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Partie I : Régime alimentaire de l’Outarde houbara nord-africaine,

4. Discussion

Notre étude présente les premiers résultats qualitatifs et quantitatifs du régime alimentaire de l’Outarde houbara nord-africaine en période de non-reproduction. L’analyse des contenus de 42 estomacs a permis de souligner la prédominance de la matière végétale en cette période. L’analyse taxonomique a montré de fortes variations dans la composition des contenus stomacaux entre les individus, les régions et les années. L’occurrence et l’abondance de certains groupes taxonomiques et leurs traits fonctionnels nous ont permis de tirer quelques données sur la stratégie alimentaire adoptée par l’Outarde.

En période de non-reproduction, la fraction végétale a été sensiblement plus élevée (66±25%) que la fraction animale comme cela a été observé chez l’Outarde houbara

asiatique grâce à des études également basées sur des contenus stomacaux (Mian 1986, Nadeem et al. 2004) et chez la grande outarde grâce à des analyses fécales (Lane et al. 1999).

La part de la fraction végétale est apparue très variable selon les individus (±25%) en fonction de la région et l’année de prélèvement. Alors que certains contenus stomacaux comprenaient essentiellement des éléments végétaux, d’autres en étaient totalement dénués.

Entre les groupes « région-année », la moyenne des proportions relatives variait considérablement, les végétaux représentaient 84% des masses sèches des contenus stomacaux de Missour 2006 alors qu’ils représentaient seulement 53% dans la même région en 2004. Les contraintes environnementales liées au climat aride engendrent de fortes variations de la disponibilité en ressources trophiques. En effet, l’hiver froid influence l'activité des arthropodes et offre généralement plus de plantes que d’arthropodes durant la saison de non-reproduction (Hingrat et al. 2007). Cependant, la disponibilité en ressources d’arthropodes peut varier entre années selon les changements climatiques (Hutto, 1990), et l'outarde qu’elle soit mâle ou femelle parait capable d'adapter son régime à ces variations locales.

Dans de telles conditions, on peut s’attendre à ce que la composition taxonomique du régime diffère entre les régions et les années, mais pas selon le sexe, puisque en période de non-reproduction, les mâles et les femelles d’une même zone s’alimentent en groupes mixtes (Hingrat & Saint Jalme 2005). L’analyse des assemblages de plantes, au niveau spécifique, et d’invertébrés, au niveau générique, a montré des différences de composition taxonomique et d’abondance entre les régions et entre les années, mais pas entre les sexes. Ces résultats confirment notre hypothèse et montrent qu’en période de non-reproduction, la composition du régime alimentaire de l’Outarde houbara nord- africaine semble refléter la disponibilité locale en plantes et animaux. D’après ces résultats le régime alimentaire de l’Outarde houbara en non-reproduction est de type opportuniste.

La stratégie opportuniste de l'outarde houbara est également illustrée par la distribution des différents taxons d’arthropodes dans les estomacs. En effet, la plupart des taxons identifiés avaient une distribution agrégative au sein de notre échantillon et les genres dominants variaient d’un groupe d’estomacs à un autre. A Missour par exemple, le

genre Porocleonus était le plus abondant dans la majorité des estomacs de 2004, alors qu’il était absent en 2006. Cette différence est probablement le résultat de l’effet conjugué des fluctuations spatio-temporelles de la disponibilité en arthropodes et du caractère opportuniste de l’outarde. La disponibilité en arthropodes est en relation avec les cycles d’activité des espèces qui dépendent principalement de trois facteurs : température, luminosité et humidité (Paulian 1988). Si l’Outarde houbara présente un régime diversifié en plantes, en revanche dans le cas des arthropodes elle peut se concentrer sur des proies ponctuellement très abondantes comme les insectes sociaux (fourmis) ou des espèces phytophages inféodées à certaines plantes (Curculionidae). Des habitudes similaires ont été observés chez la sous espèce des îles Canaries (Collins 1984), ainsi que chez l’espèce asiatique (Tigar & Osborne 2000). Par ailleurs, ces deux derniers auteurs ont montré que les Outardes houbara asiatiques présentaient un régime non sélectif (généraliste).

A ce stade de notre étude, en l’absence d’information précise sur la disponibilité alimentaire dans le milieu, il nous est impossible de caractériser le régime alimentaire en non reproduction de l’outarde nord africaine de spécialiste ou généraliste. Cependant, selon les définitions de Recher (1990) et de Sherry (1990) [« une espèce est généraliste quand elle emploie un large éventail de ressource »] et par analogie avec l’outarde asiatique, nos résultats semblent indiquer un régime plutôt généraliste.

Les études de la composition du RA de l’espèce des îles Canaries (Collins 1993) et de l’espèce asiatique (Fox 1988, Nadeem et al. 2004, Gubin 2008) ont montré la dominance des coléoptères et des fourmis. Néanmoins, la période exacte de la plupart de ces études n’a pas été précisée. Seul Gubin (2008) a précisé que les coléoptères (principalement les Tenebrionidae et les Curculionidae) représentaient le groupe d’invertébrés le plus important du régime alimentaire, soit 80% du volume total au mois d’octobre.

Dans notre étude, les groupes dominants étaient aussi les coléoptères et les fourmis, qui sont également dominants dans les milieux arides de l’Oriental marocain (Hingrat et al. 2007). L’effet de la disponibilité en proies dans le milieu sur la composition du régime est encore illustrée par l’absence de petits vertébrés (lézards, serpents, nichées d’alouettes) dans notre échantillon alors qu’ils ont souvent été observés dans d’autres études (Tigar & Osborne 2000, Tourenq et al. 2003, Gubin 2008). Leur absence dans

les estomacs prélevés en automne et en hiver est due au fait qu’à ces saisons les alouettes ne nichent pas et les reptiles sont peu actifs, souvent en dormance, enfouis, et donc inaccessibles à l’outarde.

L’occurrence et l’abondance de certaines espèces, en relation avec leurs traits fonctionnels, nous ont renseignés sur la stratégie alimentaire de l’Outarde houbara. Comme nous l’avons vu précédemment, les groupes d’arthropodes principalement consommés étaient les coléoptères (Curculionidae, Tenebrionidae, et Chrysomelidae) et les hyménoptères (Formicidae). La majorité des espèces composant ces groupes ont une activité diurne en période hivernale. Il faut néanmoins noter la présence occasionnelle de scorpions qui sont des espèces nocturnes. Cela suggère que si l’Outarde a un régime essentiellement diurne, elle peut également s’alimenter la nuit. Combreau et Launay (1996), en analysant le comportement de l’Outarde asiatique, ont montré que celle-ci peut avoir à la fois une activité alimentaire diurne et nocturne.

Les espèces d’arthropodes constituant le régime alimentaire de l’Outarde houbara présentaient une grande variété de formes et de couleurs. L’Outarde houbara ne semble pas être attirée uniquement par les insectes de grande taille et de couleur sombre, comme c’est noté dans la littérature (Tigar & Osborne 2000, Gubin 2008). En effet, parmi les genres identifiés dans les estomacs étudiés, certains sont homotypiques comme Sepidium et Porocleonus qui sont caractérisés par une couleur claire et une texture cuticulaire rappelant étroitement celle du milieu dans lequel ils vivent.

Concernant la végétation, l’Outarde peut consommer à la fois des plantes annuelles et vivaces. Les éléments végétaux identifiés étaient essentiellement des feuilles. La plupart des espèces abondamment consommées commencent à germer ou produire des nouvelles feuilles basales, essentiellement larges et tendres, en cette période de l’année (Scorzonera undulata, Launaea nudicaulis). Le choix de l’Outarde houbara pour ces jeunes pousses peut être dû à leur richesse en nutriments et en eau par rapport aux feuilles anciennes d’autres espèces. Gillet (1988) justifie le choix des jeunes pousses par leur richesse en acides nucléiques. D’autres organes riches en carbohydrates et protéines ont été fréquemment identifiés, comme les graines d’Hordeum vulgare et de Triticum

aestivum. La consommation importante de ces aliments riches pourrait s’expliquer par

le besoin des outardes d’avoir les réserves énergétiques nécessaires pour faire face aux rigueurs de l’hiver (températures négatives), ou pour certaines, en vue de la

reproduction à venir. Au niveau de l’apport hydrique, bien que l’Outarde ne boive pas, elle ne se focalise pas trop sur les plantes charnues et succulentes comme certaines espèces d’Aizoaceae et de Solanaceae. Ceci est probablement dû au fait que la période de non-reproduction (automne-hiver) correspond à la période la plus humide et la plus fraîche de l’année ou au fait que l’eau métabolique résultante de l’oxydation des acides gras pourrait représenter une grande partie de l’eau qui leur est nécessaire (Garrett & Grishan 1999).

Les types de feuilles consommées nous renseignent également sur le mode de prise alimentaire de l’Outarde. De nombreuses espèces de Poaceae (Schismus barbatus, Stipa

parviflora) et de Caryophylaceae (Herniaria) sont absentes dans le régime alimentaire

de l’Outarde houbara, en cette période de l’année, malgré leur large répartition dans la région d’étude. La plupart de ces espèces présentent des feuilles étroites ou petites qui rendent leur préhension difficile pour un oiseau de grande taille au bec allongé et légèrement courbe. L’Outarde houbara préfère les plantes à feuilles larges qui sont plus faciles à saisir, à arracher ou à découper.

Parmi les espèces végétales consommées, nous avons identifié des plantes cultivées (Medicago sativa, Hordeum vulgare et Triticum aestivum). La fréquentation des champs cultivés par l’Outarde houbara a été rapportée aux îles Canaries et en Iran (Medina 1999, Aghainajafi-Zadeh et al. 2010). Cependant, Hingrat et al. (2007) ont montré que les champs cultivés, malgré leur forte biomasse en arthropodes et leur important couvert végétal, étaient très peu fréquentés par les outardes dans la région de Missour, et ce, probablement en raison de la présence humaine aux alentours qui affecte la distribution de l’Outarde (Le Cuziat et al. 2005b, Hingrat et al. 2008).

Ce même comportement est observé durant notre étude dans la région de Missour où les outardes ne fréquentaient pas ces espaces cultivés qui sont en général à proximité des habitations. Toutefois, dans la région de Bouârfa, caractérisée par des espaces cultivés plus vastes et éloignés de toute présence humaine, nous avons relevé la présence d’items d’origine de plantes cultivés dans les contenus stomacaux. Ces résultats montrent bien que l’Outarde exploite réellement les champs cultivés dans cette région et soulignent le caractère farouche de l’Outarde en milieu naturel lui imposant de se maintenir à des distances éloignées de la présence humaine. Ces champs cultivés peuvent présenter en cas de pénurie alimentaire une source alternative de nourriture

pour l'outarde houbara (Medina 1999, Aghainajafi-Zadeh et al. 2010) soulignant ainsi le caractère opportuniste de l'espèce.

Conclusion et perspectives

Notre étude apporte une première description détaillée du spectre alimentaire de l’Outarde houbara nord-africaine en période de non-reproduction, soulignant la diversité des items consommés, la prévalence de la part végétale à cette période de l’année, mais aussi la grande variabilité interindividuelle des proportions relatives des fractions animale et végétale. Cette étude apporte également des éléments originaux permettant de mieux comprendre la stratégie alimentaire de l’espèce et souligne son caractère opportuniste.

Cependant, plusieurs questions émergent. La prévalence de la végétation dans le régime est-elle un choix ou seulement la conséquence de la faible disponibilité de ressources plus énergétiques, comme les insectes, à cette période de l’année ? A d’autres périodes de l’année où les besoins énergétiques sont différents (reproduction), l’Outarde présente-t-elle toujours un régime alimentaire de type opportuniste ? Quelle est la part de la fraction végétale ? Enfin, les mâles et les femelles, dont les activités et le métabolisme divergent radicalement en période de reproduction (parade versus ponte et élevage de jeunes) et dont l’utilisation des milieux diffère à cette période (Hingrat et al. 2006, Hingrat et al. 2008), ont-ils toujours un régime alimentaire similaire ? Pour répondre à ces questions, une analyse du régime alimentaire sur un cycle annuel, couplée à une comparaison avec la disponibilité en ressources alimentaires s’avère nécessaire.

Une telle analyse pose des problèmes méthodologiques. En effet, l’Outarde est une espèce vulnérable, et si des prélèvements sont autorisés au Maroc, ces derniers sont effectués lors de chasses gérées qui se déroulent en automne et en hiver, dans le cadre du programme de gestion des populations mis en œuvre par l’ECWP. De ce fait, il est difficile de prélever des échantillons d’outardes sauvages au printemps ou en été, c'est- à-dire durant la période de reproduction. Il est néanmoins possible de prélever des estomacs d’outardes lâchées, issues de l’élevage de Missour et acclimatées au milieu naturel. Une étude préliminaire est nécessaire afin de confirmer que de tels individus, une fois lâchés dans la nature, s’alimentent de manière semblable à des outardes sauvages.