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Variation de la taille des estomacs d’outardes lâchées et temps

Partie II : Comparaison du régime alimentaire d’outardes houbara sauvages

3.2. Variation de la taille des estomacs

3.2.2. Variation de la taille des estomacs d’outardes lâchées et temps

L’analyse a mis en évidence une relation positive et significative (R=0,34 ; F=9,45 ; p<0,01) entre la taille des estomacs et le temps passé dans la nature. Cette augmentation de la taille de l’estomac était indépendante de l’âge des individus au lâcher et concernait notamment les premiers mois qui suivent le lâcher (Figure 18).

Moyenne taille femelle sauvage Moyenne taille mâle sauvage

0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 0 10 20 30 40 50 60 Ta ill e de s e st om ac s

Temps passé dans la nature (mois)

Femelle Mâle Log. (Femelle) Log. (Mâle)

Moyenne taille femelle sauvage Moyenne taille mâle sauvage

(n=23) (n=31)

(n=92) (n=57)

*

Figure 18. Variation de la taille des estomacs de 58 outardes houbara lâchées en fonction du temps passé dans la nature. En pointillés la moyenne des tailles d’estomacs d’individus sauvages mâles (37±9) ; et femelles (29±7). * (L x l/100) en mm2.

4. Discussion

L’analyse d’estomacs prélevés chez des outardes sauvages et d’autres provenant d’oiseaux lâchés a permis d’établir une étude comparative du régime alimentaire entre les deux catégories d’individus. En considérant plusieurs paramètres, cette étude n’a pas révélé de différences majeures entre le régime alimentaire des deux catégories d’outardes. Les proportions de chaque fraction, les principaux groupes consommés et la composition des assemblages de plantes et d’arthropodes étaient similaires quelque soit la catégorie d’outarde. Des différences ont cependant été observées au niveau de la diversité des aliments ingérés et de la taille des estomacs entre les deux catégories

d’oiseaux avec une augmentation de taille des estomacs de lâchés en fonction du temps passé dans la nature.

L’objectif premier de cette étude était de décrire le régime alimentaire (RA) d’outardes houbara issues d’un programme d’élevage en captivité (une fois lâchées dans leur environnement naturel) et de le comparer au RA d’outardes sauvages afin d’évaluer le succès du programme de restauration des populations d’outardes.

Les deux catégories d’outardes présentaient des RA similaires, que ce soit au niveau des proportions de chaque fraction (animale et végétale), des assemblages de taxons de plantes et d’animaux, ou encore au niveau des taxons les plus importants du point de vue occurrence et abondance relative. En effet, comme chez les outardes sauvages, le RA des oiseaux lâchés était dominé par les Curculionidae, Tenebrionidae et Formicidae pour les animaux ; les Asteraceae, Brassicaceae, Poaceae et Chenopodiaceae pour les végétaux (Partie I). La composition des assemblages de plantes et d’invertébrés consommés par les outardes lâchées ne différait pas selon le sexe mais variait selon la région d’origine des individus. Comme celui des individus sauvages, le RA des individus lâchés en période de non reproduction semble répondre aux fluctuations de la disponibilité en ressource alimentaire dans le temps et dans l’espace, conformément à un régime alimentaire de type opportuniste.

Ces résultats sont de première importance pour le programme de restauration des populations d’Outarde houbara nord africaine de l’ECWP. Ils mettent en évidence que des oiseaux produits artificiellement en captivité, et suivant la préparation au lâcher mise en œuvre par l’ECWP, sont capables de s’alimenter de façon équivalente à des oiseaux sauvages et de subvenir ainsi à leur besoins énergétiques journaliers. Ils sont ainsi théoriquement capables de terminer leur croissance (les oiseaux sont lâchés au stade juvénile), de survivre, de se disperser et de se reproduire. Des résultats récents ont en effet montré que la dispersion natale des outardes lâchées était en partie déterminée par leur condition physique (Loïc Hardouin, communication personnelle).

Ces résultats nous renseignent également sur le déterminisme du comportement alimentaire de l’Outarde houbara. Les oiseaux lâchés ont été élevés en protocole standard, en groupes de six en volière, ne bénéficiant d’aucun apprentissage ou de soin parental. Malgré cela, leur RA est apparu relativement diversifié (du moins en plantes) et opportuniste au même titre que celui des sauvages. Cependant, de légères différences

ont été observées au niveau des diversités spécifiques et de l’occurrence de certaines familles de plantes et d’invertébrés (Figure 13 et Figure 16). Le comportement alimentaire de l’outarde (omnivorie et opportunisme) est en partie inné et appris (préférence / rejet), notamment auprès de leur mère durant la phase d’émancipation (van Heezik & Seddon 1998). En plus du choix des aliments, l’apprentissage se fait également au niveau de la prospection alimentaire. Une étude récente a montré que les juvéniles lâchés dans la nature ont des distances d'exploration plus faibles que les juvéniles sauvages qui passent environ trois mois auprès de leur mère avant d’être autonomes (Loïc Hardouin, communication personnelle). Cette différence de prospections du milieu, liée à l’hétérogénéité spatiale des ressources, peut avoir un impact sur la diversité des plantes et proies consommées. Il est également possible que cet apprentissage continu tout au long de leur vie auprès de leurs congénères grâce à leur comportement grégaire. Dans le cas des oiseaux lâchés cette forme d’apprentissage pourrait faciliter leur adaptation et leur survie lorsqu’ils intègrent des groupes de sauvages.

Une autre forme d’apprentissage peut exister en captivité et avoir des conséquences néfastes sur les oiseaux une fois dans la nature. En condition captive, les individus ne peuvent pas recevoir une alimentation aussi variée que dans la nature. En outre, la nourriture, même dispersée dans la volière, reste facilement accessible dans un espace réduit où le couvert végétal est faible. Dans ces conditions, certains individus peuvent développer des comportements alimentaires adaptés à la vie captive : recherche de plantes et de proies n’existant pas dans la nature, préférences pour certaines formes ou couleurs, inaptitude à la chasse, etc.

Si de tels comportements existent, ils ne semblent pas avoir eu de répercussion sur le RA des oiseaux lâchés dans le cadre du programme de l’ECWP au Maroc et utilisés dans notre étude. Deux explications peuvent être avancées. Premièrement, les comportements acquis en captivité ne sont pas irréversibles et les individus de notre échantillon se sont adaptés à leur nouvel environnement. Deuxièmement, nos résultats ne concernent que ceux qui ont survécu à cette phase d’adaptation. Dans la première année qui suit un lâcher, plus de 50% d’outardes, en moyenne, survivent et la majorité des évènements de mortalité surviennent dans les 2 premiers mois (Rautureau et al. 2008). Certains individus meurent brutalement ou dans les premières semaines qui suivent le lâcher. Les causes de mortalité de ces individus sont multiples et difficiles à

cerner du fait qu’ils sont souvent retrouvés dans un état avancé de dégradation. Il est possible que certaines outardes meurent d’intoxication (plantes ou insectes toxiques), d’occlusion intestinale par ingestion de corps non digestibles (cas fréquent en captivité), de malnutrition (excès ou carence) ou tout simplement de faim (Corless & Sell 1999, Savory & Lariviere 2000, Klasing & Austic). Ces individus affaiblis seront vraisemblablement davantage soumis à la prédation ou aux maladies (Ullrey 1993, Snyder et al. 1996, van Heezik & Seddon 1998, Meretsky et al. 2000). Un autre élément fondamental pouvant déterminer la survie, est l’apport en eau. Les oiseaux destinés à être lâchés suivent un protocole dit « sans eau » (cf. Matériel et Méthodes). Néanmoins, ils reçoivent quotidiennement de la luzerne fraiche et des vers de farine leur apportant l’eau nécessaire à leur organisme. Si dans la nature un individu lâché présente des carences en eau par consommation de plantes et d’arthropodes à faible valeur hydrique, c’est tout son métabolisme qui se trouvera affecté pouvant conduire ainsi à sa mort (Nadeau 1951).

Les conditions de vie en captivité et l’alimentation reçue peuvent avoir des effets sur l’anatomie et la physiologie des oiseaux lâchés. Avant le lâcher, l’état physique des individus est évalué : poids, mesure de tarse, emplument (qualité des primaires). Mais, qu’en est-il de leur capacité digestive ? Quelles conséquences sur leur survie et leur dispersion une fois dans la nature ?

Les perdrix et les canards élevées en captivité perdent considérablement du poids lors de leur passage d’un régime d’élevage en captivité à un régime naturel (Liukkonen- Anttila et al. 1999, Champagnon et al. 2011). Ces pertes de poids sont souvent liées, malgré un régime adéquat dans la nature, à des difficultés pour les individus élevés en captivité à digérer efficacement des aliments naturels (Moore & Battley 2006). Ces troubles digestifs peuvent être liés à la taille des organes (estomac, intestins) qui s’avère souvent inférieure chez les oiseaux élevés en captivité, et ce, en raison de la faible diversité et de la faible teneur en fibres des aliments qui leur sont donnés (Putaala & Hissa 1995, Starck 1999b, Starck 1999a, Dekinga et al. 2001, Battley & Piersma 2005, Moore & Battley 2006). Par ailleurs, il est connu chez plusieurs espèces que l’appareil gastro-intestinal présente une flexibilité au changement de la qualité du régime (Liukkonen-Anttila et al. 1999, Battley & Piersma 2005, Moore & Battley 2006). Son adaptation aux aliments naturels peut prendre plusieurs semaines voire des mois.

Liukkonen-Anttila et al. (1999), par exemple, font référence à une période nécessaire d’adaptation de plus de six mois.

Dans le cas des outardes lâchées au Maroc, la taille des estomacs des individus issus de l’élevage était liée à leur temps passé dans la nature, et ce, indépendamment de leur âge au lâcher. Le système digestif des outardes lâchées subit des modifications anatomiques (taille) en conséquence de leur nouvelle alimentation. Cette adaptation semble progressive et différente selon le sexe puisque 8 et 10 mois au moins semblent respectivement nécessaires chez les femelles et les mâles pour que leurs estomacs atteignent une taille comparable à celle des sauvages (Figure 18). C’est aussi la raison pour laquelle les oiseaux lâchés utilisés dans cette étude ne présentaient pas de différence de taille d’estomacs à ceux des sauvages. En effet, une proportion importante de notre échantillon de lâchés est constituée d’individus ayant passé le temps nécessaire d’adaptation. C’est cette différence de temps passé dans la nature qui a fait que les outardes lâchées n’ont pas montré de dimorphisme sexuel comme on l’a remarqué chez les sauvages. Ceci s’explique par le fait que 82% des femelles lâchées de cet échantillon avaient passé 8 mois ou plus dans la nature et avaient ainsi eu assez de temps d’adaptation pour que leur estomac atteigne une taille comparable à celle des femelles sauvages. En revanche, seulement 29% (31 vérifier) des mâles avaient passé plus de 10 mois dans la nature.

Conclusion et perspectives

Notre étude apporte les premiers éléments concernant le régime alimentaire d’outardes houbara lâchées et leur adaptation au milieu naturel. Nous avons montré que ces dernières, après une période assez longue d’au moins 8 mois pour les femelles et 10 mois pour les mâles dans la nature, s’alimentent d’une manière semblable aux outardes sauvages. Ce processus d’adaptation semble facilité par un comportement alimentaire opportuniste inné et une probable phase d’apprentissage au contact de congénères sauvages. Néanmoins, le lien entre les évènements de mortalité survenant durant cette période et les possibles troubles alimentaires des outardes lâchées restent à explorer. Afin de répondre pleinement à cette question, nous suggérerons des prélèvements réguliers d’individus (euthanasie) tout au long du processus de préparation au lâcher jusqu’aux premiers mois passés dans la nature afin d’effectuer des analyses fines du régime alimentaire et de l’état physique et physiologique des individus. Les conditions

d’adaptation pouvant être différentes entre les individus selon la nature et la quantité des ressources disponibles dans le milieu au moment du lâcher, ces prélèvements d’oiseaux devraient se faire aux deux saisons de lâchers (automne-hiver et printemps) et sur les deux sexes.

Enfin, cette partie devait nous permettre de répondre à la question suivante : pouvons- nous utiliser des estomacs d’outardes lâchées, au lieu d’outardes sauvages, prélevées à différentes saisons afin d’étudier les variations du RA sur un cycle annuel? Nos résultats n’ont montré aucune différence entre les deux catégories d’outardes que ce soit au niveau de la proportion relative des masses sèches ou dans la composition des assemblages des taxons animal et végétal. Il est donc justifié d’utiliser des estomacs d’oiseaux lâchés dans la suite de nos études (Partie III).