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Chapitre III : Sélection des ressources trophiques

1. Régime alimentaire de l’Outarde houbara

1.2. Une stratégie opportuniste

1.2.1. Effets des fluctuations spatio-temporelles des ressources trophiques La sévérité des contraintes environnementales des milieux steppiques semi-arides influe fortement sur la disponibilité et la qualité des ressources trophiques végétales et animales. En réponse à ces fluctuations spatio-temporelles des ressources, les oiseaux adoptent généralement un RA de type opportuniste (Wiens & Rotenberry 1979). Il est en effet vital pour chaque individu d’optimiser le rapport coût-bénéfice associé à l’approvisionnement (recherche et ingestion des aliments). Pour que cet approvisionnement soit optimal (optimal foraging) (MacArthur & Pianka 1966), les décisions prises par un animal lors des activités de recherche et d’exploitation des ressources doivent lui permettre de récolter le plus de ressources possible, de meilleure qualité possible, avec un minimum de dépense énergétique. Cette économie d’énergie passe souvent par une diminution du temps et des déplacements associés au nourrissage. Dans le cas de l’Outarde houbara, les contraintes environnementales liées au climat aride engendrent de fortes variations de la disponibilité en ressources trophiques au

niveau qualitatif et quantitatif entre les années (cycles de sècheresse), les régions (inégalité de la répartition des pluies) et les habitats (hétérogénéité spatiale liée aux conditions édaphiques et microclimatiques). A ces différentes échelles de temps et d’espace, nous nous sommes attachés à mesurer comment l’Outarde houbara répond aux fluctuations des ressources et adapte son régime alimentaire. L’ensemble de nos résultats souligne le caractère opportuniste de la stratégie adoptée par l’espèce.

De façon générale (tous sites et périodes étudiés), les groupes d’arthropodes (Fourmicidae, Tenebrionidae et Curculionidae) et de plantes (Asteraceae, Brassicaceae, Poaceae et Chenopodiaceae) essentiellement consommés par l’Outarde font partie des groupes dominants dans les zones arides et steppiques (Rogers et al. 1988, Sanchez Pinero 2006), y compris dans les milieux arides de l’Oriental marocain (Hingrat et al. 2007).

Les analyses des assemblages d’arthropodes et de plantes identifiés dans le RA ont montré des différences de composition taxonomique et d’abondance entre les régions et les années (Partie I). Au sein d’une même région, la diversité et l’abondance de ces groupes consommés varient d’une saison à une autre selon leur disponibilité dans le milieu (Partie III). Par exemple, les coléoptères étaient plus diversifiés en automne- hiver (9 familles) et au printemps (10 familles) qu’en été (3 familles). En terme d’abondance (Partie III-II, Tableau 17), les coléoptères atteignaient leur maximum au printemps (Ar =79,5±18,5%) et leur minimum en été (Ar= 4,5±5,8%). L’inverse a été observé chez les hyménoptères avec un maximum en été (95,5±5,8) et un minimum au printemps (13,1±15,4). Une autre forme d’adaptation du régime à la disponibilité en ressources a été observée au niveau de la consommation des différents organes végétaux. En effet, en période hivernale et printanière, les éléments végétaux identifiés dans les estomacs étaient majoritairement des feuilles larges et tendres, prélevées par les outardes sur des espèces qui commencent à germer ou à produire de nouvelles feuilles basales à cette période, comme par exemple Scorzonera undulata et Launaea

nudicaulis. En revanche, en été, la fraction végétale était dominée par les graines de Triticum aestivum (Partie III-II, Tableau 15).

Cette correspondance entre le RA et la disponibilité en ressources a également été illustrée lors des comparaisons des proportions des deux fractions animale et végétale présentes dans les estomacs. La proportion moyenne de matériel végétal consommé a

diminué d’environ 25% entre l’automne-hiver et le printemps ; cette diminution a atteint les 30% en été. Préalablement à notre étude, des travaux réalisés sur la Grande Outarde (Otis tarda) et l’Outarde canepetière (Tetrax tetrax) ont également mis en évidence les mêmes cas de figure (Lane et al. 1999, Jiguet 2002). Des études sur l’Outarde houbara asiatique ont montré qu’en période hivernale la fraction végétale était sensiblement plus élevée que celle animale (Mian 1986, Nadeem et al. 2004). Cependant, selon d’autres auteurs, le matériel végétal constituait une part importante du régime alimentaire au printemps (Heim de Balsac & Heim de Balsac 1954, Gaucher 1991) (Gubin 2008). et pendant la saison sèches (Collins 1984, McCormick 1999).

Ces différences sont probablement liées à la phénologie végétale et animale, déterminant à tout moment la disponibilité et la qualité alimentaire d’une ressource et qui peut changer sévèrement selon les conditions climatiques. Dans notre cas, l’occurrence des arthropodes et leur part relative dans le régime semble suivre leur phénologie sur un cycle annuel (Partie III-I, Figure 30). Ils sont peu abondants en hiver et de ce fait peu représentés dans le régime à cette période.

A une échelle plus fine, nous avons également montré que le RA était lié aux cycles biologiques des différents taxons, c'est-à-dire à leur abondance dans le milieu. Si les fourmis (Messor) sont présentes durant toute l’année, certains taxons ne sont présents que momentanément à certaines saisons. Par exemple, Porocleonus (Curculionidae), qui apparait en automne-hiver, est abondant dans les estomacs à cette même période. De même, les Alleculinae (Tenebrionidae) émergent au printemps et sont abondamment consommés à cette période. L’abondance des taxons peut varier d’une année à une autre ; ils peuvent être absents ou peu abondants dans le milieu et n’apparaitront pas ou peu dans le régime de l’Outarde. Par exemple à Missour en période hivernale, le genre

Porocleonus était le plus abondant dans la majorité des estomacs de 2004, alors qu’il

était absent à la même période en 2006.

L’activité journalière des arthropodes est régie par les conditions macro et microclimatiques du milieu dans lequel ils vivent (Paulian 1988), et ce, surtout pour les espèces épigées (volantes et/ou vagiles). Ainsi certains coléoptères ne sont actifs qu’à certaines heures de la journée (Constantinov & Cloudsley -Thompson 1980, Paulian 1988, Alpatov et al. 1999, Zotov & Alpatov 2004). L’Outarde se focalise sur les insectes vagiles. Elle ne creuse pas ni ne soulève les pierres comme pourrait le faire un

Gallinacé ou un Limicole. De ce fait les proies constituant son régime sont le plus souvent celles présentes et actives (en surface) aux heures privilégiées pour son alimentation. Bien entendu, les heures allouées à l’alimentation sont contraintes par les autres activités « vitales » de l’espèce (reproduction, repos, toilettage) ainsi que par les pressions environnementales (risque de prédation, thermorégulation et déshydrations, nuit). Nos résultats ne permettent pas d’explorer l’influence de ces facteurs sur l’alimentation. Nous avons néanmoins observé que malgré la présence de taxons nocturnes (scorpions, certaines fourmis) dans le régime, la majeure partie des arthropodes consommés est diurne.

1.2.2. Relation entre régime alimentaire, disponibilité en ressources et cycle biologique de l’Outarde

La fitness d’un individu repose sur deux composantes : survie et reproduction. Il est souvent difficile de distinguer la part respective de ces deux composantes au sein de la stratégie alimentaire d’une espèce donnée. En étudiant le RA des individus matures et immatures, nous avons montré comment l’Outarde houbara optimise sa survie à travers une stratégie opportuniste lui permettant de s’adapter rapidement aux changements de la disponibilité en ressources alimentaires. Néanmoins, il faut noter que les modifications du régime alimentaire chez les oiseaux ne sont pas uniquement dues aux fluctuations des ressources disponibles dans les milieux. Par exemple, le passage d’un régime essentiellement végétal à une alimentation essentiellement animale, évoqué plus haut, peut être la conséquence de différents besoins énergétiques liés à la réalisation d’activités particulières nécessitant un régime plus riche en protéines : reproduction, migration (Holcombre et al. 1976, McWilliams & Karasov 2001). Chez certains oiseaux les arthropodes représentent la seule ressource disponible qui apporte à la femelle les quantités nécessaires de protéines pour le succès de la reproduction (Holcombre et al. 1976, Combreau 1992). Certaines espèces modifient également leur régime lors de la mue (Thompson & Drobney 1997). Cependant, dans notre cas, les variations observées n’étaient pas liées aux différences de besoins énergétiques au cours du cycle reproducteur car les estomacs utilisés appartenaient à priori à des individus qui n’avaient pas encore atteint l’âge de reproduction.

A l’inverse, les fluctuations des ressources peuvent être un facteur déclencheur de la reproduction. En effet, la phénologie reproductive d’une grande variété d’oiseaux

dépend de la disponibilité en nourriture (Perrins 1970, Drent & Daan 1980). Selon Carey (1996), l’abondance des ressources alimentaires peut constituer un signal déterminant le meilleur moment pour élever des jeunes dans des conditions favorables. Chez le Geai buissonnier (Aphelocoma coerulescens), la disponibilité en nourriture joue un rôle-clé dans l’entrée en ponte des femelles (Reynolds et al. 2003). De même, les pigeons frugivores de Floride (Columba leucocephala) modifient leur date de reproduction en réponse aux variations de la phénologie et de la production des fruits qu’ils consomment (Bancroft et al. 2000). . Chez quelques espèces d’oiseaux sahariens dans l’extrême Sud du Maroc, l’abondance ponctuelle des ressources peut entrainer une nidification automnale (exceptionnelle au Maroc) (Qninba et al. 2011). Dans le même sens Hingrat (2005) a observé que le pic d’abondance en arthropodes coïncide avec le pic d’éclosion chez l’Outarde houbara.

L’absence de contenus stomacaux d’outardes houbara reproductrices sur l’année étudiée ne nous a pas permis d’étudier de façon directe les relations entre le RA, la disponibilité en ressources et la reproduction . La variation des proportions des deux fractions animale et végétale observée entre les saisons de reproduction (printemps) et de non reproduction (automne-hiver) laisse penser que l’abondance des ressources alimentaires pourrait jouer un rôle important dans le cycle reproducteur et que l’importance de la fraction animale dans le milieu pourrait être un des facteurs responsables du déclenchement de la reproduction chez l’Outarde houbara, voire de l’investissement des femelles (taille des pontes, pontes de remplacement). En effet, les suivis pluriannuels de l’ECWP ont montré des variations importantes entre les années de ces paramètres de reproduction. Nous savons par exemple que dans l’Oriental marocain, les pontes peuvent s’étaler de février à juillet pour certaines années, alors que pour d’autres elles n’ont lieu que de mars à juin. En 2004, deux femelles ont pu élever jusqu'à l’envol deux couvées successives (ECWP, communication personnelle) suite à une invasion de criquets migrateurs dans la région de Bouârfa.

Il est difficile de vérifier cette hypothèse en se basant uniquement sur des contenus stomacaux en raison du caractère invasif de la méthode (prélèvement d’individus en reproduction). La collaboration des chasseurs et les suivis individuels (radio-pistage) de l’équipe écologie nous ont néanmoins procuré un échantillon d’organes (estomacs) issus d’individus sauvages (potentiellement en âge de reproduction) récoltés sur plusieurs années et à différentes régions. Grâce à cet échantillon nous avons pu effectuer des

mesures de taille et explorer de façon indirecte les changements du RA entre la période de non reproduction et de reproduction.

D’après la littérature les changements du RA peuvent avoir des effets sur la taille des organes digestifs (Piersma & Lindström 1997, Piersma & Drent 2003). Chez les passereaux par exemple, l’augmentation de la proportion des végétaux dans l'alimentation entraine une augmentation de la masse du gésier (Spitzer 1972, Ankney & Scott 1988). Dans notre étude, la variation saisonnière des proportions animale et végétale dans le régime alimentaire de l’Outarde houbara s’est répercutée sur l’anatomie des estomacs d’outardes sauvages. En effet, la comparaison entre saisons des tailles des estomacs d’individus sauvages adultes a montré que ceux prélevés en période de reproduction avaient des estomacs plus petits. Cette diminution de taille est liée à la diminution de la part végétale ingérée et au passage à un RA plus protéiné (arthropodes), conformément à ce que nous avons observé sur notre échantillon d’oiseaux lâchés. Cependant, ces résultats ne nous permettent pas de distinguer les effets liés à la variation de la disponibilité en ressources de ceux liés strictement aux besoins lors de la reproduction. Afin de vérifier si au printemps, dans une même zone géographique, le régime varie entre des individus reproducteurs et non reproducteurs, il faudrait réaliser une analyse fine de fèces récoltées sur les deux catégories d’individus (via le radiopistage, suivis des parades et des nids). Si les fèces n’offrent pas une image fidèle (cf Méthodologie, Partie I) du spectre alimentaire de l’espèce, elles offrent en revanche la possibilité de comparer les parts relatives de matière végétale et animale entre individus de sexe, âge ou statut différents (reproducteur et non reproducteur), et ce avec une approche moins invasive.