par des primates anthropoïdes basaux issus d’Afrique (voir section 3.2).

Les premiers primates du registre fossile forment plusieurs groupes distincts qui apparaissent entre le Paléocène terminal et l’Eocène moyen, avant l’apparition des premiers anthropoïdes : les adapi- formes, omomyiformes et les tarsiiformes, ces derniers considérés comme le groupe frère des anthro- poïdes (Miller et al., 2005; Seiffert, 2012). Altiatlasius, du Paléocène terminal du Maroc, a longtemps été considéré comme le plus basal des anthropoïdes, mais son caractère fragmentaire et primitif per- met de nombreuses interprétations incluant une affinité avec les (non-primates) plésiadapiformes (Sigé et al., 1990; Seiffert et al., 2005; Chaimanee et al., 2012). Anthrasimias, de l’Eocène inférieur d’Inde, a été initialement décrit comme un anthropoïde, mais a été récemment réattribué aux ada- piformes (Bajpai et al., 2008; Gunnell et al., 2008; Rose et al., 2009). Les plus anciens anthropoïdes découverts à ce jour et d’affinité non discutable viennent des dépôts lutétiens de Chine centrale, datés à 45 Ma (fissures de Shanghuang, province de Jiangsu, Beard et al., 1994). Une faune diverse d’anthropoïdes a été identifiée sur différents sites du Bartonien de Chine (formation de Heti, pro- vince de Shanxi, Beard et al., 1996) et de Birmanie (formation de Pondaung, Pilgrim, 1927; Colbert, 1937; Ba Maw et al., 1979; Jaeger et al., 1999). L’ancienneté de ces anthropoïdes, leur diversité et le caractère basal de leur morphologie suggèrent fortement une origine asiatique pour le groupe (Jaeger et al., 1999; Williams et al., 2010; Chaimanee et al., 2012; Seiffert, 2012). Parmi les sites éocènes à anthropoïdes d’Asie, on compte aussi l’Eocène terminal de Thaïlande (bassin de Krabi, Chaima- nee et al., 1997, 2013). On classe les anthropoïdes asiatiques éocènes en trois grandes familles : les amphipithécidés (genres Amphipithecus, Myanmarpithecus, Ganlea, Pondaungia de Birmanie, Sia- mopithecuset Krabia de Thaïlande), les éosimiidés (genres Phenacopithecus de Chine, Eosimias de Chine et de Birmanie, Bahinia de Birmanie) et les afrotarsiidés (genre Afrasia de Birmanie) dont l’appartenance aux anthropoïdes est néanmoins discutée (Seiffert, 2012). Les séries oligocènes infé- rieures du Pakistan ont aussi délivré des éosimiidés et des amphipithecidés, à l’affinité plus discutée (Marivaux et al., 2005a; Coster et al., 2013). Les anthropoïdes disparaissent ensuite du registre fossile asiatique, avant de réapparaître au Miocène suite à un épisode de dispersion en provenance d’Afrique (Harrison et Yumin, 1999).

Les anthropoïdes du registre fossile africain apparaissent pour la premier fois dans le Bartonien terminal de Lybie (chron 18n, vers 39 Ma ; Jaeger et al., 2010), puis sont ensuite retrouvés dans les séries bartoniennes terminales à priaboniennes d’Algérie (DeBonis et al., 1988) et d’Egypte (Seiffert et al., 2005). On les distingue communément en quatre grandes familles : les oligopithecidés (genres Catopithecus d’Egypte et Talahpithecus de Lybie), les parapithecidés (genres Biretia d’Algerie, de Lybie et d’Egypte, Arsinoea et Abuqatrania d’Egypte), les proteopithecidés (genres Proteopithecus et Serapiad’Egypte) et les afrotarsiidés (genre Afrotarsius d’Egypte et de Lybie). La présence d’afro- tarsiidés très similaires dans le Bartonien terminal de Lybie et de Birmanie suggère une expansion des anthropoïdes d’Asie vers l’Afrique peu avant le Bartonien terminal, probablement durant le MECO (Chaimanee et al., 2012).

Parmi les caractéristiques (autres qu’anatomiques) partagées par tous les anthropoïdes éocènes, on peut noter leur taille réduite comparée à celles des anthropoïdes modernes (Williams et al., 2010) : de 50 à 700 grammes pour les afrotarsiidés, les éosimiidés et les parapithecidés, jusqu’à 2 kilos pour les oligopithecidés et les proteopithecidés, et jusqu’à 7-8 kilos pour les amphipithecidés (qui font figure d’exception ; Kay et al., 2004). Les anthropoïdes éocènes sont considérés comme ayant un mode de vie diurne arboricole, relativement actif (Williams et al., 2010). Ils possèdent une alimentation variée, à base d’insectes pour les plus petits (afrotarsiidés, éosimiidés), de fruits pour les individus de taille intermédiaire, et d’éléments coriacés (noix, racines) pour les plus gros amphipithecidés ; on peut noter l’absence d’espèces folivores avant l’Eocène tardif, exceptées pour les plus petites d’entre elles (Kirk et Simons, 2001; Ramdarshan et al., 2010).

En Amérique du Nord, la cordillère connait une surrection substantielle, spécialement dans sa partie sud-ouest (Mix et al., 2011; Cather et al., 2012). L’Amérique du Sud, quant à elle, ne présente pas de changement géomorphologique significatif sur la période considérée, la surrection andine commençant à l’Oligocène, tout comme en Afrique, où le développement du rift Est-Africain est plus tardif (Sepulchre et al., 2006; Hoorn et al., 2010). L’Antarctique est isolé de l’Amérique du Sud par un mince corridor maritime qui préfigure le futur passage de Drake, qui s’ouvre définitivement à la fin de l’Eocène (Wood- burne et Case, 1996; Reguerro et al., 2002; Scher et Martin, 2006). L’Australie est elle aussi séparée par un corridor maritime à l’emplacement actuel de la mer de Tasman et de l’océan Antarctique, ouvert à l’Eocène tardif (Woodburne et Case, 1996; Scher et Martin, 2006).

3.2

Provinces biogéographiques

Avant le Doutbouse, l’Eocène inférieur est une période de grande diversification mammalienne et d’apparition de nombreux groupes de mammifères modernes (Bininda-Emonds et al., 2007; Woodburne et al., 2009). Cette diversification prend racine au PETM, avec un grand épisode de dispersion mondiale des faunes mammaliennes, favorisé par l’avancée de niches subtropicales jusqu’aux très hautes latitudes où le détroit de Béring et le Groenland connectent encore l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe (Bowen et al., 2002; Smith et al., 2006; Beard, 2008). Le PETM voit l’apparition des premiers périssodactyles, artiodactyles, primates et carnivores hyenodontidés du registre fossile nord-américain (Bowen et al., 2002). A la même période, un potentiel échange faunique entre l’Afrique et les autres continents, malgré la largeur de la Néo-Téthys, est aussi proposé (Tabuce et Marivaux, 2005; Gheerbrant et Rage, 2006). L’Optimum climatique de l’Eocène inférieur semble avoir ensuite favorisé la diversité de la flore tropicale et la multiplication des niches écologiques, résultant en une augmentation de la diversité mammalienne en l’absence de grand épisode de migration (Wing et al., 2005; Woodburne et al., 2009).

L’Eocène Doubthouse est une période aux échanges plus rares. On peut distinguer durant cette période sept grandes provinces biogéographiques :

• l’Asie présente une dynamique faunique importante pendant le Doubthouse (Jaeger et al., 1999; Tsubamoto et al., 2004), avec l’apparition de quelques groupes phares comme les suidés, les an- thracothères ou les anthropoïdes (cf. encart 3 ; Beard et al., 1994; Lihoreau et Ducrocq, 2007). La région et le point de départ de nombreuses dispersions mondiales (Woodburne et Swisher, 1995; Ta- buce et Marivaux, 2005). On distingue communément trois grandes sous-provinces géographiques asiatiques : la province indo-pakistanaise, la province sud-est asiatique et la province nord asia- tique (Tsubamoto et al., 2004). La province indo-pakistanaise (ou d’Asie du Sud) regroupe l’Inde, le Pakistan et les contreforts himalayens, et est connectée au continent eurasiatique depuis l’Eo- cène inférieur, suite à la collision indo-asiatique. Peu après le PETM, la faune de cette région a été colonisée par un grand nombre d’espèces d’affinité asiatique (Jaeger et al., 1989; Clyde et al., 2003; Marivaux et al., 2006; Rust et al., 2010; Clementz et al., 2011). En contrepartie, seule une faible partie du biota indien pré-collision semble s’être dispersé en Asie (dispersion "out of In-

dia", principalement florale, avec probablement la dispersion des dipterocarpacées ; Morley, 2000; Bossuyt et Milinkovitch, 2001; Dutta et al., 2011). La faune de mammifères de la province indo- pakistanaise semble néanmoins développer un certain endémisme pendant l’Eocène moyen et final (Gunnell et al., 2008). La province sud-est asiatique forme une seconde province biogéographique et regroupe la péninsule Indochinoise et la Chine du Sud ; documentée par quelques rares sites fossilifères, en Chine du Sud et en Thaïlande, la zone est marquée un endémisme significatif du aux reliefs hérités (Russel et Zhai, 1987; Ducrocq et al., 1995). Enfin, la province nord asiatique associe la Chine du Nord, la Mongolie et la Sibérie ; sa faune commence à se distinguer significativement de l’Asie du Sud-Est à partir de la fin de l’Eocène moyen (Tsubamoto et al., 2004). On peut noter que la Birmanie se situe à l’interface géographique entre les trois grandes sous-provinces biogéo- graphiques, et que sa faune fossile présente une forte composante des provinces sud-est asiatique et indo-pakistanaise (Tsubamoto et al., 2004; Métais et al., 2007).

• L’Afrique présente un très fort endémisme durant la période et semble isolée du reste du monde due à la présence de la Néo-Téthys (Gheerbrant et Rage, 2006). On compte néanmoins plusieurs échanges avec l’extérieur, avec l’apparition dans le registre fossile africain de taxa d’affinité asia- tique : artiodactyles anthracothères, primates anthropoïdes, rongeurs anomaluridés et hystrico- gnathes (Coster, 2010). On peut noter que ces dispersions sont unidirectionnels, toujours de l’Asie vers l’Afrique (si ce n’est pour les rongeurs anomaluridés, dont l’origine africaine ou asiatique est encore discutée ; Marivaux et al., 2005a). L’hypothèse de plusieurs épisodes ponctuels semble être la plus probable, avec une première dispersion à la fin Lutétien/début Bartonien, puis une seconde au Bartonien, contemporaine du MECO, et une dernière à la transition Eocène Oligocène (Tabuce et Marivaux, 2005; Chaimanee et al., 2012). Deux voies reliant les ensembles eurasiatique et afri- cain sont généralement proposées : la voie européenne, par la péninsule Ibérique ou la microplaque Apulienne, et la voie iranienne, plus tardive, permettant l’échange direct entre l’Asie et l’Afrique (Gheerbrant et Rage, 2006). Cette dernière voie semble la plus probable, compte tenu de la forte affinité asiatique de tous les taxa incriminés.

• L’Europe de l’Eocène moyen présente un fort endémisme (Franzen, 2003). La barrière formée par le détroit de Turgaï est significative, et les échanges entre l’Europe et l’Asie de l’Eocène inférieur se sont faits via l’Amérique du Nord (Beard, 2008). Deux épisodes de dispersion successifs touchent l’Europe, avec une chronologie et une origine mal définies : un premier épisode au Lutétien provoque le remplacement des faunes d’artiodactyles et de primates adapiformes, tandis qu’un second épisode, au Bartonien, renouvelle à nouveau la faune d’artiodactyles (Franzen, 2003). La faune européenne est ensuite bouleversée à la transition Eocène-Oligocène, aussi appelée "la Grande Coupure", avec une immigration massive de taxons asiatiques (Brunet, 1977).

• L’Amérique du Nord présente plusieurs dispersions successives tout au long de l’Eocène. Au cours de l’Eocène moyen à tardif, deux épisodes majeurs d’affinité asiatique se distinguent. Le premier, et le plus important, est daté entre 44-42 Ma (faune uintienne tardive ; Woodburne et Swisher, 1995)

et voit l’apparition de lagomorphes, de rhinocerotides amynodontidées, ainsi qu’une augmentation de la diversité des rongeurs, carnivores, périssodactyles et primates omomyiformes (Coster, 2010). Une deuxième épisode important, à environ 37 Ma (transition entre les faunes ducheniennes et chadronienne, Prothero, 1999), voit notamment un renouvellement de la faune d’anthracothères (Woodburne, 2004).

• L’Amérique du Sud est isolée du reste du monde pendant toute la période et présente un fort endémisme. Elle est notamment séparée de l’Amérique du Nord par la large mer des Caraïbes, et de l’Antarctique par le proto-passage de Drake, certes peu profond mais néanmoins large. La présence de rongeurs hystricognathes à 41 Ma dans les séries sédimentaires du Pérou implique nécessairement un épisode de migration à l’Eocène moyen (Antoine et al., 2011). La présence d’anthropoides dans l’Oligocène de Bolivie présentant une forte similarité avec la faune d’anthropoïdes africains de l’Eocène tardif suggère que les anthropoïdes émigrent en Amérique du Sud à peu près à la même époque que les rongeurs hystricognathes (Takai et al., 2000). Le chemin emprunté par ces deux familles est mal connu (via l’Antarctique ou l’Amérique du Sud, cf. Houle, 1999), mais ces deux dernières semblent être passées par l’Afrique (Takai et al., 2000; Antoine et al., 2011).

• Les faunes de l’Antarctique de l’Eocène moyen présentent une forte similarité avec les faunes de Patagonie, suite à deux phases antérieures de peuplement, au Paléocène et à l’Eocène inférieur ; aucun échange postérieur n’est documenté avec certitude (Woodburne et Case, 1996; Reguerro et al., 2002).

• L’Australie est totalement isolée et déconnectée des faunes antarctiques depuis le Paléocène infé- rieur (Woodburne et Case, 1996).